8 |international MERCREDI 2 OCTOBRE 2019
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Au Yémen, un tournant dans la guerre
A la faveur du conflit, les rebelles houthistes construisent un Etat parallèle avec le soutien de l’Iran
E
ntre des rumeurs de ces
sezlefeu imminent avec
l’Arabie saoudite, la mise
en avant, à des fins de
propagande, de coups d’éclats mi
litaires majeurs datant du mois
d’août et l’annonce de libérations
unilatérales de prisonniers, les re
belles houthistes multiplient, de
puis la fin du mois de septembre,
des initiatives spectaculaires. Se
lon le Comité international de la
Croix rouge, les houthistes ont li
béré, lundi 30 septembre, 290 pri
sonniers en vertu d’un accord né
gocié sous l’égide de l’Organisa
tion des Nations unies pour une
désescalade dans le pays.
Cet activisme intervient après
que ce groupe, bénéficiant du
soutien de l’Iran et autrefois mar
ginal dans l’équation régionale,
s’est retrouvé projeté au cœur des
enjeux mondiaux le 14 septem
bre, après une frappe sur des sites
pétroliers saoudiens. Cinq ans
après la prise de la capitale yémé
nite, Sanaa, par les houthistes, qui
a déclenché l’opération emme
née par l’Arabie saoudite début
2015, la guerre semble entrer
dans une phase nouvelle. La
frappe qui a alors fait trébucher
les marchés, et que les houthistes
ont revendiquée, a porté la région
au bord du gouffre, tandis que
l’Iran et ses adversaires sont en
plein bras de fer sur la question
nucléaire.
Les houthistes renforcés Le ter
ritoire contrôlé par les houthis
tes abrite la majorité de la popu
lation du Yémen. Cinq ans après
leur arrivée à Sanaa, les rebelles
ont su résister aux offensives de
la coalition dirigée par Riyad, ré
gulièrement dénoncée pour les
morts civiles et la destruction
des infrastructures, et ont même
renforcé leur mainmise. Le blo
cus imposé par l’Arabie saoudite
favorise une économie de guerre
et de contrebande qui enrichit
leurs dirigeants et rend la popu
lation plus dépendante du pou
voir. La situation de conflit éva
cue les revendications des habi
tants en matière de gouver
nance. Dans ce domaine, les
houthistes sont parvenus à
noyauter les institutions exis
tantes ou à créer les leurs, déte
nant la réalité du pouvoir.
L’influence iranienne n’a, par
ailleurs, eu de cesse de se consoli
der. La livraison de nouveaux ar
mements comme les drones ou
les missiles, qui permettent aux
houthistes de menacer à peu de
frais la puissante Riyad, va de
pair avec l’importation progres
sive de l’idéologie de la Républi
que islamique dans les rangs de
cette rébellion née au cœur de
l’islam zaydite du nord du Yé
men, pourtant très éloigné, à
l’origine, du chiisme iranien.
Une coalition divisée Le perfec
tionnement des armements que
Riyad acquiert à grand prix
auprès de ses soutiens occiden
taux n’aura pas suffi à venir à
bout des houthistes. Les bombar
dements n’ont débouché sur
aucune victoire majeure dans le
nord du pays. Dans le sud, le front
antihouthiste se disloque. Les
Emirats arabes unis, autre poids
lourd de la coalition, ne partagent
pas les objectifs stratégiques de
Riyad dans le pays.
Après avoir établi un réseau
d’influence le long des côtes du
Yémen, les Emirats ont engagé un
retrait militaire, soutenant tou
jours, sur place, des alliés locaux
qui n’ont que faire de l’unité du
pays. En août, les séparatistes su
distes, organisés et armés par
Abou Dhabi, ont pris le contrôle
d’Aden, le grand port du sud, ravi
vant la mémoire du Yémen du
Sud indépendant de 1962 à 1990
et affrontant violemment les
troupes affiliées au gouverne
ment officiel, soutenues elles
mêmes par l’Arabie saoudite.
L’Etat en miettes Les évolutions
centrifuges dans les zones pla
cées sous le contrôle formel
d’une coalition divisée sont
aussi le résultat de la perte de lé
gitimité du gouvernement re
connu par la communauté inter
nationale. A sa tête, le président
Hadi est isolé, exilé à Riyad, sans
prise sur les destinées du pays.
En ordonnant, en 2016, la ferme
ture de la Banque centrale du Yé
men, chargée de payer les salai
res des fonctionnaires, M. Hadi a
enterré le dernier vestige de
l’Etat, commun à tous les Yémé
nites. Dans les provinces tenues
par les antihouthistes, les gou
verneurs sont débordés par des
forces miliciennes ou des unités
désaffiliées de l’armée nationale
jouissant du soutien direct de
l’Arabie saoudite ou des Emirats
et qui exercent localement la réa
lité du pouvoir.
Audelà de la confrontation en
tre les houthistes et leurs adver
saires, audelà des divisions in
ternes à la coalition, les conflits
locaux se multiplient. Dans le
gouvernorat de l’Hadramout,
longtemps marginalisé mais ri
che en ressources, des forces lo
cales entendent tracer leur pro
pre chemin. A l’extrême sudest,
un conflit par procuration bout
entre l’Arabie saoudite, qui inves
tit la zone militairement, et le
sultanat d’Oman, qui sort peu à
peu de sa neutralité, portant,
dans cette région isolée, le germe
de confrontations futures.
Les djihadistes prospèrent Dans
ce paysage éclaté, les groupes dji
hadistes prospèrent. En juin, Al
Qaida dans la péninsule Arabique
(AQPA), l’organisation au nom de
laquelle ont été commis les atten
tats de Charlie Hebdo et de l’Hy
percasher en 2015, a lancé une
contreoffensive. Les djihadistes
ont également su tirer parti du
conflit entre les forces progou
vernementales soutenues par
l’Arabie saoudite et les séparatis
tes sudistes appuyés par les Emi
rats arabes unis pour prendre le
contrôle de certains districts du
sud du pays et accroître leur in
fluence au détriment de la fran
chise locale de l’Etat islamique.
Si AQPA a perdu sa « capitale » –
le port de Moukalla, sous son con
trôle d’avril 2015 à avril 2016 –, l’or
ganisation a pu se disséminer
dans l’arrièrepays. En l’absence
de territoire stable, le groupe
maintient une présence, une in
fluence et des capacités de recru
tement. Les idées djihadistes bé
néficient par ailleurs de la logique
de confessionnalisation dans la
quelle le pays est entraîné à la fa
veur de la confrontation entre
l’Iran et l’Arabie saoudite. A l’im
portation de pratiques issues du
chiisme à l’iranienne dans les zo
nes contrôlées par les houthistes
répond une généralisation du dis
cours sunnite radical ailleurs,
alors même que les complexités
confessionnelles du Yémen
échappaient historiquement à un
clivage désormais importé entre
chiites et sunnites.
allan kaval
A l’extrême sud-
est, un conflit par
procuration bout
entre l’Arabie
saoudite, qui
investit la zone
militairement, et
le sultanat
d’Oman, qui sort
peu à peu
de sa neutralité