12 // IDEES & DEBATS Lundi 7 octobre 2019 Les Echos
art&culture
Le faux pas éléphantesque
de David Bobée
La présence magnétique des deux stars, JoeyStarr – qui fait le job comme
il peut – et Béatrice Dalle – qui incarne avec générosité Madame Kendal –
ne suffit pas à dissiper le malaise. Photo Arnaud Bertereau
Philippe Chevilley
@pchevilley
Le spectacle cafouille
d’emblée. Le metteur en
scène, David Bobée, ne par-
vient pas à créer l’atmos-
phère h ardcore que suggère
la première scène d’« Elephant Man ». Dans
l’écrin doré des Folies Bergère, le directeur
du CDN de Rouen, pourtant réputé pour ses
images fortes et sa fibre circassienne,
orchestre platement l’exhibition du « mons-
tre » par son propriétaire forain devant un
rideau rouge. L’entrée en lice du professeur
Frédéric Treves (Christophe Grégoire), qui
va r acheter l ’homme-éléphant à son t ortion-
naire pour en faire un sujet d’étude scientifi-
que, n’arrange rien à l’affaire. Une fois satis-
faite la curiosité de découvrir un JoeyStarr
imposant, à peine grimé (comme David
Bowie lors de la représentation de la pièce à
New York en 1979), on s’ennuie f erme lors d u
premier échange entre le docteur et le direc-
teur de l’hôpital de Londres.
Projections arty
On le pressent alors : l’œuvre de l’Américain
Bernard Pomerance (1977), mélange de
mélodrame, de sitcom et de Grand Guignol
sauce Broadway, a vieilli. David Lynch s’en
était d’ailleurs affranchi pour écrire son
film. Hélas, l’« adaptation libre » de David
Bobée et Pascal Colin la rend encore plus
bavarde et indigeste. L’actualisation au for-
ceps du drame, tiré d’un fait divers à Lon-
dres à la fin du XIXe siècle, ne passe pas la
rampe. Le metteur en scène
veut corser le propos huma-
niste sur l es pièges de
l’apparence et les vertus de
la différence : il y ajoute la
dénonciation des méfaits
du colonialisme, des effets
pervers de la charité, de
l’arrogance des puissants qui poussent les
pauvres à la violence... La charge, confuse,
est à peine audible.
Autre grande faiblesse : insuffisamment
dirigés, les acteurs jouent le plus souvent
faux. La présence magnétique des deux
stars, JoeyStarr – qui f ait l e job comme il p eut
- et B éatrice Dalle – qui incarne avec généro-
sité Madame Kendal, séduite par la beauté
intérieure de l’homme éléphant – ne suffit
pas à dissiper le malaise. Pas plus que la
prestation intense de Radouan Leflahi, le
seul à sortir vraiment son épingle du jeu
dans le rôle du gardien de nuit. David Bobée
aurait pu corriger le tir avec une mise en
scène flamboyante. Tel n’est pas le cas. Mal-
gré les projections vaguement arty, les effets
stroboscopiques répétés, les quelques dan-
ses frénétiques et les nappes de synthéti-
seurs grandiloquentes, l’impressionnant
décor d’hôpital reste irrémédiablement
froid. Trois heures pour un t el naufrage, c’est
long. David Bobée a-t-il été tétanisé par
l’enjeu d’une grosse production? A-t-il
choisi la mauvaise pièce pour développer
des thèmes qui lui sont chers? Ceux qui ont
goûté l’invention et la grâce de sa « Lucrèce
Borgia » et de son « Peer Gynt » sont en droit
de se poser des questions.n
THÉÂTRE
Elephant Man
de Bernard Pomerance
MS David Bobée
Paris, Folies Bergères
Jusqu’au 20 octobre,
3 heures entracte compris
Un « Abîme » entre deux eaux
Pour cette mise en
« Abîme » (« Abgrund »)
signée Thomas Ostermeier,
le public du théâtre des
Gémeaux de Sceaux décou-
vrira, posé sur chaque
siège, un casque audio qu’il
devra porter pendant tout
le spectacle. Un dispositif
sonore rappelant celui uti-
lisé par Simon McBurney
dans « The Encounter » pour nous immer-
ger dans la forêt amazonienne. Sauf qu’ici,
on est plongé dans la jungle des dîners en
villes, la pièce de Maja Zade nous invitant à
explorer les rapports névrotiques entre
bobos en mal de repères. Bettina et Mat-
thias, sémillants trentenaires, parents de
deux petites filles (dont un bébé), ont invité
un autre couple, ainsi que leur ami gay et sa
copine « célibataire » à un dîner fin (et bio).
Les conversations hachées, souvent à fleu-
ret moucheté, alternant propos bien-
pensants et provocateurs (sur la politique,
les migrants, le sexe...) sont filtrées par les
micros-HF des acteurs, spatialisées et
mixées avec une bande-son anxiogène. Le
tout pénètre dans le cerveau du spectateur
par le biais des écouteurs.
Grâce à ce procédé, ce qui pourrait appa-
raître comme un simple vaudeville grinçant
prend d’emblée une dimension onirique et
prépare le moment où la pièce bascule dans
le drame, quand le pire advient dans la
chambre d’enfants... Scénographie
dépouillée élégante (un
simple plan de cuisine),
usage p arcimonieux et judi-
cieux de la vidéo, mise en
valeur du côté fragmenté
du texte (chaque chapitre
est annoncé en grosses let-
tres projetées en fonds de
scène) : le travail de Thomas
Ostermeier est comme à
l’accoutumée brillant et la
réalisation impeccable. Les sept acteurs
(dont une petite fille) de la Schaubühne
excellent dans un jeu hyperréaliste, où
pointe sans cesse l’angoisse. D’où vient alors
qu’on n’est pas subjugué par cet intrigant jeu
de massacre?
Drame ou fantasme
Prometteur dans sa forme éclatée, le texte
de Maja Zade joue sans doute trop sur les
deux tableaux de la satire et du mélodrame,
peinant à fusionner les deux. Le côté fait
divers tragique l’emporte sur la salve anti-
bobos (pourtant très appuyée) et la teneur
subversive du projet se perd. Quant au
recours à des séquences alternatives suggé-
rant que la tragédie n’est peut-être qu’un
fantasme ou un cauchemar, il ne fait que
brouiller un peu plus le propos. On cherche
désespérément cet « abîme », négatif ou
positif, qui donnerait de la densité aux per-
sonnages. On ne retient de cet « Abgrund »
entre deux eaux que des rires étranglés et
une noirceur un rien gratuite. —Ph. C.
THÉÂTRE
L’Abîme – Abgrund
de Maja Zade
Mise en scène
de Thomas Ostermeier
Sceaux, Les Gémeaux
(01 46 61 36 67).
En allemand
surtitré en français
Jusqu’au 13 oct. 1 h 40
LE POINT
DE VUE
de Vincent Giret
La démocratie
face au poison
de la désinformation
U
ne attaque mondiale contre le
journalisme et les journalistes. »
L’homme qui parle n’est pas un
habitué des odes corporatistes. C’est
l’éditeur et propriétaire du « New York
Times », Arthur Ochs Sulzberger,
depuis près de trente ans. Et il sonne
l’alarme dans un texte puissant publié
par son journal. L’année écoulée a été la
plus dramatique de l’histoire de la
presse : 30 journalistes tués, 230 empri-
sonnés, plusieurs milliers harcelés et
menacés ; un marché de l’information
totalement dérégulé et saturé ; un flux
continu de rumeurs et d’intox déferlant
sur les réseaux sociaux, au point
d’ébranler nos institutions et d’attiser la
haine dans nos sociétés.
Ajoutons à ce sombre tableau que
dans 70 pays, des officines, ou pire, des
structures étatiques ont été impliquées
cette année dans des opérations de
manipulations de l’information. Par-
tout, même dans les démocraties, un
poison se diffuse, celui de la défiance
abyssale à l’égard de l’information, des
médias et des journalistes.
Prenons garde, la France n’est pas à
l’abri : mesurée chaque année dans plus
d’une trentaine de pays, notre taux de
confiance dans l’information a perdu 11
points en un an, une chute sans équiva-
lent. Avec 22 %, la France se place ainsi à
l’avant-dernier rang. « Les médias nous
enfument », ont répété les « gilets jau-
nes » pendant des mois. Nos reporters
l’ont mesuré sur le terrain, protégés pour
la première fois, en France, par des offi-
ciers de sécurité. Les grands récits
- journalistique, politique, historique,
deux grandes questions donnent une
nouvelle puissance et un nouvel imagi-
naire au journalisme, elles changent nos
méthodes de travail, favorisent de nou-
velles alliances – entre médias mais
aussi avec le monde académique et
scientifique. Elles stimulent aussi l’inno-
vation technologique avec de nouveaux
outils de certification venus de la block-
chain et de l’intelligence artificielle.
La deuxième réponse est politique :
l’écosystème de l’information participe
de la vie démocratique et ne peut pas
survivre sans régulation. Les Gafa nous
offrent certes de formidables opportuni-
tés d’émancipation, mais ils ne peuvent
continuer à abuser d’une situation de
domination écrasante pour asservir
l’innovation, prendre le contrôle léonin
des données personnelles, siphonner
sans contrepartie les revenus des pro-
ducteurs de contenus, et continuer à
faire déferler, en toute irresponsabilité,
des vagues toxiques d’intox et désinfor-
mation. Et si, sur ce dernier point, Face-
book et Google affirment commencer à
bouger, l ’impact de leurs efforts
demeure dérisoire. L’avenir de l’infor-
mation est devenu un enjeu existentiel
pour nos démocraties. Il n’a jamais été
aussi urgent que s’en saisissent les forces
vives de nos sociétés civiles.
Vincent Giret, est directeur
de franceinfo Radio France.
Tribune publiée à l’occasion de « Médias en
Seine, premier Festival international des
médias de demain », organisé par franceinfo
et « Les Echos », le mardi 8 octobre.
scientifique – qui nous aident à saisir et à
comprendre le réel sont l’objet d’une
défiance radicale. « L’expertise est désor-
mais ressentie comme la plus sournoise
des dominations sociales », s’inquiète
l’historien Marc Lazar, qui redoute
même un processus violent de « décivili-
sation » (3), tant les acquis de la connais-
sance, de l’histoire, et de la science
paraissent balayés par le vent mauvais
du relativisme. Dans ce contexte sulfu-
reux, les médias ne sont pas parfaits,
nous commettons des erreurs.
La gravité de cette crise exige plus que
jamais un journalisme d’excellence, une
défense scrupuleuse des faits et des
acquis de la connaissance, une éthique
impeccable du débat contradictoire, une
capacité d’autocritique et un dialogue
avec tous. Si la réponse à ce chaos de
l’information est multiple, elle est donc
d’abord éditoriale. Le forum annuel de
l’Online News Association, qui réunis-
sait à la mi-septembre près de
3.000 journalistes américains et étran-
gers à La Nouvelle-Orléans donnait la
mesure de l’ambition : « La lutte contre
la désinformation » et « L’urgence clima-
tique » ont dominé tous les débats. Ces
Partout, même dans les
démocraties, un poison
se diffuse, celui
de la défiance à l’égard
des médias
et des journalistes.
LE POINT
DE VUE
d’Eric Giuily
Lubrizol :
la communication
politique en échec
B
ien q ue le gouvernement n’ait pas
ménagé ses efforts, sa communi-
cation sur les conséquences de
l’incendie de l’usine Lubrizol a suscité
une polémique de plus en plus viru-
lente : les pouvoirs publics ne diraient
pas tout. Une mise en cause propice à la
diffusion de rumeurs, les réseaux
sociaux jouant pleinement leur rôle de
déclencheur puis d’amplificateur. Une
fois de plus, en situation de crise environ-
nementale et sanitaire, la communica-
tion p ublique est en échec, ce qui conduit
à se demander s’il est possible de com-
muniquer efficacement dans de tels cas.
La première difficulté tient à la dou-
ble volonté de rassurer les populations
concernées et en même temps d’appli-
quer le principe de précaution. Celui-ci
conduit à prendre des mesures de sau-
vegarde qui semblent nécessairement
accréditer l’existence de véritables ris-
ques. Comment concilier le discours
rassurant du préfet dans les premières
heures de la catastrophe, « le nuage n’est
pas toxique », et une succession de
mesures préventives dont l’annonce a
été étalée dans le temps : fermeture des
écoles, puis interdiction des récoltes
dans les champs et j ardins, comme de la
collecte du lait?
Plus on renforce ces mesures préven-
tives et plus le doute s’installe quant à la
sincérité de la première affirmation. Le
syndrome du nuage de Tchernobyl
s’arrêtant aux frontières n’a pas fini d’ali-
menter un contexte propice à la défiance
générale à l’égard de la parole publique.
thie, restant à un niveau très t echnique et
rationnel. Il aurait fallu avant tout recon-
naître l’inquiétude des habitants de
Rouen et y répondre autrement que par
des réassurances de principe. On peut
s’étonner qu’on ait attendu huit jours
pour la mise en place d’un numéro vert.
Dans un même élan technocratique,
l’Etat a tardé à s’appuyer sur les élus
locaux, notamment les maires, dont on
a vu certains relayer les critiques de
leurs administrés et, participer parfois
activement, à la polémique.
La troisième difficulté a été en
l’espèce plus circonstancielle. On dit en
règle générale qu’une crise chasse
l’autre. De fait le décès de l’ancien prési-
dent de la République puis ses funé-
railles ont largement occupé l’espace
médiatique avec un effet inattendu :
faire naître et nourrir le sentiment dans
la métropole que le sommet de l’Etat a
été trop pris par l’hommage national à
Jacques Chirac pour se préoccuper de
ce qui se passait à Rouen. Une frustra-
tion qui a rapidement tourné en une
colère fortement médiatisée une fois
passé le temps des cérémonies officiel-
les et des hommages.
Il est très difficile de redresser rapide-
ment une communication de crise mal
engagée et les pouvoirs publics n’ont
plus beaucoup d’autres solutions que de
laisser le temps faire son œuvre. Il est
clair que cet échec rendra encore plus
délicate la gestion des prochaines c rises.
Eric Giuily est président de CLAI.
On peut se demander si le choix du
gouvernement d’envoyer les ministres
en ordre dispersé n’a pas été une erreur
entretenant le d ébat e t ravivant les i nter-
rogations. De même, il aurait mieux
valu prendre et annoncer d’emblée les
mesures les plus larges quitte à les allé-
ger ensuite par é tapes p lutôt que de faire
l’inverse, ce qui a nourri l’idée d’une
prise de conscience progressive par les
autorités de conséquences plus graves
qu’initialement annoncé.
La deuxième difficulté tient à l’irréduc-
tible écart entre l’exigence de l’opinion
publique, de tout savoir tout de suite sur
les causes comme sur les conséquences
du sinistre, et le temps nécessaire pour
comprendre les premières et déterminer
les secondes. Sur les causes, les pouvoirs
publics peuvent s’abriter derrière une
réponse éprouvée, « la justice est saisie,
laissons se dérouler l’enquête ». Mais sur
les conséquences, comment faire admet-
tre que le temps des experts et des scienti-
fiques n’est pas celui des médias et encore
moins celui des riverains?
A leur égard, le discours des pouvoirs
publics a sans doute manqué d’empa-
Il aurait mieux valu
prendre et annoncer
d’emblée les mesures
les plus larges, quitte
à les alléger ensuite
par étape.