6 |international JEUDI 3 OCTOBRE 2019
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Un an après,
Khashoggi hante
toujours « MBS »
Le meurtre du journaliste a entaché
l’image du prince saoudien
beyrouth, istanbul
correspondants
M
ercredi 2 octobre,
en début d’après
midi, un groupe de
militants des droits
de l’homme, de proches de Jamal
Khashoggi et de sympathisants de
sa cause devait se réunir devant
l’ancien consulat d’Arabie saou
dite, à Istanbul. Le rassemblement
en forme d’hommage devait
débuter à 13 h 14, soit le moment
précis où, il y a un an jour pour
jour, le journaliste saoudien
franchissait la porte du consulat
pour ne plus en ressortir.
Jamal Khashoggi, âgé de 59 ans,
y a été assassiné par un com
mando de quinze agents venus de
Riyad. On lui a administré une in
jection létale avant de démembrer
son corps, jamais retrouvé. L’indi
gnation planétaire soulevée par
cette affaire, révélée par des enre
gistrements audio fournis par les
renseignements turcs, a obligé les
autorités saoudiennes à arrêter
les membres de l’équipe de tueurs.
Confiance de Trump
Mais le prince héritier Moham
med Ben Salman, surnommé
« MBS », que M. Khashoggi criti
quait dans les pages du Washing
ton Post et que de nombreux ob
servateurs soupçonnent d’être le
commanditaire de l’opération,
n’a pas été inquiété. Ni sur la
scène internationale, le secrétaire
général de l’ONU, Antonio Guter
res, ayant estimé qu’il n’avait pas
les moyens de lancer une en
quête ; ni en interne, le numéro
deux du royaume, fils du roi
Salman, ayant mis au pas tous ses
rivaux et fait main basse sur tous
les services de sécurité.
Et pourtant, comme le montrent
la réunion d’Istanbul et la série de
communiqués diffusés ces der
niers jours par les organisations de
défense des droits de l’homme,
l’émotion suscitée par ce crime
n’est pas retombée. A la manière
d’une tache qui refuserait de partir
de son thawb, la tunique blanche
des hommes du Golfe, le stigmate
Khashoggi continue de coller à
« MBS », le prince aux deux visa
ges, réformateur audacieux dans
le domaine social et autocrate dé
complexé, sur le terrain politique.
« Le signe qui ne trompe pas, c’est
qu’il n’a pas mis les pieds en Europe
ou aux EtatsUnis durant l’année
écoulée », relève Adam Coogle,
spécialiste de l’Arabie saoudite à
Human Rights Watch (HRW). Les
chefs d’Etat occidentaux ne se
bousculent pas non plus pour se
rendre dans le royaume. Moham
med Ben Salman avait rencontré
des dirigeants français à trois re
prises durant les douze mois pré
cédant l’assassinat : le président
Emmanuel Macron à Riyad en
novembre 2017 et à Paris en
avril 2018 et la ministre des ar
mées, Florence Parly, à Riyad, en
juillet 2018. Il n’en a pas vu un seul
dans les douze mois suivant, à
l’exception d’un bref aparté, le
30 novembre 2018, au G20 de Bue
nos Aires, avec le chef de l’Etat, qui
l’avait sermonné de façon théâ
trale, sous l’œil des caméras.
« Les dirigeants occidentaux ne
l’ont pas abandonné, mais la plu
part d’entre eux gardent pour l’ins
tant leurs distances, car ils savent
que, s’ils sont vus en sa compagnie,
ils seront durement critiqués »,
poursuit Adam Coogle. Fin sep
tembre, au Conseil des droits de
l’homme de l’ONU, à Genève,
vingtquatre pays, dont quinze de
l’Union européenne, ont signé
une déclaration critiquant le bi
lan de l’Arabie saoudite en ma
tière de droits de l’homme. C’est
le deuxième texte de ce genre
adopté par l’organe onusien en
l’espace de six mois.
Les EtatsUnis, alliés historiques
du royaume, forment un cas à
part. Le président Donald Trump
a conservé toute sa confiance en
Mohammed Ben Salman, qu’il a
encensé, devant les caméras, lors
du G20 d’Osaka, au mois de juin.
Mais l’hostilité du Congrès à
l’égard du dauphin saoudien ne
montre pas de signe d’affaiblisse
ment. Elle s’est manifestée par
plusieurs votes en faveur de la
suspension des ventes d’armes au
royaume, le dernier en date au
mois de juillet, auquel le locataire
de la Maison Blanche a opposé
son veto. Ce phénomène, auquel
il faut ajouter la défiance de la
presse américaine, qui considé
rait Jamal Khashoggi comme l’un
des siens, empêche « MBS » de
fouler le sol américain.
« La marque Arabie saoudite a été
endommagée », concède Ali Shi
habi, un commentateur saoudien
favorable au prince héritier. Le
coup est d’autant plus rude qu’il
contredit l’image d’ouverture et de
modernisme que « MBS » s’efforce
d’entretenir, à travers les réformes
qu’il a lancées ces dernières an
nées, comme la mise au pas de la
police des mœurs et l’autorisation
faite aux femmes de conduire.
Le contrecoup persistant de l’af
faire Khashoggi nuit aussi au plan
de transformation économique
du royaume, qui nécessite de gros
investissements étrangers, les
quels tardent pour l’instant à se
manifester. La pierre angulaire de
ce programme est la privatisation
du géant pétrolier Aramco, tou
ché miseptembre par des tirs de
drones et de missiles, attribués à
l’Iran. Le fait que cette attaque
d’une envergure inédite a été lais
sée sans réponse significative de
la part de ses alliés a mis en lu
mière l’affaiblissement du prince
héritier qui doit par ailleurs gérer
la faillite plus que jamais évidente
de son intervention au Yémen.
Faire écran
Devinant que la commémoration
de l’assassinat du journaliste al
lait générer un buzz négatif, Riyad
a multiplié ces dernières semai
nes les initiatives destinées à faire
écran. Parmi elles, la création de
visa pour les touristes étrangers
et l’abolition de la disposition
qui obligeait les femmes à obte
nir l’aval de leur tuteur mascu
lin pour voyager en dehors du
royaume. « L’urgence de réhabili
ter son image pousse “MBS” à ac
célérer le rythme de ses réformes »,
constate Adam Coogle, de HRW.
Dans le même temps, le pouvoir
saoudien a envoyé ses communi
cants à l’étranger diffuser la
bonne parole. Des journalistes pa
risiens, conviés à un briefing en
off, se sont vu expliquer que
« “MBS” a changé », que la tragé
die d’Istanbul serait un accident
de parcours, que les réformes
continuent même si on n’en voit
venir aucune de taille et qu’« il
vaut mieux soutenir le jeune
prince que le traiter en paria ».
L’intéressé s’est luimême essayé
à un exercice de contrition publi
que, sur la chaîne américaine CBS,
tout en martelant une nouvelle
fois qu’il n’avait pas ordonné l’opé
ration. « Quand un crime est com
mis contre un citoyen saoudien par
des agents du gouvernement saou
dien, en tant que dirigeant du pays,
je dois en assumer la responsabi
lité », atil déclaré, promettant « de
prendre toutes les mesures néces
saires pour qu’une chose pareille ne
se reproduise pas dans le futur. »
L’ONG Amnesty International a
aussitôt réagi en parlant de
« beaux discours qui sonnent
creux », dans la mesure où des di
zaines de Saoudiens croupissent
en prison, « uniquement pour
avoir exprimé leur opinion de ma
nière pacifique », comme Jamal
Khashoggi. « “MBS” n’ira pas à
La Haye [le siège de la Cour pénale
internationale], mais cette affaire
le poursuivra pendant toute sa
carrière politique, comme un spa
radrap dont on n’arrive pas à se dé
faire », prédit Ali Adubisi, le direc
teur du EuropeanSaudi Organi
zation for Human Rights.
A Istanbul, la scène du crime a
fermé ses portes. Le bâtiment du
consulat, un immeuble sans
charme du quartier d’affaires de
Levent, a été vendu il y a quelques
semaines, tout comme la rési
dence du consul située non loin
de là. Ces propriétés ont apparem
ment été cédées à la hâte, pour un
tiers de leur valeur seulement. La
raison de cette précipitation est à
chercher dans les murs du consu
lat et de la résidence, qui étaient
truffés de micros, les « grandes
oreilles » des renseignements
turcs. Les diplomates saoudiens,
qui ont déménagé dans un autre
quartier d’Istanbul, ne devaient
donc rien voir des cérémonies or
ganisées mercredi en l’honneur
de Jamal Khashoggi, la mauvaise
conscience du royaume.
benjamin barthe et marie
jégo, avec allan kaval (à paris)
Le prince héritier,
soupçonné d’être
le commanditaire
de l’assassinat,
n’a pas été
inquiété
Manifestation de Reporters sans frontières devant l’ambassade d’Arabie saoudite, à Berlin, le 1er octobre. TOBIAS SCHWARZ/AFP
Crise politique majeure au Pérou entre le président et le Congrès fujimoriste
Les députés de l’opposition s’opposent à la dissolution du Parlement par M. Vizcarra, qui a fait de la lutte anticorruption son cheval de bataille
lima correspondance
M
ardi 1er octobre, les dé
putés de la majorité
parlementaire fujimo
riste se sont présentés au
Congrès, pourtant dissous la
veille par le président Martin
Vizcarra, comme si de rien n’était.
Ils en ont été empêchés par les
forces de police. Lundi soir, ils
avaient dénoncé un « coup
d’Etat » et, passant outre la disso
lution du Parlement, avaient sus
pendu pour un an le chef de l’Etat
et nommé la viceprésidente de la
République, Mercedes Araoz, pré
sidente par intérim. Cela créait, de
fait, un pouvoir parallèle au chef
de l’Etat. Mais Mme Araoz a re
noncé à sa nomination dans la
nuit de mardi à mercredi.
Selon le politologue Fernando
Tuesta, la suspension du prési
dent n’est de toute façon qu’un
« acte symbolique » destiné à « res
ter sans effet » car, assuretil,
« M. Vizcarra jouit du soutien des
forces armées et de la police, ainsi
que de l’opinion publique ».
Lundi soir, au milieu d’une
grave crise politique et institu
tionnelle, Martin Vizcarra a en ef
fet annoncé cette dissolution et
appelé à des élections législatives
anticipées, fixées au 26 jan
vier 2020. Un acte prévu, selon
lui, par l’article 134 de la Carta Ma
gna. L’épilogue d’un long bras de
fer entre exécutif et législatif qui
s’enlisait au point qu’un tel scéna
rio semblait inéluctable.
« Opposition systématique »
Lors de son allocution télévisée à
la nation, le 30 septembre, Martin
Vizcarra a présenté cette décision
comme « la solution démocrati
que aux problèmes du pays depuis
trois ans [date des dernières élec
tions générales] ». Depuis lors, le
gouvernement fait face à la fronde
permanente de la majorité fuji
moriste (du nom de l’exprésident
Alberto Fujimori, en prison pour
corruption et crimes contre l’hu
manité) et de ses alliés de droite,
notamment ceux de l’APRA, le
parti de l’exprésident Alan Gar
cia, qui s’est suicidé le 17 avril au
moment de son arrestation.
Le chef de l’Etat a ainsi dénoncé
« l’opposition systématique [du
Congrès] à la réforme de la justice
et à la réforme politique », entre
prises par son gouvernement
dans sa lutte contre la corruption,
dont il a fait son cheval de bataille.
Le système judiciaire, en effet, a
été secoué en 2018 par un scan
dale impliquant des membres de
la magistrature et des personna
lités politiques liées notamment
au principal parti d’opposition,
Fuerza Popular (fujimoristes). De
même, la classe politique est
rattrapée depuis cinq ans par
l’affaire Odebrecht – du nom du
géant du BTP accusé de verse
ments de potsdevin à de
nombreux dirigeants latino
américains. Quatre exprési
dents péruviens ont été mis en
examen ou incarcérés.
Selon Stéphanie Rousseau, en
seignantechercheuse en scien
ces politiques à l’université catho
lique du Pérou, « les fujimoristes
se sont acharnés à mettre des bâ
tons dans les roues du gouverne
ment et à empêcher le bon dérou
lement des enquêtes ». Le refus par
les parlementaires d’accepter la
dissolution du Congrès n’est que
le dernier épisode de cette fronde.
La décision historique de Martin
Vizcarra a été soutenue par une
majorité de Péruviens, qui hon
nissent le Congrès. « Si se pudo! »
(« Cela a été possible! »), ont
scandé lundi des milliers de per
sonnes descendues dans les rues
des principales villes du pays.
Le président, qui a aussi reçu le
soutien des chefs militaires, des
gouverneurs et des maires, res
sort finalement renforcé de ce
bras de fer avec les députés fuji
moristes. Il avait accédé au pou
voir après la démission en 2018 de
l’exprésident Pedro Pablo Kuc
zynski, poursuivi pour blanchi
ment dans le cadre de l’affaire
Odebrecht. Dans sa lutte contre la
corruption, M. Vizcarra a impulsé
une réforme des institutions afin
d’améliorer leur transparence et
leur indépendance.
Devant la mauvaise volonté des
députés de l’opposition, trois mo
tions de confiance ont été présen
tées au Parlement ces deux der
nières années. La dernière en
date, qui devait être débattue
lundi 30 septembre, visait à mo
difier le processus de nomination
des membres du Tribunal consti
tutionnel, tâche qui incombe aux
députés. Un mode de nomination
jugé peu transparent par la Com
mission interaméricaine des
droits humains, d’autant que le
Tribunal constitutionnel, dont
une majorité de membres va être
renouvelée, doit évaluer prochai
nement la remise en liberté de
Keiko Fujimori (elle aussi en pri
son préventive depuis octo
bre 2018 pour corruption présu
mée dans affaire Odebrecht), res
ponsable de l’opposition.
Lundi, le Congrès a retardé l’exa
men de la motion de confiance et
nommé un membre du Tribunal
constitutionnel lors d’un vote
contesté, précipitant la dissolu
tion. En juillet, le président s’était
déjà prononcé en faveur d’une
élection présidentielle anticipée
afin de débloquer la crise institu
tionnelle, une proposition rejetée
encore une fois par le Congrès. Se
lon Stéphanie Rousseau, les fuji
moristes, empêtrés dans des af
faires, « cherchent à se maintenir
au pouvoir le plus longtemps pos
sible pour sauver leur peau et con
server leur immunité parlemen
taire », d’autant qu’ils sont en
chute libre dans les sondages.
Une commission permanente
constituée de vingtsept députés
assumera les prérogatives du
Congrès durant les quatre pro
chains mois avant la tenue des
élections. Mais, face au refus des
fujimoristes d’accepter la dissolu
tion du Congrès, différents scéna
rios sont ouverts. « Les fujimoris
tes vont tout faire pour déstabili
ser le pouvoir en criant au coup
d’Etat », estime la chercheuse.
L’Organisation des Etats améri
cains a déclaré qu’il revenait à pré
sent au Tribunal constitutionnel
de se prononcer sur la « légalité et
la légitimité » des décisions insti
tutionnelles adoptées.
amanda chapparo
« Les fujimoristes
cherchent
à conserver
leur immunité
parlementaire »
STÉPHANIE ROUSSEAU
enseignante-chercheuse
en sciences politiques