32 | 0123 MERCREDI 2 OCTOBRE 2019
0123
S
oudain, tout un monde
politique a resurgi, patiné
par le temps, magnifié
par la nostalgie. Le décès,
jeudi 26 septembre, de Jacques
Chirac a eu pour effet de replon
ger les Français dans le monde
d’hier, celui où les carrières politi
ques se calculaient en décennies,
où le cumul des mandats fabri
quait des personnages complets,
les pieds dans la glaise, la tête
dans l’univers.
Un monde où les fautes politi
ques n’étaient pas toutes élimina
toires parce que le régime mipré
sidentiel miparlementaire offrait
la possibilité de multiples re
bonds. Un monde où les trajectoi
res étaient balisées par quelques
règles simples : pour se faire élire
président de la République, il fal
lait contrôler un parti, dominer
son camp, survivre aux trahisons,
tenir la justice à distance aussi
longtemps que possible.
Le reste était affaire de persévé
rance et d’appétit. Celui de Jacques
Chirac était gargantuesque. Dans
les miettes du festin, on trouve du
bon et du moins bon, du gran
diose et du pathétique mais dans
le tri que les Français opèrent à
l’heure du bilan domine une qua
lité d’autant plus soulignée qu’elle
semble aujourd’hui avoir déserté
la scène politique : l’amour.
Jacques Chirac aimait les Fran
çais. Ils sont si nombreux à l’avoir
répété ces derniers jours, amis, in
times, anciens ministres mais
aussi gens du peuple venus saluer
la dépouille de l’ancien président
ou rendre hommage, sur les regis
tres de condoléances, à leur « Chi
Chi » qu’il faut bien les croire.
Outre un charisme indéniable,
l’ancien président de la Républi
que qui vivait pourtant sur un
grand train avait le don de mettre
tout le monde sur un pied d’éga
lité. Balayeur ou pape, chacun
avait droit à la même attention.
Pour galvaniser les Français, ja
mais il ne lui serait venu à l’esprit
de parler des « premiers de cor
dée ». Il était parmi eux. Toux ceux
qui l’ont vu en campagne se sou
viennent de ses bouts de doigts
couverts de sparadraps à force
d’avoir serré trop de mains. Reste
que le don naturel dont il jouissait,
cette capacité d’empathie qui fait
si cruellement défaut aujourd’hui,
a été démultiplié par les condi
tions de la conquête du pouvoir,
telles qu’elles existaient à l’épo
que : pour avoir une chance de per
cer, il fallait d’abord construire un
fief puis susciter des fidélités et les
entretenir par strates successives.
En digne héritier du père
Queuille, grande figure corré
zienne, Jacques Chirac a pratiqué à
grande échelle et sur un temps
long le clientélisme qui est
aujourd’hui banni par la moralisa
tion de la vie politique. Il a placé au
RPR ou à la Mairie de Paris un
nombre non négligeable d’affidés,
consacré un temps infini à répon
dre aux demandes de ceux qui le
sollicitaient et à les honorer.
Comme François Mitterrand, il
avait le temps et le goût de s’en
quérir par téléphone de la santé
des malades, courait à leur chevet,
les couvrait de toutes sortes d’at
tentions. C’est cette accumulation
de gestes profondément humains
qui font aujourd’hui de Jacques
Chirac, à égalité avec Charles de
Gaulle, le président le mieux aimé
de la Ve République si l’on en croit
le sondage IFOP paru dimanche
29 septembre dans Le Journal du
dimanche. Durant l’exercice du
pouvoir, il fut pourtant copieuse
ment détesté, précisément parce
qu’il soldait les scories d’un sys
tème à jamais révolu.
L’autre acquis mis à son actif par
les Français est son refus de suivre
George W. Bush dans la guerre en
Irak, en mars 2003. Ce geste
d’émancipation visàvis des
EtatsUnis lui assura non seule
ment une forte popularité dans le
monde arabe et en Russie, mais
donna à son personnage la densité
historique qui lui manquait. Son
rejet d’une guerre préventive con
tre Saddam Hussein était fondé à
la fois sur la défense du multilaté
ralisme et la crainte d’une pro
fonde déstabilisation de la région,
ce en quoi l’avenir ne lui donna
pas tort.
Jacques Chirac avait un sens aigu
des rapports de force et cela prove
nait de la connaissance singulière
qu’il avait acquise très tôt, dès l’âge
de 14 ans, lorsque, élève médiocre
au lycée Carnot, il avait pris l’habi
tude de délaisser les cours pour
fréquenter le Musée Guimet.
Un bon souvenir
Contrairement à François Mit
terrand, sa culture n’était pas
grécoromaine. Elle était tournée
vers la Chine, le Japon, ou encore
le monde amérindien détruit par
la colonisation. Et de l’avis de ses
biographes, cette connaissance
intime des vieilles civilisations le
porta, lui, le Corrézien à un grand
relativisme. « Il a perçu le bascule
ment du monde, la fin du modèle
américain, l’émergence de la mon
dialisation », assure l’historien et
éditeur JeanLuc Barré. « Il avait
intégré l’idée d’une Europe en dé
clin et vivait très bien avec », com
plète le journaliste FranzOlivier
Giesbert.
Rien, aux yeux de Jacques Chi
rac, ne valait qu’on bouscule la
France, ce vieux pays devenu
sous son double mandat multi
culturel et traversé de tensions. Il
s’employa au contraire à la rac
commoder et à la sécuriser par
une kyrielle de plans (sécurité
routière, cancer, sida, pauvreté,
banlieue) ou de lois (laïcité) qui
laissent aujourd’hui un bon sou
venir. C’est pourtant ce côté pré
cautionneux qui précipita l’en
trée en scène du nouveau monde
politique, celui que l’on connaît
aujourd’hui et qui ne jure que par
l’action, la technicité, l’efficacité.
Traité de « roi fainéant » par son
successeur Nicolas Sarkozy, Jac
ques Chirac était devenu à la fin
de ses douze années passées à
l’Elysée, le symbole d’une impuis
sance politique qu’il fallait conju
rer par une rupture nette. Brus
quement, le tempo politique s’ac
céléra, les tensions s’avivèrent,
pour un résultat éminemment
décevant. C’est pourquoi la nos
talgie remonte aussi fort ces der
niers jours, transformant les fu
nérailles de Jacques Chirac en un
requiem pour le vieux monde.
O
n le sait depuis 1945 : les crimes
contre l’humanité ont commencé
par des mots. Ceux qui ont pré
senté les juifs comme un peuple inassimi
lable et menaçant dont la seule présence
compromettrait une identité nationale im
muable. Stigmatisation, exclusion, expul
sion, extermination. « Au bout de la chaîne,
il y a le camp », a écrit l’auteur italien Primo
Levi, à son retour d’Auschwitz.
Ces mots, cette rhétorique qui montre du
doigt une partie de la communauté natio
nale, normalise une distinction fondée sur
l’origine, la culture ou la religion, enferme
dans une identité fantasmée et transforme
« l’autre » en bouc émissaire, constituent le
fonds de commerce du polémiste Eric Zem
mour. Manipulant et attisant des peurs
réelles de tout temps liées à l’immigration,
qu’il mêle à ses propres fantasmes postco
loniaux, il présente les musulmans instal
lés en France comme l’avantgarde revan
charde des excolonisés venus « remplacer »
les « Français de souche ». Comme si la
France n’était pas un vieux pays d’immi
gration riche de sa diversité, comme si « les
musulmans » formaient une communauté
uniforme au bord de la prise du pouvoir.
Son discours, prononcé au cours d’un
meeting d’extrême droite organisé samedi
28 septembre par des proches de Marion
Maréchal exLe Pen, est d’une violence in
sensée. Il appelle ouvertement à « se bat
tre » contre « une armée d’occupation » dont
« l’uniforme » serait « la djellaba », assimile
explicitement les musulmans aux nazis. Il
franchit un nouveau palier dans l’inaccep
table en proclamant la mort de la Républi
que et en appelant à la guerre civile afin de
repousser « l’invasion » et de « restaurer » la
France catholique éternelle.
M. Zemmour, condamné pour « incitation
à la haine raciale » pérore dans plusieurs
médias dont Le Figaro et Paris Première.
Mais samedi, il a eu droit à trentedeux mi
nutes de haine sans contradicteur en direct
sur la chaîne LCI, filiale de TF1 et propriété
du groupe Bouygues. C’est une infamie.
Comme l’a montré l’historien Gérard Noi
riel, le polémiste utilise une rhétorique et
des techniques étonnamment similaires à
celles d’Edouard Drumont, figure française
de l’antisémitisme de combat. L’un a
nourri la haine antijuive dans les années
1930 et à Vichy ; l’autre revendique désor
mais le parallèle avec les années 1930, qua
lifiant la prétendue alliance entre le « libé
ralisme droitsdel’hommiste » et l’islam de
« nouveau pacte germanosoviétique ».
En diffusant sans le moindre recul un dis
cours hostile à la démocratie et d’inspira
tion fasciste, en admettant du bout des lè
vres une simple erreur de « format », LCI
s’est faite la complice d’une démarche poli
tique antirépublicaine. La course aux pro
pos enflammés et au buzz sur les réseaux
sociaux ne peut nourrir ceux qui rêvent de
nouvelle croisade. Eric Zemmour doit ces
ser d’être un « bon client » pour les journa
listes et les médias qui les emploient. Il doit
être traité pour ce qu’il est : un délinquant
et un pyromane.
A son projet de guerre civile, de banalisa
tion du racisme et de destruction des ac
quis de l’après1945 – le refus de toute dis
crimination, l’unicité de l’humanité –, il
faut opposer non pas des leçons de morale
ou des anathèmes mais une alternative :
une France fière d’attirer depuis des siècles
des travailleurs étrangers et des persécutés,
un pays riche de la diversité de ses cultures,
à l’avantgarde de la défense de l’universa
lité des droits humains.
LE DÉCÈS DE
JACQUES CHIRAC
A EU POUR EFFET
DE REPLONGER
LES FRANÇAIS
DANS LE MONDE
D’HIER
ZEMMOUR
ET LA HAINE
TÉLÉVISÉE
FRANCE|CHRONIQUE
pa r f r a n ç o i s e f r e s s o z
Requiem pour
le vieux monde
POUR GALVANISER
LES FRANÇAIS,
JAMAIS IL NE LUI
SERAIT VENU À
L’ESPRIT DE PARLER
DE « PREMIERS
DE CORDÉE »
Tirage du Monde daté mardi 1er octobre : 167 167 exemplaires