Le Monde - 09.10.2019

(Rick Simeone) #1
0123
MERCREDI 9 OCTOBRE 2019 culture| 21

Journal intime


en temps


d’apocalypse


Waad Al­Kateab livre un film


saisissant sur son quotidien à Alep,


entre l’amour et les bombes


POUR  SAMA


C’


est ainsi que les
hommes vivent.
Dans les destins de
Waad, Hamza et
Sama, on reconnaît ce qui fait
l’existence et la perpétuation de
l’espèce : la rencontre, l’amour,
la naissance. Des premiers regards
échangés entre une étudiante en
économie et un jeune médecin à
l’arrivée de leur premier enfant,
une fille, en passant par leur ma­
riage, Pour Sama témoigne de la
puissance de la banalité du quoti­
dien, qui parvient à se glisser dans
les interstices du chaos guerrier.
Il y a donc au cœur de ce docu­
mentaire, tourné sous les bombes
à Alep entre 2012 et 2016, le fan­
tôme d’une comédie romantique
qui vient perpétuellement rap­
peler au spectateur ce qu’a détruit
la tragédie qu’on lui montre. Ce
cœur fantôme fait de Pour Sama
une œuvre unique, immédiate­
ment accessible et imposante, qui
emploie tour à tour la douceur et
la colère pour diriger le regard sur
ce qu’on ne veut pas voir.
Des cinq cents heures de rushs
qu’elle a accumulées, depuis les
premières images captées sur un
téléphone portable, au temps des
manifestations de rue contre le ré­
gime de Bachar Al­Assad, jusqu’à
l’hiver 2016, date de son départ
nocturne et périlleux vers l’exil,
Waad Al­Kateab a extrait, avec le
documentariste britannique Ed­
ward Watts, un film qui prend la
forme d’une lettre à sa fille, Sama.
L’enfant, née dans la ville assiégée,

a passé la première année de sa vie
dans un hôpital qui devint vite
le dernier d’Alep, cible des bom­
bardements, dernier espoir des
blessés et des malades, décor obsé­
dant du film que tourne sa mère.
Cette lettre change constam­
ment de ton, jamais d’objectif : il
faut préserver la mémoire d’un
moment historique, d’un espoir et
d’une défaite. Mais au fil des se­
maines, on perçoit que cette tâche
se fait de plus en plus complexe,
pesante, pour celle qui l’a entre­
prise. Les premières séquences
qu’a filmées Waad Al­Kateab (qui
ne sont pas les premières du film)
montrent l’effervescence de l’uni­
versité d’Alep, l’apprentissage du
militantisme. Il ne s’agit pas en­
core de faire du cinéma, simple­
ment de capter les images de ce
qui survient. Encore que ces plans
d’un jeune médecin au sourire
gentiment ironique sur lequel on
s’attarde sans nécessité journalis­
tique montrent déjà que, derrière
l’objectif, il y a un regard, une en­
vie de filmer au­delà de l’enchaî­
nement des faits et des jours.
D’entrée, l’histoire qui unit Waad
et Hamza devra composer avec la
présence de la caméra.

Une vie de bunker
Quelques mois plus tard, début
2013, la journaliste – elle est deve­
nue un témoin majeur du soulève­
ment à Alep – filme la découverte
des corps d’opposants jetés à la ri­
vière par les forces du régime. Le
cadre est plus assuré, le souci de ne
rien cacher de l’énormité du crime
compose avec la volonté de con­
server aux vivants et aux morts
leur individualité, leur dignité.

Plus tard, après que l’ASL aura
chassé les forces du régime de
la partie orientale d’Alep, après
l’échec de la prise de contrôle de
la zone libérée par les affidés d’Al­
Qaida et de l’organisation Etat is­
lamique (EI), la cinéaste épousera
le médecin, devenu chef du ser­
vice de santé des insurgés, et don­
nera naissance à Sama. Pour re­
mémorer son histoire à elle, Waad
Al­Kateab se met en scène avec
l’abandon qui convient à l’exer­
cice du journal filmé. Mais la dia­
riste est aussi journaliste, et si ce
film est produit par la chaîne bri­
tannique Channel Four, c’est que
la cinéaste a transmis pendant des
mois des reportages saisissants
au reste du monde, brisant encore
et encore le blocus de l’informa­
tion que voulaient instaurer à la
fois le régime du clan Assad et les
forces dont la cristallisation don­
nera naissance à l’EI.
Le rapprochement en ces mo­
ments d’intimité saisis au hasard
d’un repas de famille chez des
amis, illuminé par la formidable
présence d’Afraa, l’amie qui elle
aussi a choisi de rester avec ses

enfants, ou d’un moment passé
dans un jardin en fleurs au prin­
temps, et les images prises dans la
salle de triage de l’hôpital où s’en­
tassent blessés et cadavres après
chaque bombardement ne relève
pas d’une simple juxtaposition,
d’un jeu de contrastes.
Avec Edward Watts, Waad Al­Ka­
teab a trouvé le continuum qui
unit ces deux dimensions de la vie
à Alep. Il va du chagrin du fils
d’Afraa, désespéré d’avoir été aban­
donné par ses amis de classe et de
jeux dont les familles ont choisi
l’exil, jusqu’à la douleur hébétée
d’un garçon qui a vu son petit frère
tué par un baril d’explosif et a con­
duit son corps jusqu’à l’hôpital.
Pour Sama refuse l’ellipse pour
que le spectateur puisse accompa­
gner ces gens ordinaires jusqu’au
bout de leurs choix extraordinai­
res. A cet égard, l’une des séquen­
ces les plus remarquables du film
montre la jeune famille traversant
les lignes gouvernementales au
risque de leurs vies. Cette course
ressemble à celle de tant de popu­
lations prises au piège de la guerre,
à ceci près que Waad, Hamza et

Sama ne fuient pas Alep. Les pa­
rents ont décidé d’y revenir après
avoir présenté leur fille à leurs fa­
milles, à un moment où la chute
de la ville est devenue inéluctable,
parce qu’ils refusent de se rendre,
parce qu’ils veulent continuer, lui
à soigner, elle à témoigner, parce
qu’ils préfèrent prendre le risque
de mourir ensemble plutôt que de
laisser une orpheline derrière eux
en Turquie, où les parents de l’un
et de l’autre ont trouvé refuge.
Les derniers moments du film
montrent le confinement dans

un hôpital systématiquement
bombardé, une vie de bunker
dont les moments de joie col­
lective ont disparu (le dernier
que l’on voit salue le retour
inespéré de la famille après son
séjour en Turquie), le travail
abrutissant des survivants de
l’équipe médicale, la volonté
désespérée de Waad Al­Kateab de
ne rien laisser échapper des
atrocités commises aux yeux in­
différents du monde.
On peut rêver, en voyant Pour
Sama, à la projection de ce film
comme pièce à conviction lors du
procès des auteurs des atrocités
commises à Alep. Ou bien qu’il
soit visionné avant chaque ouver­
ture d’un débat sur l’accueil des
réfugiés. Mais il semble que sa rai­
son d’être la plus profonde est en­
core ailleurs, dans le rappel d’une
unique condition humaine, que
l’exiguïté et la fragilité de notre
monde nous obligent à partager.
thomas sotinel

Documentaire syrien et
britannique de Waad Al­Kateab
et Edward Watts (1 h 35).

En Algérie, l’étoffe d’une héroïne


Le personnage d’une aspirante styliste permet d’évoquer la guerre civile des années 1990


PAPICHA


P


apicha colle à l’histoire al­
gérienne comme un spa­
radrap posé à vif sur une
blessure, en un geste maladroit,
mais nécessaire. Cette proximité
entre le souvenir encore vivace
de la décennie noire qu’a traver­
sée le pays il y a à peine un quart
de siècle et un présent tumul­
tueux joue d’ailleurs des tours
au film. Fin septembre, son
avant­première algéroise a été
annulée in extremis, remettant
en cause la candidature de Papi­
cha à l’Oscar du meilleur film en
langue étrangère (aux dernières
nouvelles, cette candidature
aurait été retenue, malgré l’ab­
sence de projection publique
dans le pays d’origine).
Mounia Meddour, l’auteure de
Papicha, se lance dans ce premier
long­métrage avec une énergie
qui confine parfois à la frénésie.
Le scénario (écrit par la réalisa­
trice en collaboration avec Fa­
dette Drouard) lance une poi­
gnée de jeunes femmes, étudian­
tes à Alger, résidentes de la cité
universitaire, dans une course
folle, aux premiers jours de la
guerre civile qui a ravagé le pays
dans les années 1990. Plutôt que
de coller à la réalité de l’engre­
nage, Mounia Meddour choisit

le chemin de la pure fiction,
concentrant un processus histo­
rique long de plusieurs années
sur une poignée de semaines, in­
ventant – sans craindre de met­
tre en péril le crédit de son film –
un épisode atroce d’un conflit
qui pourtant n’en manque pas.
Ces libertés, ces audaces ne ser­
vent pas toujours le film et son
propos, pas plus que les partis
pris très systématiques du mon­
tage et du cadrage, des plans très
courts qui serrent les actrices au
plus près. Ces limites n’empê­
chent pourtant pas Papicha de
toucher au cœur de son sujet, la
perte de la liberté.

Inconscience du danger
Au centre du film, il y a Nedjma
(Lyna Khoudri), étudiante en
français, mais surtout aspirante
styliste. Avec son amie Wassila,
elle écume les boîtes de nuit
d’Alger pour y vendre les modèles
qu’elle reprend des magazines
de mode (on est encore au temps
de la presse écrite). Il leur suffit
ensuite de corrompre un gardien
de nuit pour regagner la chambre
de la cité universitaire qu’elles
partagent avec Samira (Amira
Hilda Douaouda), qui, elle, com­
mence sa journée par la prière et
ne sort jamais tête nue.
On avait découvert Lyna Khou­
dri dans Les Bienheureux (2017),
de Sofia Djama, évocation de la

vie d’une jeune femme à Alger, si­
tuée une dizaine d’années après
l’action de Papicha. Dans ce der­
nier film, la jeune actrice déploie
la même séduction, la même in­
solence. Elle y ajoute cette fois
une rage, une inconscience du
danger, qui élèvent le personnage
au­dessus des péripéties qu’accu­
mule le scénario.
Alors que les murs de la cité uni­
versitaire se couvrent d’affiches
sommant les étudiantes de ne
sortir que voilées, la jeune femme
rencontre de plus en plus de diffi­
cultés à conduire ses affaires de
styliste. Pour conjurer le mauvais
sort que lui fait cet ordre nou­
veau, Nedjma décide d’organiser
un défilé de mode dans les murs
de la cité, et de dessiner ses modè­
les sur le thème du haïk, la grande
pièce d’étoffe qui fait le vêtement
traditionnel des femmes algé­
riennes. Le dialogue ne se prive

pas de rappeler les différences en­
tre cette tenue enracinée dans
l’histoire du pays, y compris dans
sa lutte pour l’indépendance, et
les voiles venus de la péninsule
arabique, que veulent imposer les
tenants du nouvel ordre.
On retrouve les mêmes contra­
dictions sur le front des amours :
les soupirants de Nedjma et Was­
sila, rencontrés au hasard d’une
soirée, charmants jeunes gens is­
sus de la meilleure société algé­
roise, se laissent eux aussi glis­
ser dans le carcan du nouveau
conformisme, si commode pour
les hommes. L’accélération du
temps qu’invente le scénario im­
plique la transformation rapide
de tous les personnages : Samira,
la jeune fille rangée, sort en quel­
ques jours du rôle qu’elle s’était
assigné, autant par instinct de
survie que par esprit de révolte.
C’est à la fois invraisemblable et
nécessaire. Car c’est dans la resti­
tution de cette sensation de voir
les murs de la pièce où l’on est en­
fermé se rapprocher que Mounia
Meddour touche à son objectif,
servie par l’engagement de ses
jeunes interprètes.
t. s.

Film algérien et français
de Mounia Meddour.
Avec Lyna Khoudri, Shirine
Boutella, Amira Hilda
Douaouda, Nadia Kaci (1 h 45).

Mounia Meddour
se lance
dans ce premier
long-métrage
avec une énergie
qui confine
parfois
à la frénésie

Waad Al­Kateab et sa fille, Sama. ITN PRODUCTIONS

Des cinq
cents heures
de rushs qu’elle
a accumulées,
Waad Al-Kateab
a extrait un film
qui prend
la forme d’une
lettre à sa fille

Un western peint en vert


Gros succès aux Etats­Unis, un film efficace
sur un couple et sa ferme écoresponsable

TOUT  EST  POSSIBLE


T


out commence (à peu près)
comme un conte de fées.
John Chester, cameraman
pour des documentaires anima­
liers, et sa femme Molly, chef cuisi­
nière à domicile, ont un rêve : culti­
ver eux­mêmes ce qu’ils mangent.
Lorsqu’ils recueillent Todd, un
chien qui échappe de peu à l’eutha­
nasie, le couple lui fait la pro­
messe de parvenir à bâtir une
ferme écoresponsable.
S’ensuit un long périple que dé­
crit Tout est possible, petit phéno­
mène outre­Atlantique, couronné
de récompenses. Et on le com­
prend : le message de John Chester
s’inscrit dans une lignée de do­
cumentaires « verts » qui fleuris­
sent et trouvent leur public. En té­
moigne le succès français de De­
main (2015), de Mélanie Laurent et
Cyril Dion – qui fait justement la
voix française de John Chester.
Avec ce nouveau genre, la salle de
cinéma devient moins l’endroit
d’un recueillement esthétique que
d’un éveil citoyen : on en sort avec
l’envie de changer le monde, ou
d’aller faire une razzia dans son
magasin bio. Il faudrait être bien
cynique pour ne pas être touché
par la trajectoire des Chester qui,
en huit ans, transforment 80 hec­
tares d’un sol totalement mort à

Los Angeles en paradis écologique.
Sous l’égide d’un gourou de la bio­
dynamie qui meurt pendant le
tournage, le couple parvient à faire
fonctionner la ferme, malgré des
déconvenues épiques : les coyotes
dévorent les poules, les ouragans
menacent et les escargots infes­
tent les citronniers.
Tout est possible choisit de bras­
ser, et même de brouiller, les gen­
res entre documentaire militant
et fable digne de Disney. Fort de
son expérience de cameraman,
John Chester alterne entre home
movies attendrissants et gros
plans émerveillés de cette nature
qui revient soudainement à la vie.
Plus profondément, on peut ex­
pliquer le succès américain du
film par ses allures de western re­
peint en vert et qui ferait l’éternel
éloge de la libre entreprise, du la­
beur et du sacrifice – avec une
pointe de mysticisme « new age ».
S’il se regarde sans déplaisir, d’un
air aussi concerné qu’amusé, reste
néanmoins la question, non sou­
levée et problématique, du finan­
cement de cet impressionnant
chantier. Le film prétend donner le
mode d’emploi d’un changement
de paradigme mais évite soigneu­
sement de divulguer la facture
d’un tel tour de magie.
murielle joudet

Documentaire américain
de John Chester (1 h 32).
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