- D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1508 du 26 septembre au 2 octobre 2019
amériques
—Le Devoir (extraits) Montréal
G
este raciste, pour certains.
Erreur innocente, pour
d’autres. Alors que Justin
Trudeau a passé la journée du
18 septembre à se confondre en
excuses, sa photo en brownface a
été accueillie bien différemment
au Canada anglais et au Québec.
Un clivage qui s’explique par le
passé distinct des deux socié-
tés et une sensibilité inégale au
sein de la population, observe un
sociologue.
L’image de Justin Trudeau
déguisé en Aladdin à une fête
costumée en 2001 a fait le tour
de la planète. Puis une deuxième
photographie et une vidéo ont été
dévoilées, cette fois-ci montrant
Justin Trudeau déguisé en Noir
avec un blackface. La neuvième
journée de campagne électorale
a complètement déraillé.
Mais avant même que ces nou-
velles images circulent, les man-
chettes dénonçaient en chœur
le brownface du chef libéral jeudi
matin. John Ibbitson, chroni-
queur au quotidien anglophone
Globe and Mail, a scandé qu’il n’y
avait “aucune excuse” au geste de
M. Trudeau. “Il dit [...] qu’il réa-
lise maintenant que c’était raciste.
Il aurait dû le savoir à l’époque.”
Christie Blatchford, du quotidien
conservateur anglophone National
Post, lui a reproché de parler de
“maquillage”. “Non, monsieur. Le
brownface n’est pas du maquillage.”
Canada. Trudeau
fait scandale,
sauf au Québec
Les photos et vidéos de blackface, montrant
le Premier ministre canadien grimé en Noir, ont
été perçues bien différemment dans la partie
anglophone et dans la partie francophone du pays.
Or, les critiques étaient loin
d’être aussi virulentes dans la
presse francophone. “Le ‘racisme’
du geste était davantage une faute
d’ignorance culturelle que d’hosti-
lité”, a chroniqué Yves Boisvert
dans le quotidien québécois La
Presse, en parlant d’“insensibilité”.
“C ’est TELLEMENT pas grave que
Justin Trudeau se soit déguisé ( j’in-
siste sur le ‘déguisé’) lors d’une soirée
thématique en 2001. Le gars voulait
ressembler à Aladdin. COME ON !!!”,
a gazouillé Jonathan Trudeau, du
Journal de Montréal.
Le sociologue Joseph Yvon
Thériault explique ce contraste
par l’histoire différente du Québec
et du reste du Canada, de même
que la proximité culturelle du
Canada anglais avec les États-Unis.
Le blackface est né au sud de la
frontière au xixe siècle, où les spec-
tacles de minstrels permettaient à
des acteurs blancs de se moquer
des Africains-Américains avec un
accent ridicule ou des comporte-
ments enfantins. La société amé-
ricaine s’est construite autour de
l’esclavage et de son abolition et
le phénomène du blackface y a été
structurant, explique M. Thériault.
Au fil des décennies, le Canada et
les pays anglo-saxons se sont amé-
ricanisés. La sensibilité au black-
face s’est importée. Mais le Québec
s’est davantage construit en miroir
à la France, dont le passé colo-
nialiste n’a pas compté le même
épisode d’esclavage en terre fran-
çaise qu’aux États-Unis, note M.
Thériault. “La notion est moins pré-
gnante” au Québec, dit-il.
Le professeur associé de socio-
logie à l’Université du Québec à
Montréal (Uqam) rappelle que
le blackface visait à l’origine à se
moquer des esclaves, mais que
aux milieux politique, journa-
listique, littéraire et universi-
taire, selon le sociologue, et ne
trouve pas le même écho dans
la population : “Il y a une culpa-
bilité qui s’est installée dans les
milieux intellectuels qui provient
de quelque chose de réel, d’un pro-
cessus de colonisation qui doit être
décrié et condamné, mais qui fait
en sorte que ce processus est allé
probablement trop loin. D’où cette
coupure entre les élites et le peuple.”
La Ligue des Noirs du Québec,
le Conseil national des musul-
mans canadiens et le groupe
Canadians United Against Hate
ont tous accepté les excuses de
Justin Trudeau, prononcées mer-
credi 18 septembre au soir, peu
après la diffusion de la première
photo.
La Ligue des Noirs du Québec
a même sommé M. Trudeau de
ne plus répondre aux questions
sur le sujet, défendant son bilan
au gouvernement et arguant qu’il
ne s’agissait de rien de plus
que d’une “tempête dans un
verre d’eau”.
Le maire de Calgary,
Naheed Nenshi, qui est
musulman, a accusé le
coup de la photo de
M. Trudeau comme
“un coup de poing”. Elle
lui a rappelé le racisme
vécu toute sa vie et
rappelé que même les
gens qu’il admire et res-
pecte “ont besoin d’encore
un peu d’éducation”. Il n’es-
time toutefois pas que ces
incidents auront une inci-
dence importante sur l’élec-
tion, “les gens se sont déjà fait
une tête [un avis] sur ces enjeux”.
—Marie Vastel
avec Hélène Buzzetti
Publié le 20 septembre
← “Vraiment désolé...”
Dessin de Taylor Jones,
États-Unis.
“Le racisme, ce n’est
pas ça. C’est une
idéologie structurée.”
Micheline Labelle,
Sociologue
“Non, monsieur.
Le ‘brownface’ n’est
pas du maquillage.”
Christie Blatchford,
national post
aient fait scandale (Mario
Jean peint en noir au Gala des
Oliviers 2013 pour imiter Boucar
Diouf ; une imitation de l’artiste
Gregory Charles au show télévisé
Bye Bye de la même année ; une
autre du joueur de hockey P. K.
Subban au spectacle 2014 revue
et corrigée), la sensibilité au phé-
nomène est apparue au Canada
au cours des dix ou quinze der-
nières années selon le professeur
Thériault. “Je trouve surprenant
que M. Trudeau s’excuse pour un
geste d’il y a vingt ans, parce qu’il
y a vingt ans la réception n’était
pas comme aujourd’hui.”
L’empathie face au blackface
reste en outre liée davantage
l’intention n’importe plus. Tout
déguisement accompagné d’un
blackface “est devenu inacceptable,
inadmissible”, observe-t-il, même
s’il s’agit d’un costume d’Hal-
loween ou de théâtre. “Mais en
soi, historiquement, ce n’était pas
du blackface, parce que le blackface
était vraiment une dérision du Noir.”
Le député libéral Greg Fergus,
qui préside le caucus des élus noirs,
estime que c’est une erreur de
mettre dans le même panier un
blackface visant à ridiculiser les
Noirs et un costume d’Halloween
même si, dit-il, ledit costume est
aujourd’hui “déplacé”. “Il faut avoir
des nuances sinon, si on traite tout
le monde de raciste, le mot va perdre
tout son sens.”
Micheline Labelle, professeure
émérite de sociologie à l’Uqam,
est du même avis et accuse les
partis d’être tombés dans “l’op-
portunisme politique de bas étage en
parlant de racisme”. “Le racisme,
ce n’est pas ça. C’est une idéologie
structurée qui s’exprime dans les
préjugés, dans les comportements
concrets ou dans la violence ou la
ségrégation raciale.”
Le rappeur Webster, alias
Aly Ndiaye, qui avait beau-
coup commenté la contro-
verse autour du
spectacle SLAV
[spectacle de
Robert Lepage
qui a fait scan-
dale en 2018 parce qu’il
mettait en scène une chan-
teuse blanche reprenant des
chants d’esclaves africains-
américains], n’a pas voulu
sauter dans la mêlée.
Car il estime que le cas
Trudeau fait tout un tollé
simplement à cause de
la campagne électo-
rale, alors que des
dénonciations
passées sont
restées pratique-
ment ignorées. “Je
ne veux pas contri-
buer à cette contro-
verse dans ce cadre. Je
trouve que c’est instru-
mentaliser cet enjeu-
là, qui doit être débattu,
mais en dehors du contexte
électoral”, a-t-il fait valoir.
Bien que des cas
récents de blackfaces