Le Monde - 03.10.2019

(Michael S) #1

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JEUDI 3 OCTOBRE 2019 dossier spécial| 31


JEAN-MANUEL DUVIVIER

coup d’entreprises se disaient engagées, mais
le terme “engagé” ne renvoyait à rien juridi­
quement », selon Blanche Segrestin, profes­
seure à Mines ParisTech, à la chaire Théorie
de l’entreprise et gouvernance. Ce qui fut un
important frein à la responsabilité sociale
des entreprises (RSE), les engagements RSE
devant obtenir l’approbation des actionnai­
res. La société à mission restitue ainsi à l’en­
treprise son utilité sociale pour répondre à
un besoin de la société, en lui permettant de
se protéger. « Si la société familiale Nutriset
en Seine­Maritime a été pionnière sur l’expéri­
mentation de ce nouveau modèle d’entre­
prise, c’est parce qu’elle voulait protéger sa
mission », justifie Kevin Levillain.

VÉRIFIER LES RÉSULTATS
L’intérêt des grandes entreprises pour l’en­
gagement sous forme de « société à mis­
sion » varie en fonction de la nature de la
propriété, nuance Bertrand Valiorgue, co­
fondateur de la chaire Alter­gouvernance
à l’université Clermont­Auvergne. Lorsque
l’actionnariat est dilué, « la société à mission
permet de protéger l’entreprise des “action­
naires activistes” qui font de l’entrisme dans
leur intérêt personnel ». Pour les entreprises
non cotées avec un actionnariat stable,
l’avantage majeur est de se positionner sur
un nouveau marché en affichant sa vision
de long terme et de rassurer les parties pre­
nantes. Enfin, dans le cas des mutuelles, l’in­
térêt est de remobiliser les sociétaires autour
de la mission mutualiste, de se légitimiser en
montrant qu’on fait mieux que la concur­
rence et de capter de nouveaux marchés.
Lorsque Pascal Demurger, le DG de la MAIF,
annonce, le 2 juin, le choix de la MAIF de de­
venir une « société à mission », il veut faire de
la mutuelle « un label de l’intérêt général »,
devenir l’assureur des entreprises à mission
et valoriser l’obligation de résultat en rem­
part contre les GAFA, qui investissent le sec­
teur de la santé. « Le défi reste d’éviter le
“green and social washing”, d’écarter le mas­
que d’un simple discours marketing, et de re­
connaître les pratiques fédératrices qui ser­
vent l’intérêt général », remarque Stéphanie
Goujon. Le résultat tangible reste le maillon
faible des entreprises engagées, dont l’utilité
sociale est difficilement mesurable.
anne rodier

Dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat
avec France Active
Conférence « Accélérons l’engagement des
entrepreneurs de demain », 52 ter, rue des
Vinaigriers, 75010 Paris. le 3 octobre à 17 heures

1083 : des jeans écologiques made in France


« non, un vêtement écolo, ce n’est pas
forcément un bonnet coloré péruvien! »
C’est avec cette conviction chevillée au
corps que Thomas Huriez a ouvert la bou­
tique Modetic, en 2007, à Romans­sur­
Isère (Drôme). Six ans plus tard, afin de
compléter son activité, il créait 1083, une
marque de jeans made in France. 1083?
« Il s’agit de la distance entre les deux villes
de France les plus éloignées l’une de l’autre,
Porspoder [Finistère] et Menton [Alpes­
Maritimes] », explique l’entrepreneur,
qui se bat au quotidien pour recréer une
filière textile dans l’Hexagone.
Bien que positionné sur un créneau en­
vahi par les importations de prêt­à­por­
ter, le trentenaire rencontre un joli suc­
cès. Sur la plate­forme de financement
participatif Ulule, « dès les deux premiers
mois, nous avons reçu 1 000 précomman­
des à 100 euros le jean », se félicite celui

qui pensait en vendre seulement 100.
A ce jour, Thomas Huriez a commercia­
lisé plus de 100 000 pantalons. La so­
ciété génère un chiffre d’affaires de
8 millions d’euros, pour un résultat net
de 2 % à 8 % suivant les années. Le diri­
geant distribue ses articles sur Internet,
une centaine de revendeurs dont Le Bon
Marché, à Paris, et à travers ses bouti­
ques Modetic à Grenoble, Lyon, Nantes,
Romans­sur­Isère et Paris.
Tissage, confection, lavage... « En six
ans, nous avons relocalisé toute la pro­
duction en France, à l’exception du coton
bio, que nous achetons en Tanzanie, des
boutons et des rivets », confie le patron,
qui ne compte pas s’arrêter là. En 2020, il
va démarrer dans l’Hexagone la produc­
tion de coton issu du recyclage de vieux
jeans. Sur sa lancée, il est même allé jus­
qu’à reprendre à la barre du tribunal de

commerce l’un de ses partenaires, l’une
des dernières filatures de coton, implan­
tée à Rupt­sur­Moselle (Vosges), qu’il a
rebaptisée « Tissage de France ».
Aujourd’hui, Thomas Huriez se pré­
pare à racheter des bâtiments de l’an­
cienne usine romanaise de chaussures
Charles Jourdan, qui avait mis la clé
sous la porte il y a une dizaine d’années :
en 2021, une fois rénovés, ils accueil­
leront les ateliers de jeans. Parmi les fi­
nanciers qui le soutiennent dans cette
aventure à 10 millions d’euros, il peut
compter sur le fonds d’investissement
INCO, le Crédit agricole ou encore la
Caisse des dépôts. Et au quotidien,
son besoin en fonds de roulement est as­
suré par France Active, à hauteur de
150 000 euros. Le jean made in France a
de beaux jours devant lui.
isabelle hennebelle

Les alchimistes des déchets ménagers


une « aberration écologique ». Alexan­
dre Guilluy, cofondateur de la société Les
Alchimistes, ne mâche pas ses mots. Les
épluchures, coquilles d’œuf, marc de café
et autres déchets organiques, exponen­
tiels depuis les années 1960, sont encore
trop souvent incinérés ou déposés loin
des villes, parfois même à l’étranger.
« C’est pourtant plus rationnel de les traiter
sur place! », lance le quadra. C’est juste­
ment la solution astucieuse que ce di­
plômé d’école de commerce (EDHEC) pro­
pose avec ses associés, Fabien Kenzo­Sato
(Polytechnique) et Cyrielle Callot (HEC).
Chaque jour, depuis 2016, à vélo électri­
que ou en camion, les entrepreneurs et
leurs 15 salariés organisent la collecte des
déchets alimentaires de supermarchés,
de restaurants ou encore de cantines
scolaires. Ils apportent leur « récolte » sur

leurs sites micro­industriels de compos­
tage. Là, les déchets mélangés, au préala­
ble, avec du broyat de bois, sont brassés et
oxygénés. « Cette technique permet de les
transformer en engrais naturel de qualité
en cinq à six semaines au lieu d’un an »,
poursuit Alexandre Guilluy.

« Pas loin de l’équilibre »
Adeptes de l’économie circulaire et du
retour de la nature en ville, les associés
ont mis en place un business model
bien ficelé : en amont, ils facturent le
service de collecte ; en aval, ils vendent
ce compost à des réseaux d’épicerie
biologique, à des paysagistes, des fermes
urbaines, des collectivités locales et
des friches industrielles. En plein déve­
loppement, Les Alchimistes sont déjà
implantés à Paris, Lille, Toulon, Toulouse

et Lyon, et le seront bientôt à Marseille,
ainsi qu’à La Réunion.
Avec presque 500 000 euros de chiffre
d’affaires en 2019, ils enregistrent un ré­
sultat net « pas très loin de l’équilibre ». S’ils
ont pu déployer leurs ailes, c’est notam­
ment grâce à un prêt de 100 000 euros oc­
troyé par France Active. En 2018, ils ont
aussi gagné 300 000 euros en tant que
lauréat du Concours d’innovation natio­
nale de l’Agence de l’environnement et de
la maîtrise de l’énergie. Et ils bénéficient
d’une subvention de 700 000 euros sur
les trois prochaines années accordée par
l’agence métropolitaine des déchets mé­
nagers, le Syctom. Grâce à elle, ils ont dé­
marré la collecte des déchets organiques
ménagers de 10 000 habitants de la ville
de Stains (Seine­Saint­Denis). A cheval.
i. he.

La Cavale, une librairie coopérative et utopiste


tout est discuté, mis en commun, dé­
cidé de façon collective dans la librairie La
Cavale à Montpellier, l’une des rares dans
l’Hexagone à avoir choisi un statut de so­
ciété coopérative d’intérêt collectif (SCIC).
« Quand la librairie a ouvert, le 1er décem­
bre 2018, dans le quartier des Beaux­Arts,
nous étions 135 à avoir investi un ticket mi­
nimum de 20 euros par part sociale, expli­
que Sylvain Bertschy, président et gérant
de la SCIC. Nous sommes 370 aujourd’hui.
Et dans ce jeune collectif, on est encore
contents de se voir! », se félicite­t­il.
Cela ne va pas de soi. Evoquant un petit
phalanstère utopiste digne de Charles
Fourier, tout est partagé : le capital, les dé­
cisions et les compétences. Au quotidien,
deux libraires, Marion Floris et Julien
Haution, sont employés à plein temps,
mais une quarantaine de coopérateurs
s’impliquent aussi directement dans
le fonctionnement du lieu. « Pour qu’un

jour, La Cavale ne soit pas qu’un lieu de
culture aussi mais d’éducation populaire
hors les murs », espère M. Bertschy.
Entre quatre et trente coopérateurs ar­
gumentent et convainquent leurs pairs
dans une douzaine de « comités » consa­
crés au pilotage, à la commercialisation, à
la communication, aux demandes de
subventions, à la médiation, aux travaux,
à l’animation, aux activités hors les murs,
à la gestion du fonds et au choix des
ouvrages, ou encore à la stratégie et la fi­
nance... L’accès aux débats reste libre,
selon un principe fort démocratique :
chaque coopérateur détient la même
voix en assemblée générale, quel que soit
le montant de son investissement.
« Je ne prends aucune décision seul », in­
dique le président de la SCIC, dont le man­
dat sera remis en jeu chaque année. Il a les
pieds sur terre, rappelant qu’une librairie
n’est pas le moyen idoine pour gagner des

flots d’or. « Pour ce type de magasin de
90 mètres carrés, le syndicat de la librairie
de France estime que le taux de rentabilité
à cinq ans s’élève à 0,3 % », précise­t­il...
Ce lieu est né d’une déconvenue. Le pro­
priétaire d’une autre plus petite librairie
de Montpellier, L’Ivraie, a décidé de partir
en Bretagne sans trouver d’accord avec
un repreneur. D’où l’idée d’en créer une
nouvelle, de façon collective, grâce à « un
tiers de fonds propres, un tiers d’emprunt
et un tiers de subventions », détaille
Sylvain Bertschy. La librairie propose dé­
sormais un choix de 11 000 ouvrages,
avec un assortiment très fourni dans les
sciences sociales mais aussi de la lit­
térature générale, des livres jeunesse et
de la BD. Pour l’heure, La Cavale n’est pas
encore rentable, mais son chiffre d’affai­
res (360 000 euros par an) est en ligne
avec les prévisions.
nicole vulser

Ethiquable : thé, café et chocolat équitables en grande surface


chocolat, café et thé équitables, c’est le
trio gagnant d’Ethiquable. Cette SCOP (so­
ciété coopérative et participative), dont le
siège se trouve à Fleurance (Gers), distri­
bue ces produits sous sa marque dans les
rayons de la grande distribution. En 2018,
ils ont représenté 90 % de son chiffre d’af­
faires, d’environ 50 millions d’euros.
Autre trio gagnant, celui des entrepre­
neurs, Christophe Eberhart, Rémi Roux
et Stéphane Comar, qui ont lancé l’aven­
ture en 2003, au tournant de la quaran­
taine. Mêlant leurs expériences respecti­
ves de commercial dans l’agroalimen­
taire, d’intervenant dans des ONG en
Amérique du Sud et de financement in­
ternational, nouant des partenariats avec
des coopératives de producteurs en Amé­
rique du Sud, en Afrique comme en Asie,
ils ont créé des flux d’approvisionne­

ment de produits sur lesquels ils ont ins­
crit leur marque en se revendiquant du
commerce équitable. L’accueil positif de
la grande distribution leur a mis le pied à
l’étrier, même si Ethiquable reste absent
des enseignes de hard­discount.

Une marque locale
Les fondateurs ont opté pour un statut
assez particulier de société coopérative,
qui compte aujourd’hui 60 sociétaires
sur les 103 salariés qu’elle emploie. Le sta­
tut de sociétaire ne s’obtient en effet
qu’avec un minimum de deux ans d’an­
cienneté. Par ailleurs, Ethiquable n’hésite
pas à travailler avec d’autres SCOP,
comme Café Michel à Pessac en Gironde,
avec laquelle elle a noué un partenariat.
Mais aussi Scop Ti, la société coopérative
ouvrière provençale de thés et d’infu­

sions, née du projet de reprise par les
salariés de l’usine Fralib à Gémenos (Bou­
ches­du­Rhône).
Ces deux associations illustrent le vi­
rage négocié par Ethiquable au tournant
des années 2010. Consciente du plafon­
nement de l’intérêt des consommateurs
pour les produits du commerce équita­
ble, de la croissance du marché bio et des
attentes pour les produits locaux, la coo­
pérative a lancé une nouvelle marque
« locale », Paysans d’ici. Elle a signé des
engagements avec une quinzaine d’orga­
nisations de producteurs­transforma­
teurs en France, dans le domaine des cé­
réales, des fruits, mais aussi des tisanes.
Des organisations souvent adeptes de la
vente directe qui s’ouvrent ainsi les por­
tes de la grande distribution.
laurence girard
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