Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1
22 |
styles

JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019

0123


à l’ère


victorienne


De Burberry à JW Anderson en passant par Erdem,


les créateurs de la London Fashion Week puisent


leur inspiration dans le XIX
e
siècle anglais

pour livrer un vestiaire glorieux et ténébreux


MODE
londres

S


tephanie Phair, prési­
dente du British Fashion
Council, posait le ven­
dredi 13 septembre dans
son discours d’introduction à la
Fashion Week un constat vertigi­
neux et édifiant : « En se fondant
sur les chiffres d’importation de
2018, passer sous la juridiction de
l’Organisation mondiale du com­
merce [en cas de Brexit sans
aucun accord avec la commu­
nauté européenne] coûterait à
l’industrie de la mode 870 millions
de livres [979 millions d’euros]. »
Pour parer au pire, des séminaires
ont déjà été organisés pour guider
les petites entreprises du secteur
à travers la tempête.
Dans la capitale anglaise, la
Fashion Week s’est déroulée nor­
malement, du 13 au 17 septembre,
et l’ambiance générale est loin
d’évoquer Armageddon. Les Lon­
doniens lézardent dans les parcs
et profitent des derniers soleils
d’été. Au son du mot « Brexit » un
passant lâche, placide : « Qu’on le
fasse et qu’on en finisse, on verra
bien. » Même les manifestants du
collectif écologiste Extinction Re­
bellion (un groupe international
d’action directe prônant des chan­
gements radicaux comme la sup­
pression de la Fashion Week pour
lutter contre le réchauffement cli­
matique et ses conséquences)
œuvrent dans le calme. Devant le
défilé de Victoria Beckham, ils ha­
ranguent poliment les invités, les
encourageant à rejoindre leur
combat.
On cherche dans les défilés les
symptômes de l’impact poten­

tiel du Brexit. On y découvre sur­
tout une forte poussée de créati­
vité, l’expression d’une féminité
vibrante jusqu’à l’excentricité, et
quelques fantômes de l’ère vic­
torienne, époque glorieuse, agi­
tée et ténébreuse de l’histoire
britannique.
La période fascine Riccardo
Tisci, directeur de la création du
joyau de la mode anglaise, Bur­
berry. Elle le renvoie aussi aux ori­
gines de la marque (née en 1856)
et à son fondateur, Thomas Bur­
berry, inventeur, entrepreneur et
rêveur qui choisit comme emblè­
mes un chevalier en armure et
une licorne. Malgré ces sources
patrimoniales, la collection qui
défile le 16 septembre est la plus
personnelle qu’il ait produite
pour la maison. Le sportswear de
luxe qui a fait son succès se fait
plutôt discret, mais sa manière de
mélanger masculin et féminin
pour créer une sensualité un peu
dure et vénéneuse se lit dans cha­
que silhouette.
Sur les tailleurs, les effets corse­
tés souples dessinent des courbes
gracieuses ; franges de soie et su­
perpositions de dentelles appor­
tent une note plus fragile mais ja­
mais mièvre. Les capes bouffan­
tes et les manches fendues souli­
gnent la dramaturgie d’une allure
par ailleurs stoïque. Pour ses pré­
cédentes collections, l’Italien
avait matérialisé les contrastes du
style anglais dans des shows en
deux volets. Ici, la dichotomie
s’exprime dans chaque silhouette
comme un écho à la schizophré­
nie de l’époque victorienne, dé­
chirée entre rigidité morale et
progrès vertigineux. De cette col­
lision naît une tension qui infuse

toute la collection et lui donne
une âme moderne.
Dépouille de rat, jouets an­
ciens, ficelles de couleur rangées
dans des boîtes en plastique
transparentes... L’artiste cana­
dienne Liz Magor signe le décor
familier et dérangeant du show
JW Anderson. L’installation in­
terroge le rapport à l’objet, le re­
gard que l’on pose sur lui. En pa­
rallèle, le designer s’est penché
sur la façon dont on regarde le vê­
tement, les textures, les bijoux.
De cette mixture conceptuelle, il
tire une poésie singulière pres­
que surréaliste. Aux minirobes
en mohair pastel succèdent des
robes drapées dont les découpes
et la poitrine sont soulignées de
bijoux de strass XXL ; les tailleurs
à basque façon jupon de Marie­
Antoinette croisent des capes la­
mées... C’est gracieux et étrange,
féminin et sensuel. Alors, forcé­
ment, le regard s’accroche à ces
vêtements et à rien d’autre. Dans
un monde saturé de stimuli, c’est
presque un acte de rébellion, une
méditation, le cool en plus. Tous
les shows londoniens ne préten­
dent pas à cette densité de sens. Il
existe aussi un courant plus léger
quoique haut en couleur.
Esprit romanesque par nature,
Erdem invoque un personnage
digne des romans picaresques :
Tina Modotti, actrice de films
muets, photographe de la vie ru­
rale mexicaine et militante com­
muniste. La garde­robe qui va
avec cette saga est forcément
grandiloquente et télescope cou­
leurs vibrantes, velours dévorés,
silhouettes victoriennes à man­
ches gigots, motifs fleuris satu­
rés et touches de folklore mexi­

cain. Une mode théâtrale bran­
die comme un étendard irréa­
liste à la face du monde
d’aujourd’hui.
Le sens du spectacle est aussi au
cœur du style Halpern, recon­
naissable à ses explosions de
paillettes sur tenues du soir. Pour
l’été, le designer s’inspire à la fois
de Barbra Streisand et des Zieg­
feld Follies, le spectacle dansant
ultraglamour des années 1930.
Dans une salle de bal occupée par
deux lustres de cristal géants,
glissent des silhouettes qui alter­
nent exubérance seventies et sé­
duction façon « old Hollywood ».
Lamés de couleurs, sequins, mo­
tifs aquatiques et imprimés pan­
thère font la fête ensemble. C’est
très « bal disco sur le Titanic », im­
probable mais jouissif.
Pour une vie plus simple mais
sophistiquée, on pourra toujours
préférer Victoria Beckham. Ses
tailleurs­pantalons aux couleurs
denses et contrastées (camel et

violine par exemple), ses robes
floues à volants ont un certain
charme quotidien et optimiste.
Enfin, certaines jeunes créatri­
ces « habitées » sont parties à la
chasse aux esprits. Simone Rocha
reçoit dans l’antre décrépi de
l’Alexandra Palace, ancien centre
de loisirs public inauguré en 1875.
Dans ce lieu qu’on ne peut imagi­
ner que hanté, l’Irlandaise se re­
plonge dans le folklore de son
pays ; l’occasion de découvrir la
« chasse au wren ». Dans la tradi­
tion celtique, cela désigne le mo­
ment où de jeunes garçons chas­
saient et tuaient un roitelet (wren
en anglais), réputé diabolique, et
le promenaient ensuite de mai­
son en maison attaché à un mât
décoré.
Robes de poupée et références
victoriennes (deux signatures de
Simone Rocha), tresses de paille
et motifs de porcelaine, ces drôles
de sorcières passent en proces­
sion sur le vieux parquet poussié­
reux et grinçant. Et la ferveur du
public semble confirmer un cer­
tain attrait pour le surnaturel.
Chez Dilara Findikoglu, les sor­
cières sont plus teigneuses. Sym­
bole de paix peint sur le mur avec
ce qui ressemble à du faux sang,
éclairage à la bougie et totems de
paille (réalisés par le directeur du
Musée de la sorcellerie, en Cor­
nouailles) servent de décor à une
messe occulte et électrique où
l’on invoque les esprits pour sau­
ver la planète. La créatrice turque
connue pour son style goth rock
victorien décadent et féministe a
fait inscrire sur la poitrine d’un
mannequin « Vivienne says buy
less » (« Vivienne a dit achetez
moins »), le slogan de décéléra­
tion de dame Westwood, dont elle
est la digne descendante. Crino­
line déstructurée, bustier Tudor
découpé sur les hanches, cape de
messe noire en velours, bijoux ci­
selés qui enserrent les tailles et
les épaules, matériaux recyclés et
coupes savantes : la collection
ressuscite au passage de grandes
héroïnes martyres, de Jeanne
d’Arc à Mary Stuart.
Il y a là toute la virtuosité tech­
nique, toute la créativité débri­
dée, presque furieuse, que l’on
attend de la mode londonienne.
Dans cette collection intense et
sans concession, il y a aussi
cette énergie vitale que l’on res­
sent partout dans la Fashion
Week. Une résilience pleine de
panache.
carine bizet

FRANGES DE SOIE, 


SUPERPOSITIONS 


DE DENTELLES, CAPES 


BOUFFANTES... 


LA COLLECTION 


DE RICCARDO TISCI 


EST LA PLUS 


PERSONNELLE 


QU’IL AIT PRODUITE 


POUR BURBERRY


Burberry.
TOLGA AKMEN/AFP
Simone Rocha.
HENRY NICHOLLS/REUTERS

JW Anderson.
DAISY WALKER

LONDRES | PRÊT-À-PORTER PRINTEMPS-ÉTÉ 2020

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