Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

26 |culture JEUDI 3 OCTOBRE 2019


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Jean­Philippe Viret, ivresse de la contrebasse


Le compositeur et musicien présente en tournée le nouvel album enregistré avec son trio


PORTRAIT


Q


uarante ans de car­
rière, 60 ans depuis
septembre, 10e album
en leader, Jean­Phi­
lippe Viret présente
Ivresse, mercredi 2 octobre, au
Studio de l’Ermitage, dans le
20 e arrondissement de Paris, tou­
jours avec le même trio, ou pres­
que, depuis vingt ans : Edouard
Ferlet, piano, Fabrice Moreau
ayant succédé à Antoine Banville
à la batterie...
Clé de ces anniversaires? Le
maintien, l’élégance du geste,
Viret est un contrebassiste à voir,
formidable à l’archet. Précisions :
« J ’ai toujours fait plus jeune que
mon âge... » Compositions origi­
nales, orchestrations téméraires,
fluidité des transmissions, la mu­
sique circule d’inconscient à in­
conscient, moins fougueuse que
dans les prestations des débuts,
mais gagnant en maturité :
« Comme un vin de garde... Le Trio
Viret s’est épanoui, nourri des ap­
ports et du partage de nos trois
voix. Ce n’est pas évident de main­
tenir un ensemble pendant vingt
ans. Edouard Ferlet et Fabrice
Moreau ont leur propre carrière
remarquable. » Enregistré en pu­
blic, l’album Ivresse est porté par
cette joie de vivre.
Pianiste né à Saint­Quentin
(Hauts­de­France), Jean­Philippe
Viret claque la porte du nid fami­
lial à 17 ans. Il retrouve Emmanuel
Bex, organiste et leader flam­
boyant. Ils étaient à l’école mater­
nelle ensemble, ça crée des liens.
Bex a envie de créer un trio :
« Mets­toi à la contrebasse... Dans
six mois, tu sauras en jouer à l’égal
des meilleurs. »

Génération brillante
Bohème, tournées, délires en­
chantés, vie des musiciens sur la
route, Viret prend l’affaire au sé­
rieux. Il suit les enseignements
de Patrice Caratini au Centre d’in­
formations musicales (CIM), ceux
des maîtres classiques de l’instru­
ment, Jacques Cazauran à
Versailles, Jean­Paul Macé à Bor­
deaux, et découvre la planète des
contrebassistes : « Des femmes à
forte personnalité ou des gentle­
men sans hauteur, toujours dans
l’esprit et la générosité : Joëlle
Léandre, Hélène Labarrière, Sarah

Murcia, Caratini, Alby Cullaz,
J.­F. Jenny­Clark... » J.­F., avec qui il
joue au tennis : « Mêmes exigences
que la musique : le service, le men­
tal, le côté rythmique, l’improvisa­
tion... Dans mes enseignements, je
recours souvent aux jeux, le mi­
kado, les dominos... »
Fidélité aux camarades d’une
génération singulièrement
brillante (Bex, Simon Goubert,
Marc Ducret, Andy Emler...). Pas­
sion des dernières heures d’une
façon « romantique » (comme di­
sent les flamencos) d’aborder la
musique. Nuits philosophes au
Duc des Lombards à Paris, la
brasserie de Didier Nouyrigat à
l’époque... Tout lui est école et
récréation.
En 1981, il intègre l’orchestre de
contrebasses fondé par Christian

Jeantet : sept virtuoses, tous com­
positeurs et improvisateurs. Ils se
produisent à Paris au Ranelagh,
au Théâtre du Renard. Tous les
enfants devraient les voir : choré­
graphie, gags, danses, plastique
de l’instrument sous toutes ses
coutures, leçon de musique, ils
font plusieurs fois le tour du
monde et enregistrent des al­
bums à succès.
A New York, comme tous les
contrebassistes, le grand Ron Car­
ter vient les écouter : le maître
(Bill Evans, Dolphy, Miles) les in­
vite chez lui, thé, scones, petit
doigt en l’air... Il leur fait entendre
des pièces dont il est assez con­
tent : les Concertos brandebour­
geois de Bach. Grand moment
que seul un Straub assisté des frè­
res Mekas aurait su filmer. Un

soir, Stéphane Grappelli et Milt
Hinton jubilent côte à côte dans
la salle.
En novembre 1989, Grappelli
l’invite. Il cherche « un contrebas­
siste de très haut niveau, “good
looking” et célibataire. » Viret as­
sure deux remplacements et reste
huit ans dans le groupe : « Je l’ac­
compagne jusqu’à son dernier an­
niversaire en Australie, en 1999.
Cette fierté de remplir des salles
partout... Mes parents commen­
cent à considérer ma carrière. Sté­
phane Grappelli est en grande
forme. Il m’encourage à aller dans
mon sens, ma singularité. Il me
pousse à jouer de l’archet. Un soir,
au débotté, il invite NHØP [Niels
Henning Ørsted Pedersen, formi­
dable contrebassiste] et Philip Ca­
therine, légende de la guitare, à

nous rejoindre en scène. Je suis ter­
rifié. NHØP aligne un chorus mons­
trueux. Je prends l’archet et je sors
tout ce que je peux. Moment inou­
bliable. Grappelli savait créer ça. »

Stars au Japon
Le trio se décide en 1998. Ses pre­
miers albums sont remarqués :
« A l’automne 2002, le label Atelier
Sawano nous invite au Japon.
Beaucoup de fierté et d’émotion en
réalisant que le trio se produit
pour la première fois à l’étranger,
notamment à Tokyo, où nous
jouons au Bunkamura Theater, là
même où vingt ans plus tôt j’enre­
gistrais Live in Tokyo avec Sté­
phane Grappelli. Nous profitons
de l’occasion pour enregistrer
Autrement dit à Osaka, un album
de standards qui ne sortira qu’au
Japon deux ans plus tard. »
Plus tard, l’Allemagne, la Corée, la
Chine et de nouveau le Japon, où
ils font figure de stars. Suivent les
Victoires de la musique et les tour­
nées drolatiques. Tout leur réussit,
la présentation au Smalls à New
York, la rencontre avec l’écrivaine
Nancy Houston qui donne lieu à
une création remarquable, Le
Mâle entendu... Suivent les albums
dont deux avec quatuor à cordes
(Supplément d’âme), et ce dernier,
Ivresse, porté par la télépathie d’un
groupe en fusion et l’amitié.
Ivresse raconte la vie d’un trio :
« L’essentiel, c’est de conjuguer l’in­
time, la singularité dans l’écriture
du groupe. Que la musique se re­
nouvelle... » S’enivrer sans rêve?
Mais de quoi? On le sait : de vin,
de poésie ou de vertu, à votre
guise. L’unique question.
francis marmande

Ivresse, 1 CD (Mélisse/Outhere)
Concert le 10 octobre au Méridien,
le 11 au Triton (les Lilas), le 13 au
festival de Marmande, le 15 au
Festival de jazz de Tourcoing...

Plongée dans le fleuve de l’histoire allemande


Thomas Heise présente « Heimat ist ein Raum aus Zeit » au Festival du cinéma allemand


CINÉMA


L


e temps : jeudi 3 octobre de
18 h 30 à 22 heures. L’es­
pace : le cinéma L’Arlequin,
rue de Rennes, à Paris, dans le
6 e arrondissement. Ce sont ceux
de l’unique projection en France
de Heimat ist ein Raum aus Zeit
(« La patrie – mais aussi le foyer –
est un espace dans le temps »),
de Thomas Heise, présenté dans
le cadre du Festival du cinéma
allemand. Un film­fleuve qui
charrie les eaux glacées d’un siè­
cle d’histoire allemande, des pré­
mices de la première guerre mon­
diale à la montée de l’extrême
droite dans l’ex­RDA. Le premier
texte lu à l’écran est de la main du
grand­père du cinéaste, une dis­
sertation écrite au lycée en 1912
qui met en balance la nécessité du
pacifisme et l’attachement au
Reich allemand. Le dernier est un
article de 1992 signé du drama­
turge et metteur en scène Heiner
Müller, mentor de Thomas Heise,
qui évoque la vie quotidienne
d’un skinhead de Rostock.
Ce grand spectacle – par son am­
pleur temporelle, mais aussi intel­
lectuelle – repose sur le plus in­

time des matériaux : les archives
de la famille Heise, textes scolaires
ou universitaires, journaux, cor­
respondance, photographies. Si
l’on se plie aux conditions de
l’auteur – les textes sont lus par
lui­même, sans affect ; entre les
documents graphiques se dérou­
lent de longs plans de paysages al­
lemands dont le rapport aux mots
est souvent indirect –, on chemine
dans un paysage que l’on croyait
familier et qui prend, non pas mal­
gré, mais à cause du dispositif, un
relief et une immédiateté inédits.

Lettres angoissées
Il se trouve, privilège et malédic­
tion, que la lignée dont est issu
Thomas Heise s’est trouvée au
centre de toutes les tragédies alle­
mandes. Le cinéaste, dont le pre­
mier film, Material (2009), évo­
quait les derniers jours de la Répu­
blique démocratique allemande,
où il a passé sa jeunesse (il est né
en 1955), est le fils de deux intel­
lectuels, Wolfgang Heise, le plus
éminent philosophe d’Allemagne
de l’Est, et Rosemarie Heise,
qui fut l’une des dirigeantes de
l’Union des écrivains. La grand­
mère de Wolfgang Heise était

d’une famille juive viennoise. Son
père et ses sœurs furent déportés
et assassinés. Pendant vingt­cinq
minutes, la caméra de Thomas
Heise parcourt les listes dactylo­
graphiées par lesquelles l’admi­
nistration nazie a recensé les habi­
tants juifs de la capitale autri­
chienne. Pendant que les noms
défilent, le cinéaste lit les lettres de
plus en plus angoissées que les
Viennois envoient à Berlin, jus­
qu’à ce que le silence se fasse, que
l’écran s’obscurcisse.
En 1945, pendant que Rosemarie,
réfugiée à la campagne, assiste de
loin au bombardement de Dresde,
Wolfgang, le père, est détenu dans
un camp réservé aux enfants de
mariages « mixtes ». Les textes iro­
niques ou enthousiastes des jeu­
nes gens, auxquels s’ajoutent les
lettres d’un soupirant de Rosema­
rie, parti à l’Ouest après la défaite
du nazisme, infléchissent le
rythme du film sans en changer
radicalement la tonalité. Les pay­
sages hivernaux, les plans de
trains qui les traversent (ren­
voyant aussi bien à ces convois qui
emportaient les conscrits de 1914
vers Paris qu’aux wagons de la
déportation des juifs) sont le rap­

pel de l’essence tragique du pro­
cessus historique et l’expression
du scepticisme radical de l’auteur.
Au fil des minutes de cinéma,
des années d’histoire, Heimat ist
ein Raum aus Zeit se rapproche
de l’autobiographie. On retrouve
l’écho d’autres films de Heise,
comme Mein Bruder. We’ll Meet
Again (« Mon frère, nous nous
reverrons », 2005), qui met en
scène les ravages du système de
surveillance est­allemand sur une
famille (Andreas Heise, punk de
Berlin­Est, informait la Stasi sur
les activités de Thomas Heise,
homme de théâtre), mais aussi le
travail du temps sur la psyché d’un
créateur. Au point d’arrivée de ce
voyage dans le temps et l’espace
allemands, on ne s’est jamais senti
aussi proche de la source des
inquiétudes d’aujourd’hui.
thomas sotinel

Heimat ist ein Raum aus Zeit,
essai filmé allemand de Thomas
Heise (3 h 38). L’Arlequin,
76, rue de Rennes, Paris 6e.
Le 3 octobre, à 18 h 30, projection
suivie d’une rencontre avec
le réalisateur. Festival du cinéma
allemand, jusqu’au 8 octobre.

Jean­Philippe Viret, à Paris, en avril 2019. GRÉGOIRE ALEXANDRE

A New York, le
grand Ron Carter
vient les écouter :
le maître les
invite chez lui,
thé, scones, petit
doigt en l’air...

S T R E E T A R T
Banksy expose dans
une boutique
éphémère à Londres
Le street­artiste Banksy
expose quelques­unes de ses
œuvres­phares dans une bou­
tique éphémère de Croydon,
dans le sud de Londres. Le
magasin ne sera pas accessi­
ble aux visiteurs, qui ne peu­
vent voir les œuvres qu’en vi­
trine, et les commander sur
Internet. Sont notamment
exposés un lit d’enfant encer­
clé d’une dizaine de caméras
de surveillance, un tapis res­
semblant à une peau de bête
avec une tête XXL inspirée du
tigre d’une célèbre marque de
céréales... L’artiste a déclaré
que sa démarche visait à ré­
pliquer à un éditeur de cartes
de vœux cherchant « à pren­
dre possession de [son] nom
pour pouvoir vendre des faus­
ses marchandises Banksy ».
L’argent récolté ira à « un
canot de sauvetage pour mi­
grants pour remplacer celui
confisqué par les autorités ita­
liennes », a­t­il assuré. – (AFP.)

A R C H É O L O G I E
La réplique de la grotte
Cosquer ouvrira en
juin 2022 à Marseille
Prévue au sein de la Villa Mé­
diterranée, à Marseille, à côté
du MuCEM, la réplique de la
grotte Cosquer ouvrira ses
portes au public en juin 2022,
a annoncé, mardi 1er octobre,
la région PACA. L’entreprise
chargée de réaliser la réplique
puis de l’exploiter sera dési­
gnée par le conseil régional en
assemblée plénière le 16 octo­
bre. Le président de la région,
Renaud Muselier, a précisé
qu’il soumettra au vote le
choix de la société Kleber Ros­
sillon, titulaire de l’exploita­
tion de la réplique de la grotte
Chauvet, en Ardèche. Cosquer,
une grotte sous­marine située
au cœur du Parc national des
calanques, a été découverte
par un plongeur profession­
nel, Henri Cosquer, en 1991.
Elle abrite plus de 500 repré­
sentations peintes et gravées
par l’homme, de 27 000 à
19 000 ans avant notre ère.
On y trouve les animaux ha­
bituels de l’art pariétal – che­
vaux, bisons, aurochs, félins –
et de nombreuses représenta­
tions d’espèces marines. C’est
l’accès difficile de cette grotte,
par 37 mètres de fond, après
un tunnel de 171 mètres de
long, qui a motivé l’idée d’en
faire une réplique. – (AFP.)
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