Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1

4 |à la une


LE MONDE CAMPUS JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019

UN TOIT


CONTRE


UN PEU DE SOI


Reportage. A Lille ou en région


parisienne, des associations proposent


des logements à bas coût aux étudiants ,


à condition qu’ils s’engagent dans


des projets à impact social


Q

uatre­vingt­treize mètres
carrés en duplex, trois filles,
un garçon, un chat. Scotché
sur le frigo, un tableau à qua­
tre entrées annonce la répar­
tition des tâches ménagères.
Côté provisions, c’est le bazar à tous les éta­
ges. Placardé à l’entrée de l’une des cham­
bres, un règlement en lettres gothiques pas­
tiche les dix commandements : « Je com­
mencerai par un bonjour », « J’honorerai les
dépenses communes »... Dans les toilettes
trône une immense caricature de Trump,
gagnée lors d’un concours de Mario Kart.
A première vue, nous faisons la visite
d’une sympathique colocation parmi tant
d’autres. Alice, Lucie, Pamina et Rémy sont
tous étudiants à Lille. Mais plutôt que d’ha­
biter dans les jolies ruelles pavées du centre


  • « Pour ça, il aurait fallu vendre un rein! »,
    assure Rémy –, ils ont choisi de partager un
    logement social à Pont­de­Bois, quartier
    prioritaire de Villeneuve­d’Ascq (Nord), à
    deux pas des campus scientifique et litté­
    raire de l’université et de plusieurs grandes
    écoles, comme Centrale Lille.


LUTTE CONTRE LES INÉGALITÉS
Si le loyer y est attractif – 208 euros par per­
sonne charges comprises, sans compter les
APL –, l’argument financier n’a pas été le
seul à peser dans la balance. Cette colo­
cation est en effet une KAPS pour « kolo­
cation à projets solidaires », gérée par
l’Association de la fondation étudiante
pour la ville (AFEV) et inspirée des kots à
projet des voisins belges.
Les « kapseurs », sélectionnés selon leur
degré de motivation et partageant certai­
nes valeurs d’engagement, répondent à peu
de critères : avoir entre 18 et 30 ans, être
étudiant ou en formation alternée, et se
dire prêt à donner cinq heures de leur
temps chaque semaine. Au niveau national,
en 2018­2019, ils étaient 730 « kapseurs » ré­
partis dans 28 villes de France et 53 quar­
tiers. Ce modèle de colocation à projets so­
lidaires, exporté en France en 2010, répond
à l’objectif prioritaire de l’AFEV : la lutte
contre les inégalités. Au travers d’ateliers de
cuisine, de jardins partagés ou de cours
d’alphabétisation, les jeunes vivent une

première forme d’engagement, tout en
apportant une mixité sociale au sein d’un
quartier défavorisé.
Le jour de notre passage, la joyeuse équipe
de Pont­de­Bois (huit étudiants répartis
dans deux appartements identiques) pré­
pare le troisième rendez­vous d’un événe­
ment qu’ils ont appelé « J’aime le diman­
che ». La pétillante Daphné, 23 ans, en master
1 art et responsabilité sociale, à l’université
de Lille, mène l’atelier théâtre proposé cet
après­midi­là aux enfants du quartier.
Au pied de son immeuble, en face du coif­
feur et du marchand de kebabs, elle rejoint
le local de l’AFEV avec les autres « kapseurs ».
Zara, qui habite juste derrière, accompagne
ses quatre enfants – Walid, Sana, Jawad et
Raja – ainsi que ceux d’autres familles de
Pont­de­Bois. Au total, 12 bambins se prê­
tent au jeu. Pour Daphné, par ailleurs béné­
vole dans une association de demandeurs
d’asile, le théâtre représente « un art super­
complet qui permet de développer l’imagi­
nation, de reprendre confiance en soi et de
renforcer le collectif ». Ce type d’événement
crée aussi des liens précieux à l’échelle du
quartier. « Dans notre immeuble, il y a peu
d’étudiants et c’est très riche de croiser diffé­
rentes générations. Les parents nous offrent
parfois le couscous », raconte Rémy, 27 ans,
qui vient de passer les oraux du capes en
lettres classiques.
« J’aime le dimanche » se greffe aux deux
heures hebdomadaires d’accompagne­
ment individuel que chaque « kapseur »
dispense à un jeune de son immeuble


  • élève de primaire jusqu’au lycée. « Le
    mien habite au sixième étage, poursuit
    Rémy. Je ne me limite pas à de l’aide aux de­
    voirs : je l’ai aussi emmené à la Marche pour
    le climat, et initié au cinéma d’animation ja­
    ponais. » L’engagement peut ainsi créer des
    vocations : « En tant que “kapseur”, on entre
    direct dans l’associatif. On l’a à portée de
    main, sans aller le chercher », dit Vincent,
    23 ans, qui, après un master métiers de
    l’enseignement, a choisi de poursuivre ses
    études à l’école Sup’Ecolidaire de Lyon,
    consacrée aux enjeux d’écologie, de solida­
    rité et de citoyenneté.
    « Ces maisons partagées sont des lieux de
    vie intense, qui mélangent amitié et engage­


ment, construction de soi et solidarité, amu­
sement et résistance », explique Geoffrey
Pleyers, sociologue à l’Université catholi­
que de Louvain (Belgique), qui a étudié les
kots à projet de son établissement. « Bien
qu’éphémères, ces expériences marquent du­
rablement chaque participant. » Et si, pen­
dant la vie universitaire, l’équilibre entre la
réussite des études et l’engagement n’est
pas toujours facile, l’émulation collective
aide à tenir le rythme.

INCUBATEURS D’ACTIONS SOLIDAIRES
Fruits d’une négociation avec les bailleurs
sociaux, traditionnellement peu tournés
vers la jeunesse, les KAPS ressemblent ainsi
à des mini­incubateurs d’actions solidaires,
des petites bulles – dans et en dehors du
monde – façon éducation populaire 2.0.
« On n’est pas dans l’accompagnement social
pur et dur : on offre un écrin, précise Kheira
Boukralfa, responsable nationale logement
de l’AFEV. Il y a dans ces logements quelque
chose d’initiatique. On accueille des étu­
diants qui veulent s’engager, quel que soit
leur milieu d’origine. »
A l’inverse, dans le programme Ma1son
lancé plus récemment par l’association
Article 1 en Ile­de­France, seuls les étu­
diants boursiers peuvent obtenir une place.
Mais l’idée est toujours de mener des pro­
jets à impact social : les étudiants s’enga­
gent à donner de leur temps, entre deux et
quatre heures par semaine. Ce dispositif
concerne à ce jour 150 étudiants, répartis
dans cinq résidences, de type Crous, de la
région. L’une d’elles est située porte de
Vanves, dans le 14e arrondissement de Paris.
On y croise Miryad, 22 ans, et ses coéqui­
piers au « belvédère », la salle commune
tout en baie vitrée du dixième étage, avec
vue sur la tour Eiffel. La jeune femme nous
montre son appartement, le 8.05.
On enlève ses chaussures pour entrer
dans son studio propre et meublé – celui­ci
mesure 23 mètres carrés. Des cartes du
monde font office de sets de table : Miryad

est étudiante en master 2 de géographie,
elle termine son mémoire sur l’émergence
de l’Ethiopie. Comorienne, elle est arrivée à
Créteil en 1re ES, chez le frère de son père :
« J’avais fait ma 2de avec le CNED. Là­bas, mon
école française s’arrêtait en 3e », explique­t­
elle. Après quatre ans dans le Val­de­Marne,
elle quitte le cocon familial pour voler de
ses propres ailes à Paris.
Arrivée il y a trois ans à la Ma1son, Miryad,
l’une des plus anciennes de la bande, est dé­
sormais « ambassadrice » : avec les autres
« ambass », elle organise des ateliers hebdo­
madaires pour les nouveaux arrivants – de
la gestion de projet à la prise de parole. Et,
tous ensemble, par cooptation, ils sélec­
tionnent les futurs résidents. « J’ai compris
ce qu’était l’engagement en intégrant la
Ma1son, déclare Miryad. Avant, j’avais une
image assez négative du monde associatif,
j’avais l’impression que c’était du vent, que
ça ne servait à rien. » En master 1, en paral­
lèle de ses études, elle est restée dix mois en
service civique dans une maison de quar­
tier, à Plaisance. Avec d’autres résidents,
Miryad a aussi organisé un repas pour les
habitants isolés du 14e arrondissement,
notamment des personnes âgées, mais
aussi pour des sans­abri.
« Si les étudiants ont parfois un capital
culturel plus important que leurs voisins, ils
n’en sont pas moins précaires économi­
quement. En se mélangeant avec les autres
habitants, ils font du bien au quartier, et ob­
tiennent leur diplôme dans de bonnes condi­
tions », évalue Philippe Cordazzo, chercheur,
spécialiste des vies étudiantes à l’université
de Strasbourg.
Ces initiatives devraient rapidement
concerner davantage d’étudiants. En cette
rentrée 2019, l’AFEV prévoit d’accueillir
835 « kapseurs » et de doubler ses effectifs
en trois ans. Pour Article 1, l’objectif est de
déployer le programme Ma1son au sein de
nouvelles résidences en Ile­de­France, puis
partout en France.j
léa iribarnegaray

LES CRITÈRES?
AVOIR ENTRE
18 ET 30 ANS, ÊTRE
ÉTUDIANT OU
EN FORMATION
ALTERNÉE,
ET ÊTRE PRÊT
À DONNER DE SON
TEMPS CHAQUE
SEMAINE

TÉMOIGNAGE

« L’ENTRAIDE TRANSMET UNE FORCE INCROYABLE »
SIEGRID HENRY, 25 ans,
a intégré, en 2015, le programme
Ma1son d’Article 1, à Paris.
« J’ai grandi à Cires-lès-Mello,
un village des Hauts-de-France.
Quand j’étais au lycée, mes
parents étaient au chômage.
Je suis devenue très bonne élève.
Mon obsession : avoir la mention
très bien au bac pour obtenir
la bourse au mérite, qui représente
200 euros de plus par mois
pendant les études. En terminale,
nous n’étions pas incités à faire
des vœux pour étudier à Paris,
alors que c’était à trente minutes
de chez nous!
Sciences Po, je le voyais comme
ma seule chance de sortir de
la Picardie. J’y suis entrée en 2012,

grâce aux conventions éducation
prioritaire.
Après mon année à Taïwan,
où je vivais en colocation, j’ai
intégré, en 2015, le programme
Ma1son de l’association Article 1,
à porte de Vanves, dans le 14e :
150 euros de loyer avec les APL,
c’est imbattable à Paris! J’avais
un logement et, en échange, je
m’engageais à donner du temps
pour organiser des projets avec les
habitants du quartier. Avec d’autres
étudiants, on a essayé de mettre en
place des cours d’initiation à l’ex-
pression théâtrale pour des familles
de réfugiés : on s’est pris des murs,
mais on a beaucoup appris!
Ce sont les amis qui ont compté
le plus pendant ces années dans

la résidence. Je dînais tous les soirs
avec mes voisins. L’entraide
académique, professionnelle
et même intime entre étudiants,
c’est difficilement palpable, mais
ça transmet une force incroyable.
L’année dernière, j’étais une
des doyennes : je coachais les plus
jeunes. Cela m’a motivée pour
monter mon association d’aide à
l’insertion dans l’emploi au travers
de la prise de parole en public.
On a commencé par former des
lycéens en zone d’éducation
prioritaire, puis d’autres. A 25 ans,
me voilà diplômée de Sciences Po
depuis juin dernier. J’ai dû, cet été,
laisser la place dans ma résidence
à d’autres. La transition est rude. »j
propos recueillis par l. ir.
Free download pdf