0123
SAMEDI 5 OCTOBRE 2019 idées| 33
« IL S’AGIT D’ÊTRE
RADICALEMENT
“CONSERVATEUR”,
DE LA PLANÈTE,
MAIS AUSSI DU CORPS
HUMAIN, DE LA FAMILLE,
DU DOMESTIQUE,
DU LOCAL »
JEAN-LOUIS SCHLEGEL
sociologue des religions
ADRIÀ FRUITOS
coinitiateur des Veilleurs, mouvement ap
paru en 2013 dans le sillage de La Manif
pour tous. Ils développent leurs idées dans
la revue trimestrielle Limite, fondée
en 2015 et soustitrée « Revue d’écologie in
tégrale ». Fortement décroissante, leur
idéologie n’a pas la teinte identitaire qui
colore celle de la nouvelle droite. Elle est
plus proche de celle du pape François, qui
prône, lui aussi, l’écologie intégrale dans
son encyclique de 2015, Laudato si’.
Pour JeanLouis Schlegel, codirecteur de
la rédaction de la revue Esprit, « ses mar
ques essentielles sont une décroissance mili
tante (la limite), donc la critique du pro
ductivisme et du consumérisme, mais aussi
le rejet de l’interventionnisme technique sur
la nature humaine ». Ainsi que le précise ce
sociologue des religions dans un article in
titulé « Les limites de Limite » (Esprit, jan
vierfévrier 2018), la préservation de la
« nature humaine » est ici aussi impor
tante que la sauvegarde de la nature exté
rieure, de l’environnement et du climat.
Ainsi le « féminisme intégral » de Limite se
traduitil par le refus de toute contracep
tion non naturelle et par la dénonciation
de la « fausse émancipation » des femmes
par la pilule et le monde du travail.
« UNE AUBAINE POUR LES DROITES DURES »
« Il s’agit d’être “conservateur” authentique
ment, intégralement, radicalement, dans la
vie quotidienne comme dans les combats
publics : conservateur de la planète dans tou
tes ses dimensions, mais aussi conservateur
du corps humain, de la famille, du domesti
que, du local », détaille JeanLouis Schlegel.
Celuici remarque par ailleurs que Limite,
dont les créateurs dénoncent l’opposition
entre droite et gauche, n’est politiquement
« pas au clair ». « Que dans un article de La
Croix entre les deux tours [de l’élection pré
sidentielle de 2017], Gaultier Bès, le philoso
phe théoricien de Limite, marque son hésita
tion à choisir entre elle [Mme Le Pen] et
M. Macron, en chargeant ce dernier au point
de laisser entendre qu’il pourrait préférer la
première, en dit long sur les limites d’une ra
dicalisation non politique », illustretil.
Qu’elle soit néopaïenne tendance popu
laire ou catho conservatrice tendance éli
tiste, l’écologie fait donc désormais recette
sur la partie droitière de l’échiquier politi
que. « Pour ces antimodernes, l’écologie est
aujourd’hui une aubaine, remarque le phi
losophe francosuisse Dominique Bourg
(université de Lausanne). Elle leur permet
de se rénover, de se réaffirmer et de repren
dre une importance dans l’époque. » L’écolo
gie de ces droites dures leur permet d’ha
biller de vert la nostalgie d’un monde
fermé, traditionnel, respectueux des
particularismes régionaux et culturels.
Quand elle ne justifie pas un discours anti
immigration ou xénophobe.
Le politiste Jérôme Jamin, qui s’est inté
ressé à la mouvance identitaire du sud
ouest de la France, a ainsi observé que cer
tains militants rejettent tant l’alimentation
type McDo que tout ce qui relève de la nour
riture moyenorientale – kebab ou pita. « Ce
sont pour eux les deux faces d’un même pro
blème, expliquetil. McDo, c’est la mal
bouffe, la mondialisation, la destruction du
terroir français ; le kebab, c’est la malbouffe
et la mondialisation, avec l’islamisation en
plus. Ils mangent donc du bœuf local, sou
tiennent les circuits courts, et affirment dé
fendre le terroir pour des raisons écologi
ques. Mais on se rend compte rapidement
que ce sont des populations humaines qui
sont visées. » La défense de l’environnement
devient ainsi un argument attrapetout,
autour duquel convergent des intérêts tout
autres. Au point que le parti du Rassemble
ment national (RN), après avoir longtemps
boudé le thème de l’écologie, s’en est em
paré à l’occasion des élections européennes
du printemps 2019, après un premier essai
lors de la présidentielle de 2012..
Sous l’égide de l’essayiste nationaliste et
conservateur Hervé Juvin, adepte de la
théorie du « grand remplacement » et pré
senté comme le nouvel « intello écolo » du
parti, le RN n’a cessé, depuis lors, de vanter
les mérites du « localisme » – une apologie
des circuits courts qui cache (mal) le rejet
de l’étranger et de l’immigration. Hervé Ju
vin s’était d’ailleurs fait plus explicite, dé
but avril, sur BFMTV. Affirmant que « tout
écologue sait bien qu’un système vivant
complexe ne survit pas à des espèces invasi
ves », il avait désigné ces envahisseurs : « la
finance mondialisée », « un certain nombre
d’ONG »... et « les migrations de masse ».
« Le Rassemblement national revendique
depuis peu une posture écologique forte, en
la liant à la question des frontières et de
l’identité nationale – ce qui est ridicule, puis
que le problème écologique, comme tous les
grands problèmes contemporains, est un
problème global », constate Dominique
Bourg. Le philosophe, dont la revue qu’il di
rige consacre son dernier numéro au thème
« Autoritarisme et écologie » (La Pensée éco
logique, PUF 2019/2), remarque que le RN
constitue à cet égard une exception.
DÉNI CLIMATIQUE CHEZ LES POPULISTES
Car si nous assistons actuellement, en di
vers lieux du globe, à la montée de régimes
autoritaires et populistes, « leur marque de
fabrique est généralement un déni climati
que et plus largement écologique. C’est le cas
de Trump aux EtatsUnis, de Bolsonaro au
Brésil, de Salvini en Italie, de l’AfD en
Allemagne, de Poutine en Russie, et de pres
que toutes les forces d’extrême droite en Eu
rope », énumèretil. C’est pourquoi ce cher
cheur ne croit nullement à l’avènement
d’un régime véritablement écofasciste – au
sens d’une « dictature verte », qui serait
seule à même de prendre à grande échelle
les décisions politiques très contraignantes
qu’impose l’urgence environnementale.
« Les raisons pour lesquelles les démocra
ties peinent à répondre aux défis écologi
ques – assumer des privations au présent
pour un bénéfice futur – rendent encore
moins probable l’émergence d’une dictature
écologique anticipatrice, conçue pour épar
gner à l’humanité des maux futurs »,
affirme Dominique Bourg. Un dictateur,
en effet, n’a aucun intérêt à prendre des
mesures trop impopulaires... Mais les régi
mes démocratiques, soumis aux échéan
ces électorales, n’y ont guère intérêt non
plus. Le risque étant, si l’humanité ne réa
git pas à temps (c’estàdire dans les dix ans
qui viennent), que les bouleversements cli
matiques s’amplifient considérablement.
Si tel était le cas, il y aurait alors de bon
nes raisons de voir se développer des régi
mes autoritaires : protéger les élites contre
les foules, et disposer de forces de l’ordre
musclées pour que l’ensemble du corps so
cial ne se délite pas face aux pénuries. Une
perspective qui rappellera à ceux qui l’ont
vu le film Soleil vert, de l’Américain Richard
Fleischer (1973). Le scénario? Du fait du ré
chauffement de la planète, les hommes ont
épuisé leurs ressources naturelles. Tandis
qu’une petite minorité de milliardaires
parvient à garder plus ou moins une vie
normale, le reste de la population, misé
reuse, est soumise à des conditions alimen
taires drastiques sous la surveillance d’un
régime autoritaire, voire fasciste. Le film
date de 1973, et l’action se passe... en 2022.
catherine vincent
L’écofascisme
veut « sauver
les abeilles, pas
les réfugiés »
Mélange de xénophobie et de croyance
en l’imminence de l’apocalypse, cette
mouvance, dont se réclament les terroristes
de Christchurch et d’El Paso, trouve son
expression sur des sites anglophones
où la modération est quasi inexistante
L
e 15 mars, à Christchurch,
en NouvelleZélande, un
homme équipé d’armes
de guerre pénètre dans
plusieurs mosquées de la
ville et ouvre le feu, tuant
51 personnes et en blessant 49
autres. Quelques minutes avant
de commettre cet attentat, Bren
ton Tarrant a diffusé, sur le forum
d’extrême droite anglophone
8chan, un manifeste de 74 pages
dans lequel il détaille son par
cours idéologique, document
qu’il a également envoyé à la pre
mière ministre néozélandaise Ja
cinda Ardern. Dans ce texte qui
cite de nombreuses sources d’in
fluence classiques de l’extrême
droite, dont l’écrivain français Re
naud Camus, se trouve aussi une
phrase étonnante : « Je me consi
dère comme un écofasciste. »
« [L’immigration et le réchauffe
ment climatique] sont deux faces
du même problème. L’environne
ment est détruit par la surpopula
tion, et nous, les Européens, som
mes les seuls qui ne contribuent
pas à la surpopulation. (...) Il faut
tuer les envahisseurs, tuer la
surpopulation, et ainsi sauver l’en
vironnement. »
Le 3 août, un autre attentat a
lieu à El Paso, au Texas dans un
supermarché principalement
fréquenté par des Hispaniques.
Patrick Crusius tue 22 personnes
et en blesse 26 autres à l’arme
automatique. Dans un manifeste
qui lui est attribué, publié, lui
aussi, sur le site 8chan, il expli
que qu’il a agi par peur du
« grand remplacement » – théo
rie popularisée par Renaud Ca
mus selon laquelle les « peuples
européens », dits « de souche »,
seraient peu à peu remplacés par
les peuples issus de l’immigra
tion – et pour protéger l’environ
nement : « Notre style de vie
[américain] détruit notre
environnement. Il crée une dette
massive pour les générations
futures », écritil. « Le gouverne
ment ne fait rien parce qu’il
mange dans la main des grandes
entreprises. Les grandes entrepri
ses aiment l’immigration. (...)
J’aime les habitants de ce pays,
mais ils sont trop têtus pour
changer leur mode de vie. Donc la
prochaine étape est logiquement
de faire baisser le nombre de gens
aux EtatsUnis qui utilisent nos
ressources. Si nous nous
débarrassons de suffisamment de
gens, notre style de vie peut être
davantage viable. »
En l’espace de quelques mois, les
deux plus violents attentats ayant
eu lieu en Occident sont donc le
fait d’auteurs se revendiquant de
« l’écofascisme » – une idéologie
qui n’est pas nouvelle, mais qui
reste ultraminoritaire, y compris
au sein de l’extrême droite. Divi
sée en plusieurs souschapelles,
elle mêle à la fois les théories mal
thusiennes sur une supposée
surpopulation de la planète, dont
sont rendus responsables les im
migrés ou les juifs, et les référen
ces au mouvement völkisch – ap
paru à la fin du XIXe siècle et dont
certaines idées ont été reprises
par les nazis –, avec ses exalta
tions de la nature et ses symboles
empruntés au paganisme. L’une
des figures de cette école de pen
sée est l’écrivain finlandais Pentti
Linkola (né en 1932), qui prône la
désindustrialisation, l’abolition
de la démocratie et la réduction
de la population mondiale – il a
appelé de ses vœux la mort de
millions d’êtres humains pour
protéger la planète.
« ÉCOLOGISME ARYEN »
« C’est une idéologie qui est pré
sente depuis très longtemps, pré
cise Betsy Hartmann, profes
seure émérite au Hampshire Col
lege (Massachusetts), spécialiste
des mouvements d’extrême
droite et des politiques de nata
lité. Elle remonte au nazisme
mais, dans les années 1980, les ex
trêmes droites anglaises et améri
caines se sont beaucoup intéres
sées à la question écologique.
En 1983, Tom Metzger, qui fut le
bras droit du chef du Ku Klux
Klan, David Duke, et fondateur de
la White Aryan Resistance, expli
que, par exemple, qu’il a décidé de
baser son mouvement sur “l’éco
logisme aryen”. Et dans les an
nées 1990, on trouve quantité
d’articles dans la presse d’extrême
droite se demandant si “Hitler
était un écologiste.” »
Les manifestes de Brenton Tar
rant et Patrick Crusius, parfois
très confus, ne contiennent pas
de grandes théories politiques,
mais compilent diverses idées,
plus ou moins bien digérées. L’il
lustration de la couverture du
manifeste de Brenton Tarrant est
à cet égard instructive : le cercle
central est le soleil noir, symbole
utilisé par le nazisme, mais les
dessins qui l’entourent provien
nent directement du forum
4chan, gigantesque espace de dis
cussion anonyme et anglophone,
où la modération est quasi
inexistante et où certaines sous
sections, dont celle consacrée à la
politique, sont des repaires de
militants d’extrême droite. Bren
ton Tarrant n’a pas réalisé ce
montage luimême : il est em
prunté à l’iconographie du « parti
écofasciste » de 4chan, un faux
mouvement politique créé fin
2018 par des utilisateurs du fo
rum à l’occasion d’élections sym
boliques sur la plateforme. Cette
▶▶▶
lire la suite page 34