Courrier International - 10.10.2019

(Brent) #1
L’esprit
d’ouver-
ture.

En partenariat avec

AFFAIRES ÉTRANGÈRES.


SAMEDI 11H -12H


Christine Ockrent



  1. MOYEN-ORIENT Courrier international — n 1510 du 10 au 16 octobre 2019


—Al-Modon (e x t r a i t s)
Beyrouth


M


ais oui, c’est sa vie privée.
Et puis, on ne va pas lui
reprocher d’être géné-
reux. De toute façon, il est
inconcevable qu’un homme
providentiel comme lui donne
de l’argent juste pour du sexe.
Qui pourrait croire que Candice
van der Merwe ait exigé une
telle somme en échange d’un


rapport! Elle n’aurait certaine-
ment pas osé rêver du centième
du montant. Le centième, cela
aurait déjà fait une somme ron-
delette, à savoir 160000 dol-
lars. L’équivalent du prix d’un
appartement quelconque au
Liban, qu’un couple ordinaire
met trente ans à payer.
Oui, bien sûr, c’est sa vie
privée. À l’époque des faits
[en 2013], ce n’était pas seule-
ment le Liban qui était au bord

de la banqueroute, mais éga-
lement l’entreprise dont notre
homme est l’héritier. Tant et
si bien qu’il ne payait plus ses
employés [des centaines d’em-
ployés de Hariri aussi bien en
Arabie Saoudite qu’au Liban ont
été licenciés sans versement de
leur salaire], qui gagnaient, par-
fois, dans les 1000 dollars par
mois. C’est-à-dire 0,0125 % des
16 millions de dollars qu’il a virés
d’un coup sur le compte ban-
caire de Candice. C’est l’amour,
vous dis-je.
Un amour capable de dépla-
cer des montagnes... d’argent,
le reste, c’est du détail. Il y a
là un compte en banque dont
nous autres n’arriverions pas à
compter les zéros. Des millions
à portée d’un clic de souris.
Quel grand moment de trans-
port amoureux Saad Hariri
a dû vivre en cliquant sur
“confi rmer”! C’était tout
ce qu’il y a de plus privé
et d’intime, entre lui
et sa banque, qui doit
comme le reste appar-
tenir à un univers que
nous, le commun des
mortels, aurions du mal
à imaginer.
Elle lui a probablement
demandé s’il était vraiment
sûr de ne pas s’être trompé,
d’avoir bien réfl échi, d’avoir
bien lu la somme dont il s’agis-
sait. Une petite voix intérieure a
dû lui demander aussi s’il avait
bien mesuré les réactions du petit
peuple sunnite de Beyrouth, sa
base électorale. Ou du modeste
soldat de l’armée libanaise, ou
des habitants de Saïda, sa ville
natale.
Mais rien n’y a fait, Saad Hariri
a envoyé l’argent. Comme un
pied de nez. Pied de nez à l’hé-
ritage que lui a légué son père

●●● Un article paru
dans le New York
Times le lundi
30 septembre révèle
que le Premier ministre
libanais, Saad Hariri,
a versé 16 millions de
dollars à un mannequin
sud-africain rencontré
aux Seychelles et qui
se trouve aujourd’hui
en procès avec le fi sc
dans son pays.
Cette information qui
a enfl ammé les réseaux
sociaux a été traitée
avec embarras dans
la presse libanaise.
Mutisme de certains
médias, défense de
la vie privée de Hariri
“c’est son argent”
dans d’autres, ou alors
évocation d’un complot
américain contre Hariri!

Hariri ne payait plus
ses employés, qui,
parfois, gagnaient
parfois dans les
1 000 dollars.

LIBAN


L’amour à 16 millions


de dollars


Le Premier ministre libanais Saad Hariri a donné


une somme astronomique à un top-modèle sud-


africain. La nouvelle a traumatisé le pays, au bord


de la banqueroute. Un article ironique d’Al-Modon.


Contexte


↙ Dessin de Stavro,
Liban.

[Rafi c Hariri, assassiné en 2005],
alors qu’il n’avait rien demandé
mais qu’il a quand même bien
voulu garder. Pied de nez à ce
pays, le Liban, qui est trop petit
pour lui. Pied de nez au destin
qui a fait de lui un milliardaire
en même temps qu’un chef poli-
tique. Pied de nez au Hezbollah,
à Bachar El-Assad, aux Saoudiens

et à tant d’autres. Pied de nez à
l’univers entier, qui est trop dur
pour ce cœur tendre. Incompris,
Saad, malmené, bousculé. Il a
trouvé refuge dans l’amour,
l’amour qui excuse tout.
Il n’est pas poète, et ne sait
pas non plus chanter. Candice de
toute façon serait insensible à des
odes d’amour et à des chansons
arabes sirupeuses. Comment
un milliardaire qui n’est pas
Roméo peut-il bien exprimer
son amour pour une dame qui
n’est pas Juliette? À coups de
millions, évidemment. Pour
un montant qui aurait permis
d’acheter 5,33 sandwichs aux
falafels à chacun des 3 millions
de Libanais. Mais les Libanais
auraient tout mangé dans la
journée, et Saad a donc pré-
féré donner ces 16 millions à
quelqu’un qui allait pouvoir en
profi ter toute sa vie.

Bikinis. On ne se lasse pas de
répéter le montant, tant il nous
stupéfi e chaque fois. Candice
aussi a dû être stupéfaite. Elle
s’est peut-être demandé com-
bien de bikinis [elle a été man-
nequin pour bikinis] elle allait
pouvoir s’acheter. Où est le pro-
blème? Ce n’est pas une honte
d’être milliardaire. Au contraire!
En réalité, ces 16 millions, c’est
le coup d’éclat d’un révolution-
naire. C’est le moment guévarien
de notre Saad Hariri. Quand un

homme de sa trempe se rebelle,
il ne hurle pas, ne casse pas la
vaisselle, ne prend pas les armes
pour faire la révolution dans les
forêts boliviennes, et n’érige pas
non plus de barricades en brûlant
des pneus pour bloquer l’accès à
Beyrouth comme le feraient de
pauvres gens ordinaires. Lui sait
se distinguer : il a préféré rendre
heureuse une jeune orpheline,
devenue mannequin. Un révo-
lutionnaire, vous dis-je, mais un
révolutionnaire qui sait mettre
les formes. La classe, quoi. Saad
s’élève au-dessus de tous les
autres, révolutionnaires de bas
étage, politiciens sans envergure,
troubadours sans le sou. D’un
claquement de doigts, il dépose
sur un compte une somme que
nous autres avons du mal à ima-
giner. Et du coup il réveille en
nous la haine de classe. Bravo
l’artiste!
—Jihad Bazzi
Publié le 1er octobre

Un amour capable
de déplacer
des montagnes...
d’argent, le reste,
c’est du détail.
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