Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1
0123
JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019 management| 17

LES MÉTAMORPHOSES DE L’EMPLOI


LE LIVRE


R


évolution numérique,
nouvelles formes de
gestion des activités
productives : les indices
d’une vaste recomposition du tra­
vail ne cessent de se multiplier.
« A l’image des transformations
qui affectent les lieux comme les
temps des pratiques profession­
nelles, ce sont les frontières mêmes
du travail qui sont aujourd’hui en
train de bouger », estiment Emilie
Bourdu, Michel Lallement, Pierre
Veltz et Thierry Weil. L’ouvrage
qu’ils dirigent, Le Travail en mou­
vement (Presse des Mines), « a
pour ambition d’entrer dans le vif
des débats et des pratiques, de re­
pérer des constantes et des innova­
tions, de porter attention à des ex­
périmentations locales comme
aux enjeux mondiaux. »
Quelles nouvelles pratiques
productives et quelles nouvelles
formes d’organisation du travail
observe­t­on aujourd’hui? Com­
ment se transforment les frontiè­
res du travail? Quelles sont les im­
plications pour les modes de re­
connaissance au travail, du travail
et par le travail? Ces trois axes
principaux structurent l’ensem­
ble des contributions recueillies
dans l’ouvrage.
L’accent est mis sur les transfor­
mations contemporaines du tra­
vail, « en organisant des va­et­vient
constants entre enjeux analytiques
et prise en compte d’expérimenta­
tions pratiques ». Statistiques, bi­

lans d’expériences dans les ate­
liers comme sur les territoires, re­
présentation imagée que nous of­
frent la littérature et le cinéma,
régulations sociales et négocia­
tions des normes juridiques... Les
entrées thématiques sont diversi­
fiées, tout comme les approches
disciplinaires et les expertises
professionnelles, de façon à ap­
préhender le travail « d’une ma­
nière peu coutumière mais particu­
lièrement heuristique ».

Défis et incertitudes
Les effets pathologiques, non seu­
lement de l’intensification du tra­
vail mais aussi de son envahisse­
ment progressif dans tous les
temps et les sphères de la vie per­
sonnelle, sont au cœur de plu­
sieurs romans récents, comme le
montre la contribution de Lau­
rence Decréau, agrégée de lettres
classiques.
Les frontières entre types d’acti­
vité et statuts professionnels sont
à tels points chahutées que la
norme semble désormais être
celle de l’entre­deux : statut de sa­
larié et d’indépendant, d’actif et
d’inactif... Le débat sur l’opportu­
nité d’instaurer, ou non, un re­
venu universel mérite alors atten­
tion. Les réponses apportées par
Yannick Vanderborght, profes­
seur de sciences politiques à l’uni­
versité Saint­Louis­Bruxelles, et
Jean­Baptiste de Foucauld, inspec­
teur général des finances hono­
raire, divergent radicalement. Une
même préoccupation émerge

néanmoins, et concerne directe­
ment le statut du travail. Est­ce un
quasi­invariant anthropologique
qui appelle une contrepartie mo­
nétaire en lien direct avec l’acti­
vité effectuée? Ou doit­on jouer la
carte de la solidarité au risque de
brouiller les frontières entre tra­
vail et non­travail? En ce début de
XXIe siècle, les défis, les incertitu­
des et les interrogations l’empor­
tent sur les certitudes.
« La dissymétrie peut être tempé­
rée en testant plusieurs des pistes
creusées dans ce travail collectif, à
commencer par celles de la res­
ponsabilisation, de l’expression
des conflits sur ce qui caractérise
un bon travail, des mises en discus­
sion collective du statut du travail
et des rémunérations, ainsi que
des nouvelles formes possibles de
régulation ».
germain hartais

LE  TRAVAIL  EN  MOUVEMENT
sous la direction d’Emile Bourdu,
Michel Lallement, Pierre Veltz et
Thierry Weil, Presse des Mines,
432 pages, 29 euros

Les DRH font leur rentrée et proposent


la création d’un index seniors


L’Association nationale des DRH a tiré les leçons de l’index égalité femmes­hommes


L


es seniors en entreprise?
« Une fabrique d’exclus »,
tranche Benoît Serre.
Avant de renchérir : « Si
vous avez 56 ans en France
aujourd’hui, bonne chance! En
cas de chômage, c’est le drame. »
En multipliant les formules pro­
vocantes, le vice­président natio­
nal délégué de l’Association na­
tionale des directeurs des res­
sources humaines (ANDRH) a
placé la rentrée sociale de cette
dernière sous le signe de l’emploi
des seniors. Les directeurs des
ressources humaines ne man­
quent pas de dossiers à traiter
dans les mois à venir : retraites,
assurance­chômage, lancement
de l’application mobile du
compte personnel de formation,
entrée en vigueur de la réforme
de l’obligation d’emploi des tra­
vailleurs handicapés, reprise du
projet de loi orientation des mo­
bilités, projet de loi sur la dépen­
dance, mise en place du code du
travail numérique...
Mais c’est bel et bien l’emploi
des seniors qui a accaparé l’essen­
tiel des interventions lors de la
conférence de rentrée des DRH,

mardi 10 septembre, dans les lo­
caux de l’ANDRH à Paris.
La question a déjà fait l’objet de
plusieurs législations, depuis la
loi de 2005 concernant les ac­
cords de gestion prévisionnelle
de l’emploi et des compétences
(GPEC). Mais les résultats sont in­
satisfaisants, selon l’ANDRH. Pre­
nez les contrats de génération,
qui reposaient sur « l’idée que les
seniors doivent aider les jeunes.
Un non­sens! Dans les entrepri­
ses, on assiste à l’inverse : ce sont
les jeunes qui peuvent accompa­
gner les seniors, notamment dans
la révolution numérique », estime
le président de l’ANDRH, Jean­
Paul Charlez. Or cette dernière,
poursuit­il, risque de pénaliser
encore les seniors.
Les chiffres ne sont pas rassu­
rants : d’après l’Organisation de
coopération et de développe­
ment économiques (OCDE), le
taux d’emploi des 55­64 ans est
de 52,8 % en France, contre 72,2 %
en Allemagne et 65,9 % au
Royaume­Uni. « La France a qua­
siment 10 points d’écart avec la
plupart des pays européens »,
constate Benoît Serre.

Importance de la formation
Ce sont moins les chiffres que les
réformes gouvernementales en
cours, sur les retraites et l’assu­
rance­chômage, qui font revenir
le sujet sur la table. « Prises sépa­
rément, ces réformes présentent
un certain nombre d’avantages.
En revanche, lorsqu’on les com­
bine, le résultat est explosif et en
décalage avec le marché du tra­
vail », s’inquiète Benoît Serre.
L’ancien directeur général ad­
joint de la Macif, chargé des res­
sources humaines du groupe, dé­
nonce un « marché de dupes » :
renvoyer aux entreprises la res­
ponsabilité de travailler plus
longtemps est dangereux, puis­
que les entreprises « ne savent
pas faire. Et ce n’est pas une ques­

tion d’incitation fiscale. C’est que,
à 45 ans, vous recevez un papier
qui vous annonce que vous êtes
senior. Or vous avez encore vingt
ans de carrière devant vous ».
Dans un contexte de transfor­
mation numérique, les DRH ont
plus que jamais besoin d’outils
performants pour favoriser l’em­
bauche et le maintien en poste
des seniors. Ils s’estiment pour­
tant dépossédés du levier des
plans de formation. Le lancement
de l’application CPF (compte per­
sonnel de formation) en novem­
bre est là pour le rappeler. « Je suis
partagé : en tant que citoyen je me
réjouis, en tant que DRH je pleure
chaque matin. La contribution des
entreprises à la formation profes­
sionnelle est devenue tout simple­
ment une taxe », regrette Jean­Paul
Charlez.
D’après le DGRH du groupe
Etam, si la réforme de la forma­
tion professionnelle repose sur
des « principes généreux sur le pa­
pier », elle « dépossède les entrepri­
ses de nombreux leviers pour déve­
lopper les compétences de leurs
collaborateurs, à l’exception peut­
être des groupes internationaux ».
Pire encore, cette réforme s’est
« tenue dans le dos des entreprises :
elle repose sur l’idée que les socié­
tés ne font pas leur devoir en la ma­
tière, et qu’il faut donc laisser les
salariés maîtres de leur destin ».
Pour encourager l’évolution des
pratiques au sein des entreprises,
ne faut­il pas introduire une dose
de discrimination positive au bé­
néfice des salariés les plus âgés?

Et pourquoi pas un « index se­
niors », calqué sur le modèle de
l’index égalité professionnelle?
Mis en place par le gouverne­
ment, ce dernier, sous la forme
d’une note sur 100, évalue les iné­
galités entre femmes et hommes
dans les entreprises : 40 points
sont attribués aux sociétés rame­
nant l’écart entre la rémunéra­
tion des femmes et celle des
hommes à zéro, 20 à celles qui ac­
cordent les mêmes augmenta­
tions aux femmes qu’aux hom­
mes, 15 points aux entreprises qui
promeuvent autant de femmes
que d’hommes, et 15 également à
celles qui accordent une augmen­
tation aux femmes revenant d’un
congé maternité.

Plusieurs critères
Pour obtenir les dix derniers
points, une entreprise devra
compter au moins quatre fem­
mes parmi ses dix plus hauts sa­
laires. En dessous d’un total de
70 points, la loi prévoit de sanc­
tionner les entreprises.
Audrey Richard, vice­prési­
dente de l’ANDRH, s’en réjouit :
« L’index nous contraint à adop­
ter des actions, à travailler sur
des plans de succession mixtes,
sur la formation pour lutter con­
tre les stéréotypes liés au sexe,
sur la mise en visibilité de poten­
tiels féminins pour créer des rôles
modèles. Un index sur les seniors
pourrait avoir un impact posi­
tif. » A condition de prendre en
compte des indicateurs diffé­
rents : « Il faut agir sur la forma­
tion plus que sur la rémunéra­
tion », affirme Benoît Serre.
Concrètement, l’index seniors
pourrait reposer sur des critères
comme le taux de formation
donc, mais aussi le taux d’em­
ploi, la mobilité interne et le tur­
nover des seniors. Un outil qui
pourrait enfin inciter les entre­
prises à jouer la carte seniors.
margherita nasi

LES  CHIFFRES


30  %
de salariés européens déclarent
avoir été victimes de discrimina-
tion au travail, d’après l’étude
« The Workforce View in Europe
2019 », réalisée par ADP auprès
de 10 000 actifs.

1/
des répondants discriminés don-
nent en premier l’âge comme
traitement inéquitable en France,
avant le genre, le cursus, l’origine
ethnique et la religion.

AVIS  D’EXPERT | DROIT  SOCIAL


Assurer la sécurité incendie ou la sûreté


D


es normes incompatibles ou difficile­
ment compatibles entre elles ne sont
pas rares en droit du travail. Ainsi en
est­il des règles sur la sécurité en matière d’in­
cendie et de celles sur la sûreté. Les deux disposi­
tifs relèvent de l’obligation de l’employeur de
prendre « les mesures nécessaires pour assurer la
sécurité et protéger la santé physique et mentale
des travailleurs », inscrite à l’article L.4121­1 du
code du travail. Mais tandis que l’un consiste à
fluidifier la circulation des salariés, l’autre en or­
ganise notamment le confinement.
Dans le code du travail, la protection des per­
sonnes contre le risque d’incendie s’organise
d’une part par des dispositions à destination des
maîtres d’ouvrage qui s’appliquent lors de la
construction de lieux de travail ou de leurs mo­
difications et, d’autre part, par celles concernant
la prévention et la protection des salariés sur
leur lieu de travail. Le maître mot en est l’éva­
cuation de la totalité des personnes présentes :
soit immédiate, soit différée, mais dans des
conditions de sécurité maximale, notamment
par la désignation d’un référent. La désignation
d’une personne chargée de l’évacuation des sa­
lariés est obligatoire dans les entreprises de
plus de cinquante personnes et, quelle que soit
leur taille, dans celles « où sont manipulées et
mises en œuvre des matières inflammables ».

Silos indépendants
Une taille minimale doit également être fixée
pour les dégagements qui doivent toujours être
libres et « les portes doivent être susceptibles
d’être utilisées pour l’évacuation, de s’ouvrir facile­
ment et d’être manœuvrables de l’intérieur si elles
sont verrouillées » (article R. 4227­6 du code du
travail). La protection des salariés contre le ris­
que terroriste n’est pas régie par des textes aussi
précis. Pour l’instant, seules des bonnes prati­
ques non contraignantes ont été diffusées. Le
secrétariat général de la défense et de la sécurité

nationale et certains services ministériels ont
émis des recommandations et publié des guides
sectoriels. « L’évacuation si possible des person­
nes par des itinéraires sûrs à distance des as­
saillants » est évoquée, mais il s’agit pour l’essen­
tiel de mesures de confinement.
La consigne est de mettre en sécurité le person­
nel et le public en les isolant des intrus mal­
veillants, ou encore d’avertir les occupants d’un
bâtiment en leur intimant l’ordre de se cloîtrer
dans les locaux. Il y est évidemment conseillé de
distinguer le système d’alerte attaque terroriste
du système d’alerte in­
cendie. La réglementa­
tion des deux domaines
continue de se dévelop­
per dans des silos indé­
pendants.
L’employeur, surtout si
son entreprise reçoit du
public, peut appréhen­
der tant le risque sécu­
rité incendie que celui de
la sûreté. Comment? En
élaborant un schéma d’analyse de la situation
existante, sous la forme d’un état des lieux pré­
sentant l’entité à protéger sous ses différents as­
pects, en identifiant des cibles potentielles au
sein de cette entité et les dangers qu’elle abrite,
puis en établissant une hiérarchisation de ces
vulnérabilités.
L’outil pour ce faire peut être le document
unique d’évaluation des risques (DUER) légale­
ment obligatoire à partir du premier salarié.
Dans les grandes entreprises, il convient à cette
fin d’organiser ou de renforcer la collaboration
entre le management du risque incendie et ce­
lui de la sûreté pour une coordination des me­
sures à adopter.

Francis Kessler est maître de conférences
à l’université Paris­I­Panthéon­Sorbonne

L’EMPLOYEUR 


PEUT IDENTIFIER 


LES CIBLES 


POTENTIELLES


ET LES DANGERS


AU SEIN DE L’ENTITÉ


L’index
reposerait sur
des critères
comme le taux
de formation, la
mobilité interne

CARNET DE BUREAU 
PAR ANNE RODIER 

A


ux urgences des hôpitaux, les conditions de tra­
vail donneraient envie à un mourant de rester
chez lui : sous­effectifs soumis à un rythme infer­
nal, manque de lits, gants qui se déchirent quand
l’infirmière s’en saisit, etc. De manière générale, à l’hôpital
comme dans tous les secteurs professionnels tant du public
que du privé, l’intensité du travail est très élevée. L’enquête
que vient de publier le ministère du travail sur l’évolution de
l’exposition des salariés aux risques professionnels révèle
que 32 % de ceux du privé sont « en tension ».
Mais contrairement aux urgentistes, « les salariés se plai­
gnent moins de manquer de moyens matériels pour faire cor­
rectement leur travail que de la perte d’autonomie dans l’orga­
nisation de leur travail », indique la direction de l’animation
de la recherche, des études et des statistiques (Dares). Un re­
cul confirmé par le baromètre Malakoff Médéric Humanis
sur la qualité de vie au travail publié le 18 septembre. Seul
25 % des salariés y déclarent avoir la possibi­
lité de prendre des décisions. Une déficience
qui devrait alerter les DRH.
Car la dégradation du pouvoir d’agir des
travailleurs sur les situations et sur eux­mê­
mes crée « des déséquilibres dommageables à
la qualité du travail comme à la santé des tra­
vailleurs », explique Philippe Zawieja, coau­
teur du Dictionnaire des risques psychoso­
ciaux (Seuil, 2014). La situation critique dans
les hôpitaux aujourd’hui, comme à France
Télécom hier, nous en rappelle cruellement
les enjeux. Après des années de critiques sur
les dégâts des « normes », le travail est donc à
nouveau « empêché » par l’organisation du
travail et les failles du management. Les
transformations numériques sont passées par là. « L’activité
empêchée », c’est le salarié qui, à la fin de la journée, se dit
« aujourd’hui encore, j’ai fait un travail ni fait ni à faire », ré­
sume le psychologue du travail Yves Clot.
Avec l’accélération des échanges, 30 % des salariés estiment
ne pas avoir le temps de bien faire leur travail. Mais surtout la
« latitude décisionnelle » des salariés a baissé, 42 % ne peuvent
plus faire varier les délais fixés pour leur travail (en particu­
lier les employés et les ouvriers), près d’un salarié sur quatre
ne peut plus régler une anomalie sans faire appel à d’autres.
Dans le tertiaire, la perte d’autonomie des salariés est en
hausse, y compris pour les cadres.
« La révolution numérique est porteuse de risques comme
d’opportunités. Les risques sont ceux d’un enfoncement dans la
déshumanisation du travail », alertait le professeur Alain Su­
piot lors de sa leçon de clôture le 22 mai au Collège de France.
Un « régime de travail réellement humain » nécessite de re­
penser la coordination des capacités inventives et organisa­
trices de tous les collaborateurs, suggère­t­il. Autrement dit,
de redonner de la liberté dans le travail.

NÉCESSITÉ DE 


REPENSER LA 


COORDINATION 


DES CAPACITÉS 


INVENTIVES ET 


ORGANISATRICES 


DE TOUS LES 


COLLABORATEURS


Laisser


les travailleurs faire

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