- AMÉRIQUES Courrier international — n 1508 du 26 septembre au 2 octobre 2019
Communication des études ciné-
matographiques du MININT. Son
travail consistait à vérifi er ce qui
se publiait sur ce service dans
les journaux, puis à découper les
articles pour les glisser dans un
dossier. “Évidemment, je
me suis décomposé pen-
dant cette période, le peu
que j’avais appris sur les
bancs de l’université ne
me servait pas du tout,
et plus que jamais j’avais
très envie de faire du journalisme”,
raconte-t-il.
Il croise la route de Carlos Manuel
Álvarez ( journaliste et ami person-
nel) lors d’un concert, et tous deux
sont présentés à une rédactrice de
la revue OnCuba [une plateforme
américaine de journalisme créée
en 2012 par un Cubano-Américain
à Miami et La Havane], qui leur
propose d’écrire pour ce média.
Il est alors rédacteur sportif pen-
dant près de trois ans, mais avec
d’autres amis il ressent le besoin
de faire un saut professionnel et
de créer sa propre publication.
De fait, travailler pour la presse
d’État n’était pas pour lui une
option envisageable.
C’est ainsi qu’est née la revue El
Estornudo [“L’Éternuement”, sous-
titré “Allergies chroniques”], dont
le principal objectif est de faire un
—ADN Cuba La Havane
C
’est de son enfance que le
goût d’Abraham Jiménez
Enoa pour la profession de
journaliste a surgi. Il rêvait alors
de raconter les com-
pétitions de base-ball
et de football aux Jeux
olympiques, ainsi que
de présenter le jour-
nal sportif à la télévi-
sion cubaine.
Le moment venu, il n’hésite pas à
entrer à la faculté de communica-
tion de La Havane [qui enseigne
le journalisme] pour y faire ses
études.
Pendant ses études, confi e-t-il, il
n’avait pas grande conscience du
rôle du journaliste dans la société :
il passait le plus clair de son temps
à s’amuser avec ses amis. Peu lui
importait quelle place il occupe-
rait après son diplôme. Même si
cela paraît étrange – vu ce qu’il
écrit aujourd’hui –, il a été élève
offi cier au sein du ministère de
l’Intérieur (MININT) et il a dû
eff ectuer son service social [que
tous les diplômés du supérieur
doivent eff ectuer au service de
l’État pendant trois ans] là où l’a
décidé cet organisme.
Abraham Jiménez Enoa se
voit donc intégrer le service de
CUBA
Le poil à gratter
du régime cubain
Dans un média en ligne qu’il a créé, Abraham
Jiménez Enoa, journaliste indépendant, décrit
les vies compliquées de ses concitoyens, mais ses
chroniques ne plaisent pas toujours aux autorités.
journalisme qui enquête, qui inter-
roge, fondé sur des témoignages
et des histoires de vie, dans un
style plutôt narratif et littéraire.
Les textes nés de sa plume brossent
un tableau de la réalité cubaine et,
indirectement, critiquent le gou-
vernement. De quoi heurter l’idéo-
logie ancrée dans sa famille : “Ma
famille est attachée au ‘processus
révolutionnaire cubain’, et certains
sont même des militaires, ils appar-
tiennent au Parti communiste ou à
d’autres organisations, ils sont le
produit de soixante ans de matra-
quage propagandiste.”
C’est sans doute la raison pour
laquelle les moments difficiles
n’ont pas manqué, notamment
lorsqu’il a commencé à subir des
pressions du gouvernement. Sa
sœur, qui travaillait au MININT, a
été incitée à rompre toute relation
avec lui. Et son père aussi a subi
des pressions, au point qu’ils ont
pris leurs distances l’un de l’autre.
Contrairement à d’autres pays,
Cuba ne pratique pas les assassi-
nats de journalistes. Il n’en reste
pas moins que le régime persécute,
harcèle et parfois emprisonne ceux
qui contestent le contenu politique
des médias offi ciels.
Abraham avait eu vent de confrères
retenus pendant plusieurs jours,
et auxquels on avait confisqué
ordinateur portable, téléphone et
magnéto. Maintenant qu’il a lui-
même connu cela [notamment
le 17 août dernier], il ne voudrait
pas revivre de tels moments. Il
raconte :
“La lumière s’est éteinte et mon ordi-
nateur portable était déchargé, je
suis donc allé chez ma mère pour
le brancher et écrire une chronique
pour El Estornudo. En chemin,
mon téléphone a sonné. C’était un
numéro masqué. Quand j’ai décro-
ché, un agent de la Sécurité de l’État
m’a dit qu’il devait me parler. Ils
sont alors apparus dans une Lada
blanche devant chez ma mère et
m’ont enjoint de les accompagner
à [la prison de] 100 et Aldabó pour
un interrogatoire, sans m’en expli-
quer la raison.”
Les choses se sont déroulées sui-
vant le schéma habituel : on lui
a saisi son ordinateur portable
et son téléphone pour l’examen
informatique et technique de rigu-
eur, et on l’a interrogé à satiété
dans une petite pièce froide.
“Onze heures durant, le comman-
dant du MININT, Roberto Carlos,
m’a harcelé, a lu mes écrits, m’a
menacé de me priver de liberté et
d’exercer des représailles contre ma
famille et mes amis, et même contre
mon ex-compagne. Le commandant
m’a aussi fait savoir qu’ils savaient
tout de ma vie et de celle de ma famille,
toute ma vie intime.”
Abraham reconnaît s’être “senti
fragile, vulnérable”.
“Ce jour-là, j’ai compris que ce n’était
pas un fantasme, que tout ce que
j’avais lu et entendu dire à propos de
collègues était vrai. Il s’est produit
comme un déclic dans mon cerveau.
J’ai cessé de me sentir en sécurité
dans cette ville.”
Pour l’instant, Abraham n’envi-
sage pas de s’exiler.
“Je suis sous le coup de sanctions
migratoires jusqu’au 2 juin 2021,
poursuit-il. La raison offi cielle étant
que j’ai eu accès à des informations
classifi ées au service du MININT, où
je travaillais, ce qui est faux parce
que je ne traitais que des informa-
tions publiques.
“Les autorités cubaines empêchent
les journalistes qui travaillent pour
des médias d’État de collaborer avec
des médias indépendants, note-t-il.
À cette époque, j’étais lié à OnCuba
et El Estornudo, d’où des disputes à
mon travail et des reproches adressés
à mes chefs, du fait qu’on ne savait
pas ce que je trafi quais, et cela a fi ni
par se retourner contre moi.”
Pour voyager en dehors de Cuba,
Abraham doit déposer une
demande d’autorisation au minis-
tère de l’Intérieur quarante-cinq
jours à l’avance, en précisant les
motifs de son départ, à la suite de
quoi les services d’immigration
ont vingt jours pour lui répondre.
“Évidemment, je l’ai déjà fait une ving-
taine de fois, et ils n’ont jamais donné
suite, souligne-t-il. Des gens que je
connais ont été dans la même situa-
tion et m’ont dit que c’était inutile,
mais bon, je ne perds rien à essayer.”
Actuellement, Abraham collabore à
plusieurs publications, notamment
Gatopardo [Mexique], The Clinic
[Chili] et El Estornudo, revue dont
il est fondateur. Décidé, il affi rme
qu’il n’a pas l’intention de publier
des articles pour les médias offi -
ciels, car il trouve assez risible ce
qui se fait dans la presse cubaine
actuelle :
“Je n’appellerais même pas ça du
journalisme, ce serait manquer de
respect à la profession. Le journa-
lisme consiste à raconter une réalité,
un pays, et eux ils racontent autre
chose. D’où l’importance prépondé-
rante que sont en train d’acquérir
les nouveaux médias indépendants.
C’est une grande responsabilité de
raconter Cuba aujourd’hui, car his-
toriquement nous assistons à une
rupture, un vrai tournant, assure-
t-il. Pour moi, Cuba est comme un
bateau à la dérive, dont on ne sait
même pas s’il va s’échouer sur la
côte ou rester en haute mer. Dans ce
contexte, notre devoir à nous les jour-
nalistes est de montrer aux citoyens
où va ce bateau.
“Le commandant Roberto Carlos [du
ministère de l’Intérieur] me disait
que je ne pourrais pas abattre un
mur en tapant dessus. Ce n’est de
toute façon pas ce que je cherche à
faire. Je n’ai pas l’intention de faire
tomber le gouvernement, ma mis-
sion est simplement de lui tirer le
por t rait ”, conclut-il.
—Samuel Díaz
Publié le 14 août
Il trouve assez risible
ce qui se fait dans
la presse cubaine
actuelle.
“Un agent de la
sécurité m’a dit qu’il
devait me parler.”
Abraham Jiménez Enoa,
JOURNALISTE
SOURCE
ADN CUBA
La Havane, Cuba
adncuba.com
Ce webzine fondé en 2017
a pour vocation de faire émerger
des points de vue diversifi és
concernant l’avenir de l’île
tout en répercutant l’actualité
de Cuba. Le ton du média
est clairement critique à l’égard
du régime, ce qui lui vaut,
depuis juillet 2019, de voir
son accès bloqué à Cuba.
JOURNALISTES, blogueurs
et professeurs de Cuba ont
adressé une lettre ouverte
au régime le 17 septembre
dernier, réclamant que cesse
“la répression” à l’encontre des
médias indépendants et soulignant
le contexte d’hostilité croissante
du pouvoir à leur égard.
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Repères
↙ Abraham Jiménez Enoa.
Photo Nuria López Torres
PORTRAIT