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LE MONDE CAMPUS JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019
ETUDIANT ET SALARIÉ
LE PRIX DE L’INDÉPENDANCE
I
l peint des murs, pose des meubles,
cire des parquets, donne quelques
cours de yoga et travaille parfois
comme agent d’accueil. Autant de
petits boulots qui, additionnés à une
aide familiale de 150 euros par mois, per
mettent à Marius, 24 ans, de financer ses
études d’économie à la Sorbonne. Chaque
semaine, l’étudiant travaille environ 25 heu
res mais, ne pouvant justifier d’un contrat
long, il n’a pas pu demander d’aménage
ment d’emploi du temps à son université.
« Cela a un fort impact sur ma vie et mes étu
des. L’année dernière, j’étais pris dans une spi
rale de stress, entre les révisions, les cours, le
boulot et les temps de trajet considérables »,
regrettetil. Sa licence, Marius l’a finale
ment terminée en quatre ans, après une
année de redoublement. « La fatigue m’a la
bouré, parfois même terrassé. »
Comme Marius, près d’un étudiant sur
deux a eu une activité rémunérée au cours de
son année universitaire, selon l’enquête 2016
de l’Observatoire national de la vie étudiante.
A Paris, où le coût de la vie est plus élevé, ils
sont même 57 %. Audelà de la nécessité fi
nancière – la majorité de ceux qui travaillent
jugent leur activité « indispensable » pour vi
vre –, les raisons avancées par les étudiants
sont multiples : acquérir une expérience pro
fessionnelle, gagner un peu d’indépendance
visàvis de sa famille, améliorer son quoti
dien... « Le job étudiant est l’un des passages
vers la vie adulte », assure le démographe
Philippe Cordazzo, qui a dirigé la publication
Parcours d’étudiants (Ined, 220 p., 21 €).
Un passage, mais aussi un entredeux
périlleux. Ces jobs parallèles ne sont pas
sans conséquence sur les études : 17,7 % des
étudiants qui travaillent considèrent que
cela a un impact négatif sur leurs résultats,
33,5 % que leur activité est source de stress
ou de tensions nerveuses. Un impact qui va
rie considérablement selon le type de travail
et le volume horaire qui y est consacré. « On
considère que le travail étudiant devient né
faste et affecte la réussite de l’élève audelà de
12 heures par semaine », alerte JeanFrançois
Giret, professeur de sciences de l’éducation
à l’université de Bourgogne. « Dès ce seuil, on
risque de basculer du statut d’étudiant sala
rié à celui de salarié étudiant, avec toute une
série de conséquences : fatigue, stress, mais
surtout une désociabilisation visàvis de
l’université – moins de temps sur les lieux du
campus, moins de contacts avec les pairs,
avec les professeurs... Cela peut entraîner le
décrochage », analyse JeanFrançois Giret.
Aujourd’hui, parmi les étudiants qui tra
vaillent, 20 % ont une activité supérieure à
un mitemps, non liée à leur domaine
d’étude. Une proportion qui varie selon les
filières : un tiers des étudiants en sciences
humaines qui travaillent se trouvent dans
cette situation, contre seulement 16 % des
étudiants en sciences.
Aussi, plus les étudiants sont âgés, plus ils
ont tendance à travailler à côté : 27 % des
étudiants âgés de 19 ans ont un job, contre
60 % des étudiants de 23 ans. « Les aides
sociales diminuent, on veut partir du foyer
parental, avoir son indépendance. Les reve
nus générés par cet emploi tendent alors, pro
gressivement, à devenir la ressource princi
pale du jeune », observe Philippe Cordazzo.
L’origine sociale joue aussi un rôle majeur.
« La différence entre les étudiants issus de mi
lieux aisés et ceux issus de milieux plus défa
vorisés se joue non tant sur l’exercice ou non
d’un job mais sur la qualité et l’intérêt de cet
emploi, et sur son volume horaire, remarque
JeanFrançois Giret. Les premiers auront des
jobs étudiants davantage liés à leurs études
et moins contraints. Les seconds occuperont
des emplois plus déqualifiés et nuisibles à la
réussite académique. »
Le job étudiant d’Audrey, 26 ans, passée par
les BeauxArts et aujourd’hui en master de
linguistique à l’EHESS, est un vrai « plus »
pour ses études et son insertion future : la
jeune femme exerce des missions de mon
tage d’expositions et de régie pour des gale
ries, en autoentrepreneur. Léa, 25 ans, ne
peut pas en dire autant. Etudiante en média
tion culturelle, elle travaille dans un fast
food, avec des horaires très lourds : jusqu’à
22 heures par semaine. Elle déplore « beau
coup de nuits blanches et de privations socia
les ». Elle se surprend souvent à s’assoupir
en cours. Sans aide parentale et seulement
boursière échelon 0 (avec environ 100 euros
mensuels), elle doit multiplier les heures
pour dégager entre 700 et 850 euros par
mois. Une ressource essentielle pour payer
le loyer de son petit studio parisien
(450 euros) et l’ensemble des frais supplé
mentaires (électricité, nourriture, forfait
téléphonique et Internet, transports...).
RISQUE D’« ENLISEMENT »
LouAnne, 23 ans, étudiante en licence de
psychologie, a vu ses notes chuter brutale
ment quand elle a commencé un emploi en
restauration dans un parc d’attractions,
situé à plus d’une heure de son université
d’Amiens. Elle a raté beaucoup de cours et
n’a pas pu être présente à tous ses examens.
« En deuxième année, je n’arrivais plus à sui
vre le rythme. » Elle décide alors d’arrêter ses
études et, pendant plus d’un an, de travailler
pour « mettre de l’argent de côté ». Un risque
d’« enlisement » dans un emploi non qualifié
auquel sont confrontés les jeunes contraints
à un travail prenant, souligne dans ses tra
vaux la sociologue Vanessa Pinto.
Pour gagner en flexibilité et mieux conci
lier études et travail, certains font le choix de
se tourner vers des platesformes numéri
ques. Eliot, 20 ans, est depuis deux ans livreur
à vélo pour l’application Deliveroo afin de
rembourser son prêt, contracté pour payer
son école de commerce à Grenoble. « Pendant
les périodes de partiels, je peux arrêter Delive
roo et, les jours où j’ai un peu plus de temps,
m’inscrire pour des courses à la dernière mi
nute », relate le jeune homme, satisfait.
Face à ce vivier de jeunes disposés à se
rendre disponibles à la carte, une multitude
de platesformes d’emploi ont fleuri, telles
Side, StaffMe ou encore Brigad, dans le but
proposer des missions ponctuelles pour
des entreprises. Mais cette pratique, si elle a
un visage séduisant pour des jeunes qui
regardent avant tout l’argent qui tombe sur
leur compte, n’est pas anodine. Le statut
d’autoentrepreneur, le plus souvent exigé
par ces applications, les prive de nombreux
droits sociaux (cotisations, assurance en
cas d’accident, congés payés...) et tend à
faire de ces étudiants une maind’œuvre
corvéable à merci. Pour autant, ces plates
formes continuent de séduire de plus en
plus de jeunes : l’application Side affiche à
elle seule près de 100 000 inscrits.
Pour mieux prendre en compte les spéci
ficités des étudiants qui travaillent, certai
nes universités proposent des aménage
ments : modification d’emploi du temps,
basculement du contrôle continu au con
trôle terminal et étalement des études sur
deux années, détaille Emmanuelle Jourdan
Chartier, viceprésidente à l’université de
Lille, responsable de l’accompagnement
des publics fragilisés : « C’est compliqué car
c’est du cas par cas, il faut jongler avec les
heures, les groupes. Et mener une négocia
tion permanente avec les facultés. »
ALTERNANCE ET COURS EN LIGNE
Des jobs se développent aussi, timidement,
sur les campus : de quoi mieux intégrer
l’étudiant à la vie académique et faciliter
l’organisation pratique. Deux cents contrats
sont, par exemple, proposés à l’université de
Lille et cinq cents à l’université du Mans,
avec diverses missions : travail en bibliothè
que, à l’accueil, aide aux inscriptions admi
nistratives, animations culturelles, sporti
ves, ou encore soutien informatique et tuto
rat. Mais ces formules restent rares : au
niveau national, seuls 16 % des étudiants qui
travaillent le font au sein de leur université.
« Nous aidons toujours nos étudiants à
trouver le “bon” job. Mais, aujourd’hui, l’en
jeu est davantage de réfléchir à une modifica
tion du rythme des études en luimême, pour
permettre le travail en parallèle, explique
Anne Désert, viceprésidente formation et
vie universitaire au Mans. C’est un nouvel
état d’esprit. Pour cela, nous développons l’al
ternance et, surtout, les offres de formation à
distance. » C’est la solution qu’a choisie Lou
Anne pour pouvoir reprendre sereinement
ses études, avec une première année de fran
çais langue étrangère à la Sorbonne. Elle sui
vra ses cours en ligne en parallèle d’un em
ploi dans une médiathèque, plus en phase
avec son projet professionnel. Un emploi
vertueux, qu’elle aurait aimé trouver plus
tôt. Car un job étudiant, lorsqu’il n’entrave
pas l’obtention du diplôme, constitue tou
jours une plusvalue dans un cursus. « Cela
permet une meilleure insertion profession
nelle à diplôme égal, indique JeanFrançois
Giret. Mener de front travail et études dé
montre de la volonté et de la persévérance. Le
travail étudiant peut également aider à cher
cher sa voie ou à consolider un projet. »j
alice raybaud
Enquête. Tremplin vers le marché
de l’emploi, rite de passage, ou source de
surmenage et de décrochage : travailler
pendant ses études a un impact très
variable sur les trajectoires des élèves.
De nouvelles manières d’assurer
cet équilibre précaire émergent
« LE TRAVAIL
ÉTUDIANT
AFFECTE
LA RÉUSSITE DE
L’ÉLÈVE AU-DELÀ
DE 12 HEURES
PAR SEMAINE »
JEAN-FRANÇOIS GIRET
professeur à l’université
de Bourgogne
800 euros
Ressources mensuelles moyennes
Près de 92 % des étudiants sont aidés
financièrement par leurs parents
(380 euros en moyenne) et 57 % perçoi-
vent des aides sociales (bourses, APL...)
au montant moyen de 300 euros. Le
reste constitué de revenus du travail.
(Source : Insee)