Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1
0123
SAMEDI 5 OCTOBRE 2019 économie & entreprise| 19

Le « Moulin »,


machine à succès


bleu, blanc, rouge


Contrairement à ses concurrents parisiens,


le cabaret est resté intégralement familial depuis le milieu


des années 1950. La direction de l’établissement


a entamé une vaste politique de diversification


L


e French cancan, cela
ne s’apprend pas en
danse classique, c’est
très acrobatique », as­
sure Mégane, une des
plus jeunes danseu­
ses de la troupe du Moulin­Rouge.
Longues jambes campées dans
des bottines, les « girls » de la
troupe s’y adonnent tous les soirs
à un rythme endiablé, sous un
flot de froufrous tricolores. Ce nu­
méro reste la marque de fabrique
de ce cabaret mythique proche de
la place Blanche, à Paris, immor­
talisé dans le film de Jean Renoir
French cancan (1955). Le Moulin­
Rouge a vu le jour le 6 octo­
bre 1889, la même année que la
tour Eiffel, et fêtera donc ses
130 ans dimanche, avec un faste
exceptionnel.
Dans l’imagerie populaire, le
Moulin­Rouge, cabaret fondé par
deux hommes d’affaires avisés,
Joseph Oller et Charles Zidler,
évoque les danseuses la Goulue,
Jane Avril ou Nini Pattes­en­l’air,
qui ont fasciné Toulouse­Lautrec.
Il s’agit alors d’amuser les foules
avec des attractions inspirées du
cirque, des concerts­bals ou des
défilés qui font parfois scandale.
Plus tard, Mistinguett y a chanté
Il m’a vue nue... Avant que Luis
Mariano, Edith Piaf ou Charles
Trenet ne montent sur scène.
Le « Moulin », véritable insti­
tution, est resté intégralement
familial depuis le milieu des an­
nées 1950. Contrairement à ses
concurrents parisiens directs,
comme le Lido (filiale de Sodexo),
le Crazy Horse, aux mains de
l’homme d’affaires belge Phi­
lippe Lhomme, ou le Paradis la­
tin, repris par le président du
fonds d’investissement BPC, Wal­
ter Butler. Repris par le Divan du
monde, le cabaret travesti Ma­
dame Arthur a rajeuni son pu­
blic, tandis que les Folies­Bergère,
dans le giron du groupe Lagar­
dère, sont devenues une simple
salle de spectacle. Sans plumes ni
danseuses.
Le Moulin a été racheté en 1955
par l’arrière­grand­père de Jean­
Victor Clérico, l’actuel directeur
général, qui travaille toujours
avec son père et sa sœur. « On ne
veut pas ouvrir le capital, quitte à
se développer moins vite », dit­il.
Ce business reste très particulier.
« Les coûts fixes sont extrêmement
élevés », explique­t­il. Qu’on en
juge : la revue Féerie, à l’affiche de­
puis le 23 décembre 1999 et
conçue par Doris Haug et Ruggero
Angeletti, a coûté 8 millions
d’euros et, chaque année, entre
4 millions et 5 millions d’euros
d’investissement sont nécessai­
res pour financer notamment des
centaines de costumes et de pai­
res de chaussures sur mesure.

450 SALARIÉS
Le show intemporel, kitsch et
hors mode, trouve son public. « La
salle de 900 places est remplie à
97 % », assure Jean­Victor Clérico.
Et ce même si le spectacle va fêter
fin décembre ses 20 ans. Au fil du
temps, des aménagements y sont

apportés, les costumes sont rem­
placés, mais Féerie attire toujours.
Une longévité qui s’apparente à
celle des comédies musicales à
succès que sont par exemple Les
Misérables, Le Fantôme de l’Opéra,
Le Roi lion ou West Side Story.
La machinerie Moulin­Rouge, ce
sont près de 450 salariés, dont une
centaine d’artistes, qui ont pour
particularité d’être embauchés en
contrats à durée indéterminée et
non pas comme intermittents du
spectacle. Les soixante « Doriss
Girls » et les « Doriss Dancers »
sont recrutés aux quatre coins du
monde : actuellement 14 nationa­
lités cohabitent. La direction artis­
tique vient tout juste de revenir
d’auditions au Canada et en orga­
nise, en octobre, à Londres et à Pa­
ris. Jean­Victor Clérico précise :
« Ce sont des profils très demandés,
difficiles à ferrer », tout comme les
artistes exceptionnels du show,
comme le jongleur, la contorsion­
niste ou les patineurs.

Descendre l’escalier nécessite,
selon l’annonce du site, « une for­
mation en danse classique et jazz,
une excellente présentation sur
scène, un physique harmonieux,
une silhouette gracile pour les
danseuses et une plastique fine­
ment musclée pour les danseurs ».
Et une taille au minimum de
1,75 mètre pour ces dames et
1,85 mètre pour ces messieurs.
Quid des conditions de travail
au sein de cette adresse­culte du
tourisme dans la capitale? Ma­
thilde, danseuse de 31 ans, fait
valser les chiffres. « On com­
mence à 3 000 euros net par mois,
avec un treizième mois. » Deux
fois plus pour les trois meneuses
ou meneurs de revue. Des condi­
tions qu’elle estime être dans le
haut de la fourchette pour la pro­
fession. Physiquement, pas de
droit à l’erreur. Le rythme est
particulièrement soutenu, à rai­
son de deux spectacles quoti­
diens d’une heure et quarante­

cinq minutes, six jours par se­
maine. Sans compter les répéti­
tions et les entraînements.
Mathilde, également licenciée en
marketing, envisage déjà une re­
conversion dans les cinq ans à ve­
nir. Comme pour les sportifs de
haut niveau, les carrières sont
courtes. Après 35 ans, les dan­
seurs quittent la scène. « Ce sera le
plus dur », dit­elle.
Afin de conserver sa réputation
plus que centenaire de spectacle
« si français », le Moulin­Rouge a
racheté le bottier Clairvoy
en 2007, qui réalise sur mesure
les chaussures de ses danseurs,
puis la maison Février, en 2009,
l’un des rares plumassiers qui
travaillent encore les plumes
d’autruche, de faisan, de mara­
bout ou de coq. Trois ateliers de
couture s’affairent aussi soir
et matin à remplacer les perles
oxydées, recoller des strass
sur les strings ou recoudre les
doublures déchirées.

Sur le modèle de l’industrie du
tourisme, la bonne santé écono­
mique des cabarets et music­halls
reste tributaire de facteurs
aussi peu contrôlables que la mé­
téo, les mouvements sociaux ou
les risques terroristes. Selon
Daniel Stevens, délégué général
du Syndicat professionnel des
cabarets, music­halls et lieux de
création, le Camulc, le secteur a
évidemment été affecté, fin 2018
et début 2019, par le mouvement
des « gilets jaunes ».

UN DÉPÔT DE BILAN EN 1997
Cette année, la fréquentation du
Moulin­Rouge a pâti de la cani­
cule, avec une baisse de 5 %. « La
maison avait souffert des grandes
grèves de 1995, ainsi que de la re­
prise des essais nucléaires en Poly­
nésie », juste avant les commémo­
rations du cinquantenaire des
bombardements d’Hiroshima et
de Nagasaki, rappelle Jean­Victor
Clérico. « Cela a fait fuir notre

clientèle japonaise », alors très lar­
gement majoritaire, et acculé le
Moulin­Rouge au dépôt de bilan
en 1997. Un plan de continuation
avait été mis en place, et les créan­
ciers ont été remboursés avant les
échéances prévues.
Cet épisode fâcheux affecte
encore aujourd’hui – de manière
assez inattendue – l’assortiment
des champagnes servis tous les
soirs dans la grande salle au
décor Belle Epoque. Sur les
240 000 bouteilles annuelles – le
cabaret reste le principal consom­
mateur privé mondial (hors
grande distribution) –, aucune
n’est achetée à LVMH. « On ne
trouvera jamais ici une seule bou­
teille de Moët ou d’une autre filiale
de LVMH. Mon grand­père était
fou de rage, LVMH était le seul
créancier à ne pas nous avoir sui­
vis dans le plan de continuation »,
explique le directeur général.
Seuls les champagnes Laurent­
Perrier, Duval­Leroy, Delamotte et
Chaudron remplissent doréna­
vant les coupes des clients.
Autre leçon : le Moulin s’attache
désormais à diversifier sa clien­
tèle, composée « à 50 % de Fran­
çais – en majorité provinciaux – et
à 50 % d’étrangers, dont le top 4
ne varie guère : d’abord les Améri­
cains, puis les Britanniques,
les Australiens et les Chinois »,
égrène le directeur.
Aujourd’hui, l’entreprise a re­
pris des couleurs : le chiffre d’af­
faires devrait atteindre 62 mil­
lions d’euros en 2019, dont
59 millions uniquement pour la
salle de spectacle, et vise un
bénéfice net entre 4 millions et
5 millions d’euros.
Le Moulin­Rouge a entamé une
politique de diversification, en ra­
chetant sa marque dès 2005. Le ca­
baret a autorisé – moyennant ré­
tribution – l’utilisation de son
nom par le parc à thèmes alle­
mand Europa­Park. L’entreprise
est aussi devenue propriétaire de
ses murs et a repris La Nouvelle
Eve, une salle de spectacle pari­
sienne de 280 places, qui compte
sa propre troupe. Pour toucher
une clientèle plus jeune, M. Clérico
a procédé à l’acquisition de la boîte
de nuit La Locomotive, rebaptisée
La Machine du Moulin­Rouge,
puis a créé deux bars. En espérant
qu’un jour ces 20­35 ans franchi­
ront la porte du music­hall, fré­
quenté par une clientèle plus âgée.
Pour les cinq ans à venir, Jean­
Victor Clérico ne manque pas de
projets : montée en gamme dans
la restauration – 450 couverts
sont servis chaque soir par le chef
David Le Quellec –, agrandisse­
ment de la salle de spectacle, créa­
tion d’« un parcours immersif à
l’entrée », et pourquoi pas le lance­
ment d’une nouvelle revue pour
succéder à Féerie. Avec en ligne de
mire une déclinaison internatio­
nale. Le Moulin avait ouvert un
clone, à Las Vegas, de 1975 à 1985.
Mais, derrière ces ambitions, un
seul souhait : « Conserver un
actionnariat familial. »
nicole vulser

Cette année,
la fréquentation
du Moulin-Rouge
a pâti de
la canicule,
avec une baisse
de 5 %

Le chiffre
d’affaires devrait
atteindre
62 millions
d’euros en 2019,
dont 59 millions
pour la salle
de spectacle

PLEIN  CADRE


Préparatifs
pour le spectacle
« Féerie », au
Moulin­Rouge,
à Paris, en 2018.
PHILIPPE WOJAZER/REUTERS
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