4 |international JEUDI 3 OCTOBRE 2019
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Hongkong : la fête nationale chinoise vire au chaos
Un lycéen a été grièvement blessé par balle par un policier, alors que la violence des manifestations s’accroît
hongkong correspondance
H
ongkong a pris des al
lures de champ de ba
taille urbain, mardi
1 er octobre, pendant
que Pékin célébrait en grande
pompe le 70e anniversaire de la Ré
publique populaire de Chine. Des
manifestations ont viré aux af
frontements dans treize districts
du territoire, faisant au moins
66 blessés, de 11 à 75 ans, dont deux
dans un état grave, selon la direc
tion des hôpitaux. La police a af
firmé avoir arrêté 180 personnes.
Mais c’est le tir à bout portant
sur un lycéen de 18 ans qui a mar
qué cette journée. Le drame a eu
lieu vers 16 heures à Tsuen Wan,
ville satellite située à l’ouest des
Nouveaux Territoires, les quar
tiers périphériques, quand un po
licier, assailli par plusieurs mani
festants, a tiré sans sommation
sur un lycéen qui tentait de le dé
sarmer avec une barre en fer. Le
jeune manifestant a été touché à la
poitrine. Transporté dans un état
critique, il a été immédiatement
opéré. Selon diverses sources mé
dicales citées par la presse, il aurait
de « bonnes chances de survie ».
L’échauffourée a été largement
documentée par des vidéos qui
montrent que certains attaquants
étaient armés de barres de fer, de
parapluies et d’un marteau. Bien
que tendues, les circonstances pei
nent toutefois à accréditer la thèse
défendue par la police, selon la
quelle leur agent a agi « pour sau
ver sa vie et celles de ses collègues ».
Drapeaux chinois brûlés
La police a par ailleurs précisé
avoir tiré six autres coups de feu
pendant les heurts de ce jour de
fête nationale, le plus chaotique
de l’histoire de Hongkong. La
journée avait commencé dans le
calme avec une grande marche –
non autorisée – de plusieurs di
zaines de milliers de person
nes sur l’île de Hongkong. Une
fois arrivés au quartier d’affaires
de Central, certains participants
ont continué à occuper plusieurs
artères jusqu’à ce que la police ar
rive avec canons à eaux et batte
ries de gaz lacrymogènes.
Au cours de l’aprèsmidi et jus
qu’au milieu de la nuit, les mani
festants les plus radicaux ont at
taqué la police avec des briques,
souvent déchaussées des trot
toirs, lancées à la force du bras ou
projetées avec d’immenses lance
pierres. Les cocktails Molotov ont
également volé par centaines,
parfois envoyés dans les arbres.
Plusieurs drapeaux chinois ont
été brûlés, un acte intolérable du
point de vue des autorités chinoi
ses. De nombreux feux de rues
ont été allumés, le plus souvent
alimentés par un amas de mobi
lier urbain, poubelles, palettes,
cartons, bouteilles en plastique...
Un feu s’est ainsi propagé « acci
dentellement » à une zone de par
king de motos, qui ont toutes
brûlé. Jusqu’à présent, les mani
festants ne s’en étaient jamais
pris aux biens privés.
En revanche, ils ciblent désor
mais ouvertement des marques
ou des commerces étiquetés pro
chinois, telles les agences de
voyage officielles chinoises CTS,
les agences et les distributeurs de
billets de la Banque de Chine, ou
encore les commerces dépendant
du groupe Maxim’s, parmi les
quels les cafés Starbucks et Cova,
depuis qu’Annie Wu, la fille du
fondateur du groupe, a qualifié les
manifestants « d’émeutiers », un
terme sensible depuis les pre
miers jours de cette crise. L’une
des cinq revendications des mani
festants porte d’ailleurs sur le re
trait formel de ce qualificatif par la
police et la chef de l’exécutif, Car
rie Lam. Dans une autre ville satel
lite, ce sont les locaux de l’admi
nistration qui ont été attaqués.
Une vingtaine de stations de
métro ont été saccagées, à plus ou
moins grande échelle, portes vi
trées brisées, halls et escaliers
partiellement brûlés par des
cocktails Molotov, machines dé
truites à coups de barres de mé
tal... Au total, 47 stations, plus de
la moitié du réseau, ont dû être
fermées au cours de la journée. La
société de transport MTR est de
venue le bouc émissaire fétiche
des manifestants, qui l’accusent
d’aider et de soutenir la police.
MTR a toutefois annoncé que tou
tes les lignes et toutes les stations
étaient rouvertes et opération
nelles mercredi matin.
De nombreuses voix se sont fait
entendre pour critiquer le niveau
de force employé par la police. Le
syndicat des enseignants de
Hongkong s’est dit choqué et très
préoccupé par l’aggravation du
niveau de violence. « Le tir à très
courte portée semble être une atta
que plutôt que de l’autodéfense. De
nombreux policiers ont perdu leur
propre maîtrise », ont déclaré,
dans un communiqué commun,
vingtquatre députés de l’opposi
tion. Selon le célèbre avocat de
Hongkong, Lawrence Lok Ying
kam, le coup de feu tiré dans ces
circonstances pourrait être assi
milé à « une tentative d’homicide
inexcusable ». « Le recours à des
balles réelles est disproportionné
et risque simplement d’aggraver la
situation », a déclaré Dominic
Raab, le ministre des affaires
étrangères du RoyaumeUni, l’an
cienne puissance coloniale à
Hongkong, alors que l’Union
européenne avait déjà appelé les
deux parties et à « la retenue et à
un désamorçage de la crise ».
Le tir à bout portant de Tsuen
Wan, qui aurait pu être mortel,
provoque aussi un intense débat
sur les réseaux sociaux du mou
vement. Sur LIHKG (prononcer
« Lindeng »), la principale plate
forme d’échange des manifes
tants, certains suggèrent que les
actions les plus violentes se fas
sent désormais de manière ciblée
et clandestine, et non plus en pu
blic, à l’instar de l’attaque contre
un policier grièvement poignardé
par trois assaillants masqués, à
Kwai Chung, fin août. Dans un fil
de conversation intitulé « Qui
veut de vraies armes pour ripos
ter? », la plupart des commentai
res soulignent néanmoins le dan
ger d’une évolution vers des ac
tions de type vendetta.
Une certaine tolérance
Paradoxalement, la population
continue de montrer une cer
taine tolérance à la montée de la
violence et à la multiplication des
actes de vandalisme de la part des
manifestants. « Je sais que cela va
dégénérer. Je n’aime pas la vio
lence, mais on a tout essayé », dé
clarait, mardi aprèsmidi, au
Monde, Rain, assistante de direc
tion de 42 ans, qui se métamor
phose en secouriste bénévole
parmi les frontline, ceux qui sont
sur la ligne de front, quand néces
saire. Ces derniers mènent les
opérations lors des événements
non autorisés. Parmi eux, les jeu
nes, qualifiés de « braves » par les
autres manifestants, sont ceux
qui vont vraiment au contact de
la police, envoient les cocktails
Molotov, cassent, etc. Nombre de
manifestants pacifiques affir
ment ne pas souhaiter s’associer
aux actes violents, tout en expri
mant de la solidarité, du respect,
voire de l’admiration pour ces
combattants radicaux dont ils
parlent comme des héros aux
quels ils doivent beaucoup.
L’agence officielle de presse
chinoise Chine nouvelle a quali
fié les trois derniers mois de ré
volte à Hongkong de « terreur
noire », en référence aux vête
ments noirs portés par les protes
tataires. « Les manifestants en
noir sont la pire menace terroriste
pour Hongkong », a écrit Chine
nouvelle, qui a qualifié le tir con
tre le lycéen de « décision raison
nable, conforme à la loi et à la jus
tice ». Les députés de la majorité
proPékin ont pour leur part qua
lifié de « honteux et regrettables
les manifestations et les dégâts
causés », et ont réitéré leur sou
tien à la police. Carrie Lam, qui a
passé la journée de mardi à Pé
kin, n’a pas encore prononcé le
moindre mot sur la situation.
florence de changy
En Tunisie, le maintien en détention de M. Karoui menace le scrutin
Qualifié pour le second tour de la présidentielle, le 13 octobre, le magnat de la télévision est dans l’impossibilité de participer à la campagne
L
a décision est lourde de con
séquences pour l’avenir du
processus électoral tuni
sien. Le magnat de la télévision
Nabil Karoui, candidat qualifié
pour le second tour du scrutin pré
sidentiel, en dépit de son incarcé
ration, le 23 août, dans une affaire
d’« évasion fiscale » et de « blanchi
ment d’argent », a vu sa demande
de remise en liberté une nouvelle
fois rejetée, mardi 1er octobre, par
la chambre d’accusation de la cour
d’appel de Tunis.
Ce quatrième refus essuyé par
ses avocats auprès de différentes
instances fait planer une hypothè
que majeure sur la crédibilité du
second tour, prévu le 13 octobre.
Kaïs Saïed, juriste conservateur
arrivé en tête du premier tour, le
15 septembre, avec 18,40 % des suf
frages exprimés, va donc être op
posé à Nabil Karoui – qui avait ob
tenu 15,58 % –, se trouvant de facto
dans l’impossibilité de participer à
la campagne électorale censée dé
marrer mercredi 2 octobre. « Nous
ne doutons pas de la justice, mais la
catastrophe et la mascarade conti
nuent et menacent le processus dé
mocratique », a réagi Oussama
Khlifi, un porteparole de Qalb
Tounès (« au cœur de la Tunisie »),
la formation de M. Karoui. « Nous
commençons à avoir des doutes sé
rieux sur la suite de ces élections,
qui n’en sont plus vraiment », a
commenté pour sa part un diplo
mate étranger installé à Tunis.
Ce scrutin présidentiel au suf
frage direct, le deuxième du genre
à se tenir en Tunisie depuis la révo
lution de 2011 ayant renversé la
dictature de Ben Ali, était censé
consolider une « transition démo
cratique » louée à l’étranger. Des
élections législatives doivent l’ac
compagner dimanche 6 octobre.
Or, les choses se présentent a
priori plutôt mal. La principale in
quiétude concerne la validité d’un
second tour du scrutin présiden
tiel qui se tiendra, selon toute vrai
semblance, dans des conditions
n’assurant pas l’« égalité des chan
ces » entre les deux candidats.
Déjà, la mission des observa
teurs de l’Union européenne (UE),
présente en Tunisie pour supervi
ser l’élection, avait évoqué ce désé
quilibre pour nuancer le jugement
globalement positif porté sur le
premier tour du 15 septembre. A
l’époque, l’opinion partagée par
maints observateurs était toute
fois que M. Karoui finirait par être
remis en liberté ; ce qui ne s’est
pour l’instant pas vérifié.
Du coup, l’inquiétude n’a cessé
de monter. Le 28 septembre, Nabil
Baffoun, le président de l’Instance
supérieure indépendante des élec
tions (ISIE), avait exprimé ouverte
ment ses craintes de voir le résul
tat du second tour « contesté » par
le tribunal administratif, si M. Ka
roui n’était pas en mesure de faire
campagne. Dans le camp de ce der
nier, on précise que le patron de la
chaîne Nessma TV a bel et bien
l’intention de déposer, au lende
main du 13 octobre, des recours de
mandant l’annulation du scrutin.
Les spéculations allaient bon
train, mardi, à Tunis pour tenter de
comprendre l’équation politico
judiciaire expliquant le maintien
en détention de M. Karoui, alors
que se sont intensifiées ces der
niers jours les pressions, internes
et externes, en faveur de sa remise
en liberté dans l’espoir de sauver le
processus électoral. Selon l’ana
lyste Youssef Cherif, il n’est pas ex
clu que « le système judiciaire tuni
sien se défende face aux pressions
internationales », surtout éma
nant de partenaires étrangers qui
ont toujours « encouragé l’indé
pendance de la justice ».
Les partisans de M. Karoui, eux,
penchent plutôt pour une lecture
politique de la décision de la
chambre d’accusation. Ils souli
gnent notamment l’influence
qu’exercerait sur la magistrature le
parti islamoconservateur Enna
hda, selon eux. « Il s’agit d’une jus
tice aux ordres », tempête un avo
cat de M. Karoui, s’exprimant sous
le sceau de l’anonymat.
Impasse politico-judiciaire
C’est qu’une élection peut en ca
cher une autre. Les listes du parti
de M. Karoui, Qalb Tounès, sont en
effet les principales rivales de cel
les d’Ennahda pour le scrutin légis
latif. Or, ce dernier est crucial pour
le parti islamoconservateur, qui
tient l’essentiel de son pouvoir de
sa force de frappe parlementaire,
laquelle lui permet de peser sur la
formation des coalitions gouver
nementales. Selon les instituts de
sondages, Qalb Tounès devance
rait Ennahda aux législatives du
6 octobre, mais son avance n’a
cessé de se réduire au fil des
cinq semaines de détention de
M. Karoui.
Dans ce contexte, des négocia
tions entre des émissaires de
M. Karoui et Ennahda avaient été
ébauchées afin de parvenir à un
« Nous
commençons
à avoir des
doutes sérieux
sur la suite de ces
élections », confie
un diplomate
étranger à Tunis
Policiers et manifestants lors des protestations antigouvernement, à Hongkong, le 1er octobre. TYRONE SIU/REUTERS
« Je sais que cela
va dégénérer.
Je n’aime pas la
violence, mais on
a tout essayé »
RAIN
assistante de direction
accord, selon une source fami
lière des coulisses de la politique
tunisienne. Il aurait ainsi été sug
géré au patron de la chaîne Nes
sma TV d’abandonner sa partici
pation personnelle au scrutin
présidentiel ou, à tout le moins,
celle de son parti aux élections lé
gislatives.
Sûr de son destin, M. Karoui
aurait refusé l’offre, proposant en
échange de faire preuve de ma
gnanimité à l’égard de ses oppo
sants en cas de victoire. « Il y a eu
incompréhension, et les contacts
ont été rompus », précise cette
source. Il n’est pas exclu, en outre,
que les dissensions internes à En
nahda, confronté à la mise en
cause de l’autorité de son prési
dent, Rached Ghannouchi, par
une faction plus radicale de l’ap
pareil, aient pesé sur le position
nement du parti dans cette af
faire. Quoi qu’il en soit, l’impasse
politicojudiciaire autour du dos
sier de M. Karoui obscurcit sé
rieusement l’horizon électoral
tunisien.
frédéric bobin