Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — n 1510 du 10 au 16 octobre 2019


AFGHANISTAN


Supportrices


de foot,


de Téhéran


à Kaboul


L’immolation d’une jeune
Iranienne qui contestait
l’interdiction pour les
femmes d’entrer dans les
stades a ému les Afghanes.
Celles-ci se montrent
combatives face à un possible
retour au pouvoir des talibans.

tôt après avoir tenté de s’immo-
ler par le feu.
Surnommée “la Fille en bleu”
en raison de la couleur du maillot
porté par l’équipe qu’elle aimait –
l’Esteghlal FC –, Sahar Khodayari
s’est brûlée vivante pour protes-
ter contre son arrestation [en
mars dernier] et la peine de six
mois de prison [qu’elle pensait
encourir] pour avoir essayé d’en-
trer dans un stade. Ironiquement,
le mot “esteghlal” signifi e “indé-
pendance” en persan, et le stade
où elle voulait aller à Téhéran s’ap-
pelle Azadi, “Liberté”. Après sa
mort, la communauté internatio-
nale s’est insurgée contre les poli-
tiques discriminatoires iraniennes.
Des ONG telles que Human Rights
Watch et Amnesty International
sont notamment intervenues.
“Cette histoire dramatique révèle
au grand jour les conséquences du

mépris eff royable dont font preuve
les autorités iraniennes à l’égard
des droits des femmes dans le pays.
Le seul ‘crime’ de Sahar Khodayari
était d’être une femme dans un pays
où les femmes sont confrontées à une
discrimination profondément ancrée
dans la législation, qui se manifeste

des pires façons imaginables dans
tous les aspects de leur vie, y com-
pris le sport”, a déclaré Philip
Luther, directeur de la recherche
et des actions de plaidoyer pour
le Moyen-Orient et l’Afrique du
Nord à Amnesty International.
Dans un communiqué, il a appelé
la Fifa et la Confédération asia-
tique de football à agir sans délai.
[La Coupe du monde de football
2022 aura lieu au Qatar.]
À Kaboul, le cas de “la Fille en
bleu” a suscité compassion et soli-
darité féminine, et, dans le stade,
son combat a été salué. Le 13 sep-
tembre, de nombreux hommes se
sont joints aux femmes, amplifi ant

—The Hindu Madras

De Kaboul

L


e 13 septembre, le stade
de Kaboul était plein. Par
milliers, des fans de foot
étaient venus assister à un match
du championnat afghan de pre-
mière division, qui avait com-
mencé au début du mois. Il n’y a
pas si longtemps, à la fi n des années
1990, ce stade était le théâtre d’exé-
cutions publiques – parfois de
femmes – ordonnées par les tali-
b a n s [19 9 6 - 2 0 01].
Mais, depuis la chute de ce
régime dictatorial en 2001, les
stades de la ville ont bien changé :
la jeunesse afghane en a repris pos-
session. Les femmes assistent aux
matchs et pratiquent même plu-
sieurs sports sur ce terrain autre-
fois interdit.
L’ambiance qui règne dans le
stade tous les ans pendant le cham-
pionnat de football et d’autres
tournois sportifs, immensé-
ment populaires, témoigne de
ces changements. Mais cette fois
les acclamations des supportrices
comportaient un message plus
fort que lors des autres saisons.
Elles exprimaient leur solidarité
avec leurs sœurs iraniennes, pri-
vées du droit d’entrer dans un
stade. Ainsi, ce jour-là, plusieurs
femmes afghanes ont brandi des
pancartes peintes à la main pour
manifester leur soutien à l’égard
de Sahar Khodayari – une jeune
femme iranienne qui était fan
de foot, morte quatre jours plus

●●● Ce n’est pas encore
une reprise à proprement
parler mais tous les ingrédients
semblent réunis. Vendredi
4 octobre, le processus de paix
afghan était sur toutes les
lèvres, du fait de “la présence
simultanée”, à Islamabad,
des représentants des talibans
et de Zalmay Khalilzad,
l’envoyé spécial
des États-Unis dans la région,
comme l’a relaté le journal
pakistanais Daily Times. C ’es t
ce diplomate qui négociait
avec les insurgés afghans
à Doha depuis un an, jusqu’à
ce que Donald Trump stoppe
brusquement les pourparlers

au début de septembre. Selon
l’Afghanistan Times,
Américains et talibans se sont
bel et bien “rencontrés”
dans la capitale pakistanaise
et ont “discuté de la reprise
des négociations”.
Le gouvernement afghan
n’en reste pas moins méfi ant,
exigeant sa présence autour
de la table si des échanges
devaient reprendre. Malgré
plusieurs attentats cherchant
à décourager les Afghans
d’aller voter, le premier tour
de l’élection présidentielle
a eu lieu samedi 28 septembre,
avec un taux de participation
à peine supérieur à 20 %.

Le président sortant, Ashraf
Ghani, y a vu “un succès pour
la démocratie”. Les talibans,
eux, contestent la légitimité
du scrutin, dont les résultats
défi nitifs ne seront pas connus
avant le 7 novembre, préalable
à un éventuel second tour.
D’après un pointage réalisé
en juin par Al Jazeera,
le gouvernement afghan
contrôlerait aujourd’hui
“229 districts, soit 56,3 %
du territoire”, tandis que
les insurgés auraient la main
“sur 59 districts, soit une part
de 14,5 %”. Le reste (29,2 %
du pays) serait “disputé
par les deux parties”.

Contexte


Supportrices


combatives face à un possible
retour au pouvoir des talibans.

tôt après avoir tenté de s’immo- des pires façons imaginables dans

ainsi leurs voix en brandissant
des affi ches sur lesquelles était
écrit “#BlueGirl”, le hash-
tag utilisé sur les réseaux
sociaux pour évoquer le
sujet. Pour les femmes
afghanes, qui ont vécu
sous un régime extré-
miste et qui restent
confrontées à la dis-
crimination et à de
nombreux défis, la
rébellion de la jeune
Iranienne incarne
leurs luttes. “Notre
culture est la même et
nous parlons la même
langue, alors pourquoi ne
pas faire entendre notre voix
pour défendre les Iraniennes?”
avance Mariam Atahi, mili-
tante afghane qui défend les
droits des femmes et a participé
à la manifestation dans le stade
de Kaboul. “Aller au stade pour
voir un match n’est pas un crime
[...] et ce n’est pas interdit par l’is-
lam. Aucun texte de l’islam n’af-
fi rme que les femmes ne doivent pas
aller au stade pour voir un match”,
affi rme-t-elle avant d’ajouter que
les Afghanes connaissent bien les
luttes que mènent les Iraniennes.
“Nous avons traversé une période
sombre pendant le régime taliban.
Les femmes n’avaient pas le droit de
sortir de chez elles, d’étudier ou même
de s’exprimer”, raconte Mariam
Atahi. Pour elle et ses compa-
triotes présentes dans le stade,
cet acte de solidarité était une
façon de faire de nouveau retentir
leur voix sur la scène internatio-
nale. “Les Afghanes ont une identité

qui doit être prise en compte dans
le cadre du processus de paix et de
réconciliation. Parallèlement, nous
continuerons à défendre les droits
humains dans le monde. Nous élève-
rons nos voix pour défendre non seu-
lement notre cause, mais aussi celle
de toutes les femmes dont les droits
fondamentaux sont bafoués, pour-
su it- elle. Nous sommes confron-
tées à de nombreux problèmes ici
[en Afghanistan]. Quel que soit l’en-
droit où l’on vit, tout le monde a la

responsabilité de défendre les droits
des femmes.” Comme beaucoup
d’autres femmes dans le pays,
Mariam Atahi craint un éventuel
retour des talibans au pouvoir.
Malgré tout, les Afghanes sont
catégoriques : elles ne renonce-
ront pas à leurs droits ni ne per-
mettront que les avancées des
dix-huit dernières années soient
remises en cause. “Depuis [2001],
les Afghanes ont accompli beaucoup
et ont lutté sans relâche pour arriver
à leur situation actuelle. Nous nous
sommes battues, nous avons défendu
des droits, nous avons tenu tête. Et
aujourd’hui il est hors de question de
revenir à une époque où l’accès aux
stades nous était interdit, conclut-
elle. Nous ne céderons pas.”
—Ruchi Kumar
Publié le 28 septembre

Elles ne permettront
pas que les avancées
des dix-huit dernières
années soient
remises en cause.

↙ Femmes au front.
Dessin de Willis, Tunisie.

“Aller au stade pour
voir un match n’est
pas un crime [...] et ce
n’est pas interdit par
l’i sl am .”
Mariam Atahi,
MILITANTE AFGHANE
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