Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

Le rideauseLèvetoujoursàL’heure
àBroadway,sauf le 14 septembredernier,quand
le John Golden Theater de la 45eRueOuest a
attendu l’arrivéedeRihannapour commencer sa
représentation de la pièceSlave Playavec quinze
minutes deretard.Non seulementlachanteuse la
plus riche au monde était«fashionablylate»,
comme les Américains disentdeceux qui sacri-
fientlaponctualitéàune entréeremarquée, mais
elleaenvoyétroistextos en plein spectacle.Mais
pasàn’importe qui,àl’auteur de la piècelui-
même,JeremyO. Harris.Le lendemain,ce dernier,
pour qui l’expression unpeuusée d’enfantterrible
aurait pu êtreinventée, exultait surInstagram,
informantses 40 000 abonnés qu’ilavait répondu
aux SMS de son«idole »dutacautac.Polémique.
Commentpouvait-il encourager l’usage des écrans
au théâtre,cetteépidémie qui incitenotamment
l’humoristedestand-upDave Chappelleàenfer-
mer lestéléphonesportables de son public dans
despoches scellées ?«Iln’y apas de bonne ou de
mauvaisefaçon de voirunepiècedethéâtre»,a
twitté le badboy.Quantaulever de rideau
retardé:«Lasainte patronne de ma pièceest litté-
ralementune pop star,une icône de la mode et une
demi-déesse nommée Rihanna. Ses mots sontpar-
tout danscetteœuvre.Elle en est le neuvième per-
sonnage.Quand Dionysos arrive,tu l’attends.»
Comme Rihanna,JeremyO. Harris est«fashio-
nablylate»–vingtminutes–ànotrerendez-
vous dans un cafébruyant duLowerEast Side de
Manhattan, son quartier.«Vous devriez pouvoir
le repérer assezfacilement, il mesure1,95m»,
avait écrit son assistant, ou son agent, ou sa
publiciste, dans l’une deceschaînes decourriels,
avec desmyriades d’interlocuteurs, que nécessite
l’interviewd’unpersonnage dans levent.Cette
staturedebasketteurn’estpasson seul signepar-
ticulier:arborantuncomplet sans manches en
velourscôtelé et un sac debourgeoiseàchaînette
dorée, l’auteur dramatique arrive couronné de
quatrelongues tressesretenuespardes élas-
tiquesàboules transparentes. Enbâillantder-
rièreune main gracieuse –«décalage horaire»,il
estrentrélaveille des semaines de la mode de
Paris et deMilan –, ilrevientavecplaisir sur le
«Rihannagate »:«Les gens oublientqu’on ne s’est
pastoujourssagementcomportéauthéâtre.Le
public deMolièreavaitcoutume de se lever,d’in-
vectiver les acteurs, voired’en veniraux mains.
LesspectateursduthéâtredeDionysosn’étaient
pas des bonnets denuit, que je sache.Lethéâtre
était unefête.Si[le cas]Rihannarévèle qu’onale
droit d’êtrecomme Rihanna au théâtre,cela peut
catalyser lechangementque je jugenécessaire.
Parceque, franchement, le théâtreest devenu
assommant. »
Nuln’est mieux placépour secouer l’institution
quececharismatique afro-américain gayde
30 ans dontdeux pièces ontdéjà étéproduites
Off-Broadway alorsqu’il était encoreétudiantà
l’école d’artdramatique deYale. La plus récente,
Slave Play,uneexploration dérangeante des
empreinteslaisséesparl’esclavage dans les psy-
chés contemporaines,aété si remarquée qu’elle
débute maintenantunengagementdequatre


mois dans l’un des 41 théâtresnew-yorkais de
plus de 500 places,ce milieu appeléBroadway
dontles productions sontéligibles auxTony
Awards.JeremyO. Harrisveut saisir l’occasion
pour«réglerleproblème du public»,comme il
dit.«Lespectateur d’art dramatiqueàBroadway
estavanttoutfortuné, le prix est la premièrebar-
rièreàl’entrée. Il est aussi blanc etâgé. La dernière
génération qu’onasuintéresser au théâtreest
celle des baby-boomeurs, dans les années 1960 et
1970, quand de brillants auteursetune program-
mation audacieuseattiraientlajeunesseau
théâtre.Lesgénérations suivantesn’ontpas eu
cettechance. »Broadwaydoitredevenircool,
prêchecefandemodeetdepop culturequi
absorbeles mythologies de l’époque comme«un
aspirateur ».
Il arriveaubonmoment:Broadway, passage
obligé des Américains envacancesàNewYork,
lieu où le divertissementleplus mainstreamest
né, s’ouvreaujourd’huiàdes thématiques plus
inclusives. Ainsi du succès, l’année dernière, de
TheBoysintheBand,piècegaylongtemps
condamnéeàl’Off-Broadway, quiaété jouée au
BoothTheater,avecuncasting entièrement
«out »,quand nombred’acteurs ontvécu des
décennies dans le placard.
JeremyO. Harris mentionne leParis du début
duxxesiècle, quandtous leschamps de la créa-
tion–lethéâtre,les lettres, les arts visuels –
bouillonnaientdans un même creuset.Les
effortsd’ouverture de l’artcontemporain l’inspi-
rent aussi :«Les muséesn’hésitentpas àprogram-
mer des performances deschanteuses St.Vincent
ouBeyoncépour inviter un nouveau public et lui
dire:“Hé, nouveau public, profitedonc deta pré-
sencepour jeter un œilàcette superexpo deNan
Goldin.”Jepense qu’on doit les imiter.»

Dans


l’écriture,JeremyO. Harris s’y
emploieen subvertissantles
canons du genredramatique.
ÀYale, l’étudiantétait connupour transformer
deschansonspopenmonologues.Danssa pièce
Daddy,construitecomme un mélodrame français
duxixesiècle, c’est«uncorpsnoir et queer»qui
tientlerôle de l’ingénue–comme les nombreux
émules américains de la théorie critique, le dra-
maturgeatendance àappelertoutepersonne
noireun«corps noir »,uneformule visantàsou-
ligner son«objectification ».En phase de produc-
tion, l’auteur imagine mille stratagèmespour
attirer dans l’orchestreunpublic jeune et multi-
racial.Harrisapersuadé les producteursdeSlave
Playde proposer unepartie des placesà39dol-
lars, prix bien en deçà deceux des théâtresvoi-
sins. Ilademandé que les citations dithyram-
biques placardées sur le théâtre(« furieusement
distrayant»,«la piècelaplus provocatricedela
saison »)soientempruntées non aux«sempiter-
nels critiques blancs duNewYorkTimes»mais à
des journalistes issus des minorités. Ilaincitéses
amis riches etcélèbresàdistribuerdes places
gratuitesàleursfans sur lesréseaux sociaux.«J’ai
lancélatendanceendisantparfoisàmes abon-
nés:“Hé,jepeux emmener deux personnes voir la

piècecesoir,tweetez-moi quelquechose de drôle
et onyva.”»Mi-septembre, des marquesavec
lesquelles ilacollaboréont subventionné une
représentation de la pièceréservéeà804 artistes,
écrivains, militants, et étudiants noirs. Il appelle
cela«des réparations ».
JeremyO. Harrisagrandi enVirginie, dansce Sud
américain où la visitedes anciennes plantations
de cotonest une figureimposée de la vie scolaire.
«Cen’était pas aussi incarné et horrifiantqueça
aurait dû l’être,regrette-t-il,mais l’esclavage était
néanmoins très présentdans mon imagination.
C’est le seulmythe que nousayons enVirginie, or
lesmythesm’obsédaient. »Il passeson enfanceà
liredans les jupes de sa jeune mère, unecoiffeuse
qui l’élève seule etn’aimepasqu’il se salisse dans
la rue.D’abordHarryPotter(J. K.Rowling est une
autreidole), puis desromans de science-fiction,
et enfin du théâtre àpartir de 11 ans :«Shakespeare,
Beckett, Genet, l’avant-garde. »ÀlaCarlisle
School,lebonlycéeprivé où il est scolarisé au
prix de gros sacrifices financiers, il s’imbibe
jusqu’à plus soif de la«cultureblanche »,lisant
toutes les pièces qu’il trouve àlabibliothèque.
C’esttoujourslui le mieux habillé.«Les fripes
étaientàlafois un moyen d’exprimer l’importance
de ma différenceetdem’armercontreles attaques.
J’ai inventé un style quim’amis en valeur et pro-
tégé.»Le week-end, l’adolescentjoue lesrécep-
tionnistes dans le salon decoiffuredesamèreà
Martinsville.«Elle aurait voulu que j’apprenne le
métier,mais j’avais trop peur qu’ondevine que
j’étaisgay. »Il necoiffe pasles clientesmais les
écoute, s’imprègne de leurshistoires, leursrêves,
leursambitions, leursobsessions. C’est là qu’il
saisit«lerythme particulier du parler desfemmes
noires.Je pensetoujoursàlafaçondontmes per-
sonnagesparlententermes derythme ».
À19ans,JeremyO. Harrisfait soncoming out et
ratesapremièreannée d’études supérieures à
l’université DePaul,àChicago.Complexé parson
échec, il seréinventeàLos Angeles :«Jedisais
auxgens que j’avais un diplôme d’art dramatique
etque j’écrivais une pièce. J’ai ditça pendantdes
années sans écrirelamoindrepièce, ettout le
monde attendait ma pièce. Une partie de moi
savait sans douteque j’en étaiscapable, mais il a
fallu que j’en parle beaucoupavantdepouvoir le
faire. »Enattendant, il gagne sa vie dans des
boutiques de luxeetpasse ses nuits dans des
boîtes branchées. Chic, drôle, brillant,parlantà
200 àl’heure, il seretrouve aucœur de la scène
artistique de L.A. Il fréquente la musicienne
Isabella Summers,clavier du groupeFlorence
and theMachine, et les jeunes plasticiens qui
font de la Citédes anges une placeémergente de
l’artcontemporain.«Jemesentais très déprimé
par ma situation dans la viecarmes amis étaient
tous plustalentueux les uns que les autres dans
leursdomaines, jusqu’au jour où j’ai luJust Kids,
lesmémoires dePattiSmith. Unerévélation. Elle
était dans la même position au début de sacar-
rière:entourée d’artistes mais secherchantelle-
même entant qu’artiste. »L’ histoires’accélère
quand il se met enfinàl’écriture. En 2016,Harris
estreçuàlaMacDowell Colony, dans le

100


Legoüt
Free download pdf