Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

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INTERNATIONAL


SAMEDI 5 OCTOBRE 2019

0123


ENQUÊTE
caracas ­ envoyée spéciale

L


e chiffre est tiré des regis­
tres officiels : près de
18 000 Vénézuéliens ont
été assassinés par la
force publique depuis 2016. Dix­
huit mille. « Un massacre au
goutte­à­goutte », résume Key­
mer Avila, professeur de crimi­
nologie à l’Université centrale du
Venezuela, à Caracas. « Une
guerre contre le peuple », soupire
Maria C., dont le fils a été tué par
la police. Dans un pays ou mafias
et forces de l’ordre sont trop sou­
vent de mèche, la militarisation
de la politique sécuritaire a
tourné au cauchemar.
Dans les statistiques, les victi­
mes de la force publique appa­
raissent sous la rubrique « résis­
tance à l’autorité ». Mais les orga­
nisations des droits de l’homme,
ONU comprise, ont pu établir
qu’il s’agit dans l’immense majo­
rité des cas d’exécutions extraju­
diciaires. Les victimes sont tuées
désarmées. Selon Tamara Tara­
ciuk, de l’ONG Human Rights
Watch (HRW), auteure d’un ré­
cent rapport sur le sujet : « Il y a
un modèle de conduite systémati­
que de la force publique. » Le gou­
vernement dément.
A Genève, le Conseil des droits
de l’homme de l’ONU a voté, ven­
dredi 27 septembre, la mise en
place d’une mission internatio­

nale pour faire la lumière sur ces
exécutions, ainsi que sur les
disparitions forcées, les déten­
tions arbitraires, les tortures et
autres abus imputables à la force
publique. Le document a été ap­
prouvé par 19 votes ; 7 membres
ont voté contre, dont la Chine et
Cuba, et 21 autres se sont abste­
nus. « Ce vote est une grande
victoire pour les victimes, qui
n’ont aucune chance d’obtenir jus­
tice dans leur pays », souligne
Mme Taraciuk.

« Les FAES sont intouchables »
Maria C. préfère ne pas donner
son vrai nom, ni recevoir dans le
bidonville où elle vit sur les hau­
teurs de Caracas. Dans une café­
téria du centre­ville, elle raconte
son histoire en baissant la voix.
« J’ai trois filles et deux fils, l’un a
mal tourné, lâche­t­elle. Ils ont
tué l’autre. » « L’autre » avait
18 ans, il travaillait sur les mar­
chés. « C’était juste avant l’aube.
On a entendu les motos arriver
dans la rue. Ils ont cogné à la
porte, poursuit la femme. Ma fille
a ouvert, mon fils était en pyjama.
Les hommes encagoulés ont
pointé leurs armes. Deux nous ont
fait sortir, ma fille et moi, et nous
ont emmenées à deux rues de là.
On a attendu, dix minutes, peut­
être moins. Et puis on a entendu
trois tirs et le bruit des motos.
Mon fils gisait sur le carrelage. »
La police est venue. Maria C.
leur a raconté les faits mais elle
n’a jamais pris la peine de savoir
si sa plainte avait été enregistrée.
« A quoi bon ?, interroge­t­elle.
Les FAES [Forces armées spécia­
les] sont intouchables. » Sans la
prévenir, sa fille a contacté une
organisation de défense des
droits de l’homme.
Les FAES sont des commandos
dotés d’équipements militaires
et formés aux techniques d’as­

saut. Ils ont été créés en
juillet 2017 pour combattre « le
crime et le terrorisme » et dépen­
dent de la police nationale boli­
varienne. « Les FAES font régner la
terreur dans les quartiers populai­
res », affirme le défenseur des
droits de l’homme, Rafael Uzca­
tegui. Même Roberto S., 67 ans,
qui se dit chaviste, en convient :
« Le problème du Venezuela, c’est
que les policiers sont pires que
les gangsters. »
« Les FAES sont surtout là pour
faire peur à tout le monde, sou­
pire Mariana R., âgée de 27 ans,
qui vit dans la commune de Cha­
rallave, près de Caracas. Plus per­
sonne n’ose manifester contre le
gouvernement. Dès que les motos
arrivent, tout le monde se tire. » La
jeune femme affirme qu’il y a
quelques mois, à Charallave, les
FAES ont confondu le boulanger
du quartier avec un délinquant
et qu’« ils lui ont explosé la tête de­
vant tout le monde ». Selon
Mme Taraciuk, « la brutalité des
FAES est devenue un fait public en
janvier, lors de la répression du
mécontentement social dans les
quartiers populaires qui, pendant
longtemps, ont soutenu le gou­
vernement chaviste. Il y a mainte­
nant une théâtralisation de leurs
interventions : les FAES veulent
être vues. »

Des chiffres sous-estimés
Mis en place par l’association Mi
convive (« mon pote ») et le média
numérique Runrun.es, le « Moni­
tor de victimas » fait le décompte
des assassinats à Caracas et en ra­
conte l’histoire, en croisant les in­
formations de la presse, de la po­
lice et de la morgue. Son coordon­
nateur, Juan Mejia, explique :
« Tous les jours, nous allons à la
morgue de Caracas – où sont ame­
nés les corps – pour relever le nom­
bre d’homicides et documenter

dans la mesure du possible chacun
d’entre eux. Si une victime meurt à
l’hôpital et que la famille ne porte
pas plainte, l’assassinat peut pas­
ser inaperçu. Il y a donc une sous­
estimation, que nous évaluons à
environ 30 %. »
Les chiffres n’en demeurent
pas moins démesurés. Dans la
seule ville de Caracas, 632 per­
sonnes ont été assassinées au
cours des huit premiers mois de
l’année, dont 278 (44 %) par la
force publique. « Dans 202 cas,
nous avons pu établir qu’il s’agis­
sait d’exécutions extrajudiciaires.
Dans les autres, nous ne dispo­
sons que de la version officielle
qui fait état de “résistance à
l’autorité”. Mais, quand la victime
a été tuée à son domicile, de nuit,
il est permis de douter qu’elle ait
résisté », explique Juan Mejia.
« Pointe visible de l’iceberg »,
selon M. Avila, les FAES ne sont
pas les seules à avoir la gâchette
assassine. La police criminelle, la
garde nationale et toutes les
polices du pays y contribuent el­
les aussi : « Les exécutions extra­
judiciaires sont une pratique an­
cienne au Venezuela, comme
dans le reste de l’Amérique latine,
rappelle M. Avila. Mais notre
pays en détient maintenant le
record absolu, devant le Brésil ou
la Colombie. »

« Les exécutions extrajudiciaires
existaient avant l’arrivée au pou­
voir du chavisme qui, malgré les ef­
forts réalisés en matière de ré­
forme de la police et de formation
des agents, n’a pas réussi à y mettre
un frein », confirme Antonio Gon­
zalez, qui fut vice­recteur de l’Uni­
versité expérimentale de sécurité
mise en place par Hugo Chavez. Il
poursuit : « Elles sont devenues
une politique d’Etat qui, en plus de
violer les droits de l’homme, est in­
croyablement “classiste”. » Toutes
les études confirment que les jeu­
nes hommes « à la peau brune »
des quartiers pauvres sont les
plus exposés.

Rapport sans concession
En juillet, au terme d’une mis­
sion de plusieurs jours au Ve­
nezuela, la haut­commissaire
onusienne pour les droits hu­
mains, Michelle Bachelet, a pu­
blié un rapport sans concession
sur les violations de ces droits au
Venezuela. Ancienne présidente
socialiste du Chili, Michelle
Bachelet a elle­même été tortu­
rée dans sa jeunesse, à l’époque
de la dictature du général
Augusto Pinochet.
Le gouvernement vénézuélien
continue de voir dans toutes ces
dénonciations la main de
Washington qui souhaite chas­
ser du pouvoir Nicolas Maduro.
La résolution du Conseil des
droits humains créant la mission
internationale a ainsi été jugée
« hostile » par Caracas. « La mis­
sion internationale se doit de
faire la lumière, non seulement
sur les faits, mais aussi sur les res­
ponsabilités individuelles et la
chaîne de commandement, af­
firme Tamara Taraciuk. Le dia­
gnostic de la situation au Ve­
nezuela est désormais très clair. Il
est plus que temps de passer aux
sanctions. »

Patrouille de la police anti­émeute, en marge d’une manifestation pour protester contre la pénurie alimentaire et le gouvernement, à Caracas, le 10 juin 2016. IVAN ALVARADO/REUTERS

« Les exécutions
extrajudiciaires
sont une pratique
ancienne ici. Mais
le pays en détient
maintenant le
record absolu »
KEYMER AVILA
professeur de criminologie

Rafael Uzcategui partage cette
appréciation : « Les FAES dépen­
dent de la police nationale boliva­
rienne qui, à son tour, dépend du
ministère de l’intérieur et du prési­
dent. La responsabilité indivi­
duelle n’est pas automatique, elle
peut être difficile à établir. Mais le
fait que le gouvernement ne re­
connaît ni ne sanctionne les cri­
mes commis par la force publique,
et que Nicolas Maduro continue
de louer l’efficacité des FAES sont
des indices sérieux de responsabi­
lité. » En juillet, alors qu’il prési­
dait une remise de diplômes à
l’école de police, M. Maduro lan­
çait un « Vive les FAES » que les
victimes n’ont pas oublié.
marie delcas

« Massacre au goutte­à­goutte » au Venezuela


La force publique a tué environ 18 000 personnes depuis 2016, des exécutions extrajudiciaires pour la plupart


LE  CONTEXTE


ENQUÊTE  DE  L’ONU
Le Conseil des droits
de l’homme de l’ONU a décidé,
le 27 septembre, de créer
une mission d’experts chargés
d’enquêter sur les violations
des droits humains commises
au Venezuela depuis 2014,
une initiative que Caracas
a qualifiée d’« hostile ».
La résolution, proposée
notamment par des pays
du Groupe de Lima (composé
de pays latino-américains
et du Canada) et soutenue
par l’Union européenne, a été
adoptée par le Conseil à Genève
par 19 voix pour, 7 contre et
21 abstentions, dont le Mexique
et l’Uruguay. Les enquêteurs
devront présenter un rapport
sur les résultats de leurs travaux
au cours de la 45e session
du Conseil, en septembre 2020.

Pour Ruben S.,
un Vénézuélien,
« le problème du
Venezuela, c’est
que les policiers
sont pires que
les gangsters »
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