Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1
0123
MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019 france| 13

Scandale de l’IGS :


preuves envolées


et mystères


judiciaires


L’affaire avait conduit à la dissolution


de la police des polices parisienne.


Depuis 2012, l’enquête piétine


L


e scandale de l’inspection
générale des services (IGS)
de la Préfecture de police
de Paris, qui végète depuis
bientôt dix ans dans les limbes ju­
diciaires, a connu ces dernières se­
maines, coup sur coup, deux re­
bondissements d’ampleur.
D’un côté, la Cour de cassation a
refusé le dépaysement de l’affaire
malgré l’avis favorable du parquet
général − une rareté. De l’autre, ce
dossier déjà sensible s’est encore
alourdi avec la disparition de do­
cuments­clés de la Préfecture de
police, faisant craindre aux parties
civiles une potentielle destruction
de preuves.
Pour comprendre cet imbroglio
judiciaire, il faut remonter à 2012.
A l’époque, l’IGS, la police des poli­
ces de la capitale, est prise la main
dans le sac. Elle est soupçonnée
d’avoir monté un faux dossier en­
tre 2007 et 2009 – un « chantier »
en jargon policier – pour faire
tomber plusieurs agents du ser­
vice qui délivrait des titres de sé­
jour. Yannick Blanc, directeur de la
police générale, est le principal
visé. Il a alors le tort d’avoir affiché
des convictions politiques de gau­
che, peu compatibles avec le pou­
voir en place. Trois de ses collabo­
rateurs, Dominique Nicot, Bruno
Triquenaux, Zohra Medjkoune,
sont également suspendus, ainsi
que Christian Massard, un policier
chargé de la sécurité de l’ancien
ministre de l’intérieur socialiste
Daniel Vaillant.
La révélation de ces mauvaises
pratiques – des procès­verbaux
truqués, des déclarations défor­
mées, des écoutes téléphoniques
incomplètement retranscrites... –
dans les colonnes du Monde,
en 2012, avait fait tanguer la Pré­
fecture de police et conduit Ma­
nuel Valls, nouvel arrivant au mi­
nistère de l’intérieur, à dissoudre
l’IGS après avoir évincé son pa­

tron. La fin d’un purgatoire admi­
nistratif pour les fonctionnaires
suspendus, mais le début d’une
autre bataille, judiciaire cette fois,
autrement éprouvante. Car, sept
ans plus tard, rien ou presque n’a
été fait pour instruire cette affaire,
malgré la kyrielle de juges qui se
sont succédé – pas moins d’une di­
zaine – et un arrêt explicite de la
chambre de l’instruction en 2013
demandant aux magistrats de
faire droit aux différentes deman­
des d’acte des parties civiles.

Inertie judiciaire
L’Etat a même été condamné une
première fois pour « déni de jus­
tice », dû à la longueur de l’instruc­
tion dans l’affaire originelle. Les
victimes ont reçu 2 000 euros
pour le préjudice moral, des mon­
tants dérisoires selon leur avocat,
Me David Lepidi, qui rappelle les
quatre longues années d’opprobre
traversées par ses clients. Ces der­
niers viennent d’assigner à nou­
veau l’Etat pour déni de justice et
faute lourde, afin de dénoncer la
longueur de la procédure en cours.
Pour les parties civiles, un dépay­
sement demeure la seule solution
pour que justice soit rendue, loin
de Paris, où magistrats et fonction­
naires de la Préfecture travaillent
en étroite relation. Me Lepidi rap­
pelle notamment qu’il demande
depuis des années, avec le soutien
de la chambre de l’instruction,
l’audition de la juge d’instruction
chargée à l’origine de l’affaire et
qui avait été manipulée par l’IGS.
En vain. Malgré le soutien du par­
quet général, la chambre crimi­
nelle de la Cour de cassation a
rendu un arrêt contraire le 11 sep­
tembre, sans motiver sa décision.
Les derniers soubresauts de l’af­
faire feront­ils changer d’avis les
magistrats? Car, alors que l’inertie
judiciaire était jusqu’à présent le
principal souci, c’est désormais

l’action de la magistrate chargée
de l’instruction qui est question­
née par les parties civiles.
Le 15 mai, soit une semaine après
la parution d’un article du Monde
soulignant l’embourbement de
l’affaire, la juge Carine Rosso a fait
une réquisition, auprès de la Pré­
fecture de police de Paris, pour se
faire communiquer les dossiers
personnels des fonctionnaires in­
justement mis en cause. Une de­
mande des parties civiles qui re­
montait à octobre 2018 ; leur avo­
cat, Me Lepidi, y insistait sur la né­
cessité d’effectuer une
perquisition pour éviter « tout acte
furtif », visant à effacer des élé­

ments, ce que n’a pas fait la juge.
Or, dans les dossiers transmis par
la Préfecture en mai, les parties ci­
viles ont constaté la disparition de
certaines pages. En 2013, leur avo­
cat avait pu les consulter et avait
fait coter au dossier d’instruction
certains éléments, afin de ne pas
perdre leur trace. Un réflexe qui
leur permet de soupçonner une
destruction de preuves.

Une magistrate mise en cause
Il s’agissait des notes administrati­
ves actant les sanctions pronon­
cées contre les fonctionnaires à
l’époque, basées sur des faux do­
cuments montés de toutes pièces
par l’IGS. Apparaissaient dessus
les signatures des différents hauts
fonctionnaires ayant validé ces dé­
cisions, fondées sur des manipula­
tions. Interrogée par Le Monde, la
Préfecture de police de Paris n’a
pas retrouvé trace de cet envoi de
documents. Dans un courrier
adressé à la ministre de la justice,
Nicole Belloubet, mercredi 11 sep­
tembre, Yannick Blanc, devenu
préfet depuis lors, fait part de ses
doutes au sujet de la sincérité avec
laquelle le dossier est instruit.

« Mme Rosso s’est contentée d’une
simple réquisition, ce qui a permis à
la Préfecture d’expurger le dossier,
ce que nous avons pu constater car
nous en détenions une copie anté­
rieure. Le magistrat instructeur
s’est ainsi rendu complice d’une
destruction de preuves punie par
l’article 434­4 du code pénal! », écrit
le haut fonctionnaire, qui de­
mande à la garde des sceaux l’in­
tervention de l’inspection géné­
rale des services judiciaires. « Dans
ce contexte d’inefficacité globale et
persistante de la justice, un certain
nombre de décisions prises par les
magistrats m’obligent à m’interro­
ger sur leur impartialité, voire à
soupçonner une volonté collective
d’étouffer toute procédure », ajoute
celui qui fut préfet du Vaucluse et
du Val­d’Oise. Et de lister les man­
quements antérieurs, à commen­
cer par les deux fois où les magis­
trats ont confié des investigations
à mener... aux services mis en
cause par les parties civiles, l’IGS
d’abord et l’inspection générale de
la police nationale (IGPN) ensuite.
Contactée par Le Monde, la juge
Carine Rosso n’a pas souhaité réa­
gir à ces accusations en raison du

secret de l’instruction. Le prési­
dent du tribunal de grande ins­
tance, Jean­Michel Hayat, prend
pour sa part la défense de cette
« magistrate de grande qualité »,
rappelant qu’elle s’est vu confier
l’affaire Benalla en 2018. « Il serait
particulièrement opportun que les
parties civiles sollicitent rapide­
ment une audition auprès des juges
d’instruction saisis afin d’exposer
précisément les éléments dont ils
disposent sur une éventuelle “dis­
parition de preuves” », dit­il.
Hors de question de poursuivre
dans cette voie pour les parties ci­
viles. Ils sollicitent à nouveau un
dépaysement de cette affaire. « La
Cour de cassation a pris une déci­
sion qui est en droit incontestable,
mais elle ne disposait pas de tous
les éléments, notamment la dispa­
rition essentielle, dans les dossiers
personnels des agents, de pièces
constitutives de l’infraction », es­
time Me Lepidi, qui annonce égale­
ment son intention de porter
plainte pour destruction de preu­
ves. Une nouvelle page judiciaire
dans cette affaire, dont l’épilogue
est encore loin d’être écrit.
nicolas chapuis

Un nouveau plan « stup » pour s’adapter à l’évolution des trafics


Christophe Castaner a annoncé la création d’un nouvel organisme, baptisé « Ofast ». La police nationale garde la main sur le dispositif


L


e nom est autant un clin
d’œil qu’un pari. Christo­
phe Castaner devait an­
noncer mardi 17 septembre, lors
d’un déplacement à Marseille, la
création du nouvel organisme
chargé de coordonner la lutte
contre les trafics de drogue, bap­
tisé Ofast. L’acronyme est à la fois
la contraction d’« Office antistu­
péfiants » et une référence indi­
recte aux « go­fast », ces livraisons
transfrontalières de marchandi­
ses à l’aide de grosses cylindrées,
prisées par les réseaux criminels.
Les forces de l’ordre seront­elles
capables de s’adapter à la vitesse à
laquelle évoluent aujourd’hui les
trafics de drogues? C’est l’enjeu du
plan « stup », qu’Emmanuel Ma­
cron appelait de ses vœux depuis
mai 2018, et qui a été décliné par le
ministre de l’intérieur en 55 mesu­
res, mardi. Le défi paraît colossal
face à « la menace mère », comme
la qualifie Christophe Castaner,
qui représente aujourd’hui en
France, selon les autorités, un chif­

fre d’affaires d’environ 3,5 mil­
liards d’euros par an et un « coût
social » estimé à 8 milliards
d’euros. Sans compter les nom­
breuses infractions et violences
en tous genres que génèrent les
luttes pour le contrôle du trafic.
En devenant l’unique chef de file
de la lutte antidrogue, l’Ofast doit
permettre de dépasser les querel­
les de chapelle entre les différents
acteurs, que ce soit la direction
centrale de la police judiciaire, les
douanes, les gendarmes, les ma­
gistrats des juridictions interré­
gionales spécialisées ou encore
les militaires. Cette nouvelle en­
tité prendra, le 1er janvier 2020, la
succession de l’Office central pour
la répression du trafic illicite des
stupéfiants (Ocrtis), dissous après
soixante­six ans de bons et (dé)
loyaux services. Ces dernières an­
nées ont été entachées par de
nombreuses polémiques sur les
pratiques de ses agents, en parti­
culier sur la gestion des indics et
des livraisons surveillées, ces im­

portations de marchandises réali­
sées sous l’œil des forces de l’or­
dre. L’ancien patron de l’Ocrtis,
François Thierry, a même été mis
en examen pour « complicité de
trafic de stupéfiants » après avoir
été épinglé en 2015.

Réconciliation entre ministères
Malgré ces scandales, la police na­
tionale garde néanmoins la haute
main sur le dispositif, en plaçant
la contrôleuse générale Stépha­
nie Cherbonnier à la tête de
l’Ofast. Les magistrats obtiennent
le poste d’adjoint, avec la nomina­
tion de Samuel Vuelta Simon, jus­
que­là procureur de Bayonne


  • une part importante des trafics
    se font aujourd’hui en prove­
    nance de l’Espagne. Le symbole
    est fort : il est censé marquer la ré­
    conciliation entre le ministère de
    l’intérieur et de la justice sur ces
    thématiques – Christophe Casta­
    ner et Nicole Belloubet ont
    d’ailleurs fait le voyage ensemble
    à Marseille, en compagnie égale­


ment de Laurent Nunez, le secré­
taire d’Etat, et Gérald Darmanin,
le ministre des comptes publics.
Les différents services devront
travailler ensemble sur le terrain,
dans le cadre des Cross, les cellu­
les du renseignement opération­
nel sur les stupéfiants, dont Le
Monde avait annoncé la création
en juin. Ce dispositif expérimenté
à Marseille depuis 2015 doit per­
mettre un meilleur partage de
l’information. Le plan stups doit
également s’articuler avec la po­
lice de sécurité du quotidien lan­
cée en 2018 pour rapprocher les
forces de l’ordre de la population.
Une plate­forme permettant de
signaler anonymement les
points de vente sera mise en
place. Des mesures d’éloigne­
ment pour les personnes con­
damnées doivent permettre de li­
bérer certaines zones du joug de
la drogue. « Il y a des quartiers où
100 % de l’économie réelle repose
sur le trafic de stupéfiants, où la
mère de famille fait ses courses en

liquide avec l’argent qui en dé­
coule », explique un haut gradé.
Face à l’ampleur de la tâche, les
fonctionnaires ne se font
d’ailleurs pas trop d’illusion.
« Rien ne permettra d’envisager un
jour qu’il n’y ait plus de trafic de
stupéfiants, il n’y a pas de recette
miracle, mais la clé réside dans no­
tre capacité à travailler tous en­
semble », explique un membre de
la police judiciaire, un brin fata­
liste. L’urgence semble réelle tant
les indicateurs sont au rouge :
prix bas, produits dont la pureté
augmente, consommation qui
s’étend... « On n’a jamais autant
arrêté de trafiquants et il n’y a ja­
mais eu autant de production »,
explique le même agent, qui ré­
sume modestement la mission
de la police : « On doit être des em­
pêcheurs de tourner en rond. »
Seule petite source de satisfac­
tion : les règlements de comptes
sont en légère baisse, même s’ils
s’étendent à des zones qui
n’étaient jusque­là pas touchées.

« Nous avons des difficultés liées à
la dispersion des trafics, qui ont
perfusé dans la profondeur des ter­
ritoires », estime un haut gradé de
la gendarmerie.
Depuis plusieurs années, les for­
ces de l’ordre observent les évolu­
tions inquiétantes de ce trafic, qui
s’adapte notamment aux nouvel­
les technologies et diversifie ses
méthodes, avec des circuits de
blanchiment parfois très comple­
xes. Une des approches nouvelles
de ces dernières années consiste
d’ailleurs à « taper au porte­
feuille », en s’en prenant aux col­
lecteurs de fonds qui font sortir
l’argent du pays. Des réseaux in­
ternationaux qui nécessitent une
plus grande coopération avec nos
voisins. « On a tendance à être pes­
simiste ici, mais les constats qu’on
fait en France sont partagés par
tous nos partenaires d’Europol »,
lâche un haut fonctionnaire. Se
comparer pour se rassurer, l’es­
pace d’un instant.
n. ch.

Dans les dossiers
transmis par
la Préfecture
de police en mai,
les parties civiles
ont constaté
la disparition de
certaines pages

LES  DATES


2007
L’IGS monte un faux dossier
sur des fonctionnaires pour les
écarter. Cinq sont suspendus.

FÉVRIER  2009
Les fonctionnaires injustement
mis en cause se constituent
parties civiles.

12  NOVEMBRE  2012
Manuel Valls annonce la dissolu-
tion de l’IGS et le départ de son
patron, impliqué dans l’affaire.

14  FÉVRIER  2013
La chambre de l’instruction in-
firme les ordonnances de non-
lieu rendues par différents juges,
estime recevables les demandes
d’acte des parties civiles et con-
fie l’instruction à une seule juge.

2  JANVIER  2017
Trois juges d’instruction sont
nommées. Elles ont entendu un
seul témoin en deux ans et demi.

11  SEPTEMBRE  2019
La Cour de cassation rejette une
demande de dépaysement. Les
parties civiles en déposent une
nouvelle et portent plainte pour
destruction de preuve.
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