Le Monde - 19.09.2019

(Ron) #1

4 |biennale de lyon JEUDI 19 SEPTEMBRE 2019


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Quatre œuvres peuplées de fantômes


Minouk Lim, Pannaphan Yodmanee, Lee Kit et Léonard Martin se nourrissent du passé des formes et des hommes


De gauche à droite et de haut en bas, « Si tu me vois, je ne te vois pas », de Minouk Lim, « Quarterly Myth », de Pannaphan Yodmanee,
« Sketching the Weight of Idleness and Guiltiness », de Lee Kit, et « La Mêlée », de Léonard Martin. BRUNO AMSELLEM POUR « LE MONDE »

La rivière de larmes
de Minouk Lim
Et au milieu coule une rivière. Jaune fluo, elle
serpente sur un fragment de territoire, en sus­
pens dans l’obscure halle 3 des usines Fagor.
C’est la Coréenne Minouk Lim qui a creusé son
lit, inspirée par le titre de la Biennale, « Là où
les eaux se mêlent ». « Ces mots ont fait écho en
moi, qui n’arrive toujours pas à comprendre
pourquoi mon pays reste divisé, confie­t­elle
dans un français parfait, appris durant ses
études aux Beaux­Arts de Paris, au début des
années 1990. Comme à Lyon, deux affluents
composent la frontière entre les deux Corées.
La séparation, toute séparation, est un deuil
auquel je n’arrive pas à me faire. Si je suis
retournée au pays, c’est pour embrasser la
douleur, pleurer le plus longtemps possible. »
Dès sa visite, en plein hiver, de l’usine désaf­
fectée, un sentiment de désolation l’envahit.
« J’avais l’impression qu’une bombe atomique
avait explosé ; tout était là, sauf les hommes. Je
voyais leurs fantômes. » C’est comme un sé­
pulcre qu’elle leur construit. Pendant la pré­
paration de son projet, des amis lui parlent de
l’autoroute du Soleil (surnom de l’A7), qui tra­
verse la ville, l’image la ravit. Et aussitôt les
idées affluent. Elles la rapprochent d’une lé­
gende coréenne, découverte dans un livre du
cinéaste Chris Marker. « Il raconte l’histoire du
chien de feu, qui habitait un royaume de pé­
nombre. Un jour, le roi lui ordonne d’aller cher­
cher le soleil chez les hommes. Il le trouve, le
mord, mais le recrache car il est trop chaud.
Puis il trouve la lune, la mord, et la recrache car
elle est trop froide. » Son œuvre a cette beauté
d’éclipse, où « la rivière est à la fois vie et mort,
mémoire et oubli ».
emmanuelle lequeux

Pannaphan Yodmanee
dans les ruines des civilisations
De loin, ce sont deux conduits en béton gris
posés à angle droit et un tronc d’arbre sus­
pendu à la verticale au­dessus. En s’appro­
chant, on découvre deux pierres encore
moussues et deux fragments de béton à l’ho­
rizontale. Il faut entrer dans l’un des tubes
pour comprendre. La Thaïlandaise Panna­
phan Yodmanee a couvert leurs parois inté­
rieures de bas­reliefs et de peintures. La plu­
part se réfèrent à l’art bouddhique, auquel
l’artiste, née en 1988, a été initiée dès l’âge de
10 ans. Mandalas, divinités : elle les fait appa­
raître avec la sûreté de geste que cet enseigne­
ment lui a appris.
Mais aucun moine ne lui a conseillé de les
laisser inachevés, de faire en sorte que les
fonds d’or s’écaillent et que les figures se per­
dent dans le gris de la surface rugueuse.
Aucun ne lui a appris non plus à glisser dans
cette iconographie religieuse des fragments
d’art chrétien, Michel­Ange inclus, qu’elle
traite sur le même mode de l’inachevé. Ces
conduites, signes triviaux de la modernité,
Yodmanee les change en grottes, ce qui fait
songer à d’antiques traditions. Mais du sacré
ne restent que des bribes et des hybridations,
qui rappellent dans quel état se trouvent
aujourd’hui des civilisations autrefois sépa­
rées. Elles se mêlent et, simultanément, tom­
bent peu à peu en ruine, en Asie du Sud­Est
comme ailleurs. Son œuvre est l’une des plus
singulières de la Biennale, autant dans son
exécution que dans ce qu’elle contient de ré­
férences et de sous­entendus. C’est sa pre­
mière intervention en France et la deuxième
seulement en Europe.
philippe dagen

Les images ténues
de Lee Kit
Pendant trois mois, Lee Kit est descendu cha­
que jour dans les rues de Hongkong pour
manifester contre le gouvernement chinois
aux côtés de ses concitoyens. Alors forcément,
quand il est arrivé à Lyon, début septembre,
pour installer ses vidéos, un intense sentiment
de vacuité l’a saisi. « J’errais, en m’interrogeant
sur l’intérêt de faire de l’art dans une telle situa­
tion », confie l’artiste quadragénaire, installé à
Taïwan. Le titre qu’il a choisi pour son œuvre à
Lyon doit se lire à cette aune : Sketching the
Weight of Idleness and Guiltiness, soit « Es­
quisse du poids de l’oisiveté et de la culpabi­
lité ». « L’alternative est simple : soit me tuer, soit
faire quelque chose pour rester en vie. »
Nébuleuse pleine de mélancolie, son instal­
lation saisit le visiteur dans une série d’ima­
ges, de murmures et de chansons d’antan. Un
lit vide, des oies, des fleurs dispersées... Ces
bribes de films fantômes luttent avec la
vacuité de l’espace, refusent de l’occuper pour
flotter plutôt, jusqu’à s’effacer presque. « Oui,
ces images vont bientôt disparaître, et nous
sommes devenus des ombres, confirme l’ar­
tiste, tandis que Frank Sinatra susurre en ban­
de­son As Time Goes By. Tout est évanescent,
un peu flou, comme ce moment où la larme en­
vahit l’œil, pas forcément par tristesse, mais
parce que tu es touché par le cours d’une ri­
vière. » Hongkong lui semble­t­il loin? « Je ne
veux pas faire de l’art politique, mais faire de
l’art politiquement, rétorque­t­il. Si je veux
faire œuvre politique, je descends dans la rue. Je
déteste, dans mes œuvres, pointer quelque
chose du doigt. Si jamais je dois pointer un
doigt, ce n’est pas l’index, c’est le majeur. »
e. le.

Léonard Martin
sur les pas d’Uccello
S’il est exaspérant de voir de plus en plus de
jeunes artistes reprendre les formes in­
ventées par leurs aînés, en ignorant le plus
souvent que d’autres y avaient pensé avant
eux, ce n’est pas le cas avec Léonard Martin.
Né en 1991, formé à l’Ecole nationale supé­
rieure des beaux­arts de Paris (ENSBA), dans
l’atelier de François Boisrond, puis au non
moins fameux studio Le Fresnoy, à Tour­
coing (Hauts­de­France), et pensionnaire de
la Villa Médicis, à Rome, il connaît son his­
toire de l’art sur le bout des doigts et, loin de
la plagier, il y puise librement.
C’est ainsi que sa sculpture, La Mêlée, une
structure gonflable, fait référence par sa
forme et sa blancheur à l’art des Cyclades,
ou peut­être à celui des Inuits et, par l’en­
chevêtrement de ses formes, aux Batailles
de San Romano, du Florentin Paolo Uccello
où, selon le jeune artiste, « on ne distingue
plus l’animal, le végétal, l’ humain : c’est une
étreinte où les formes se fondent les unes
dans les autres ».
Cette surprenante et puissante synthèse,
qui intègre aussi le souvenir des « géants »,
ces figures populaires du nord de la France,
mais également la décomposition du mou­
vement cinématographique qu’on lui a en­
seigné au Fresnoy, est une des réussites de la
Biennale. Après le Palais de Tokyo, où était
exposée, dans le cadre des prix Audi talents,
il y a quelques mois, l’installation Picrochole.
Le rêve de Paul, des marionnettes géantes,
également inspirées d’Uccello, la manifes­
tation lyonnaise révèle un artiste des plus
prometteurs.
harry bellet
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