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INTERNATIONAL
MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019
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Téhéran teste les limites de Washington
Face aux sanctions, l’Iran adopte à son tour une stratégie de pression maximale, au risque de la confrontation
L’
attaque est d’une am
pleur historique. Bien
que les rebelles hou
thistes, combattus par
l’Arabie saoudite au Yémen et sou
tenus par l’Iran, l’aient revendi
quée, tous les regards se tournent
vers Téhéran, plus de soixante
douze heures après les frappes
contre l’usine d’Abqaïq et le
champ de Khouraïs, deux infras
tructures stratégiques du secteur
pétrolier saoudien. La riposte gra
duée de l’Iran contre la politique
de pression maximale menée à
son encontre par Washington
pourrait, si la responsabilité de la
République islamique était con
firmée dans l’attaque, avoir fran
chi un nouveau palier. Mardi
17 septembre, le Guide suprême
Ali Khamenei a d’ailleurs exclu
toute négociation avec les Etats
Unis, alors que flottait depuis
quelques semaines l’idée d’une
rencontre entre les présidents
américain et iranien en marge de
l’assemblée générale de l’ONU,
qui s’ouvre lundi 23 septembre.
« Je peux vous dire que c’était une
très grosse attaque et notre pays
pourrait très facilement y répon
dre par une attaque beaucoup plus
grosse », a prévenu le président
des EtatsUnis, Donald Trump, de
vant la presse, restant toutefois
relativement flou en déclarant
que l’attaque « semblait » avoir été
orchestrée par l’Iran. Son secré
taire à la défense, Mark Esper, a as
suré que le Pentagone travaillait
avec les partenaires des Etats
Unis « pour répondre à cette atta
que sans précédent et défendre l’or
dre international sapé par l’Iran »,
tandis que le secrétaire d’Etat,
Mike Pompeo, doit se rendre à
Riyad. L’Arabie saoudite se garde
encore de pointer directement
l’Iran, mais le royaume n’accorde
pas de crédit à la revendication
des houthistes et a déclaré lundi
que les armes utilisées lors de l’at
taque étaient bien iraniennes.
« Colonne vertébrale cassée »
Si les accusations saoudiennes et
américaines sont balayées par les
autorités iraniennes, la presse
conservatrice se réjouissait en
core, lundi 16 septembre, du résul
tat de la frappe. « L’explosion
d’Aramco a fait voler en éclats le
calme de la Maison Blanche », se fé
licitait ainsi le journal Javan, pro
che des gardiens de la révolution.
Dans la même veine, le quotidien
Kayhan, proche du Guide su
prême Ali Khamenei annonçait,
triomphaliste : « La colonne verté
brale de l’Arabie saoudite a été cas
sée, les EtatsUnis et l’Arabie saou
dite sont en deuil. » Vu de Téhéran,
pour les tenants d’une ligne dure
visàvis des puissances étrangè
res hostiles à la République islami
que, les dégâts majeurs infligés au
secteur pétrolier saoudien consti
tuent une nouvelle victoire.
« L’Iran se considère comme la
première puissance régionale au
MoyenOrient et estime, du fait du
contexte régional, qu’il a les
moyens de mener une politique de
pression maximale contre les inté
rêts américains, en miroir de celle
qui est menée à son encontre par
Washington », explique Ariane Ta
batabai spécialiste de l’Iran à la
Rand Corporation, un cercle de ré
flexion proche de l’armée améri
caine. De fait, dans la perspective
iranienne, le rival saoudien est
battu au Yémen. Ses divergences
d’intérêts avec ses alliés émiratis
ont été dévoilées au grand jour
avec la prise d’Aden par les forces
séparatistes soutenues par Abou
Dhabi en août, lancées contre les
forces progouvernementales sou
tenues par Riyad.
Les Emirats arabes unis ont
même publiquement repris lan
gue avec Téhéran après une brus
que montée de tension dans le dé
troit d’Ormuz causée par des atta
ques contre des pétroliers attri
buées à l’Iran. La République
islamique a également obtenu la
libération de l’AdrianDarya, le
tanker transportant du pétrole
iranien initialement capturé par
les autorités britanniques au
large de Gibraltar, sans pour
autant relâcher ceux que les gar
diens de la révolution avaient im
mobilisés en retour dans les eaux
du Golfe.
Sur le front diplomatique, la Ré
publique islamique peut égale
ment se féliciter d’avoir continué
à diviser Européens et Améri
cains en jouant le jeu d’une mé
diation française entre Téhéran
et Washington, initiée après le G
de Biarritz, fin août. Des cibles
iraniennes ou liées à l’Iran ont
bien été visées par des frappes is
raéliennes de manière régulière
en Syrie, et dans une moindre
mesure, au Liban et en Irak, fai
sant planer une menace cons
tante sur le réseau iranien de pro
jection de force et d’influence au
Proche Orient. Mais, du point de
vue iranien, à Damas, le régime
de Bachar AlAssad n’est plus me
nacé. A Beyrouth, le Hezbollah,
plus fidèle allié de Téhéran, conti
nue à se présenter en défenseur
de la souveraineté libanaise. A
Bagdad, le gouvernement ne par
vient pas à faire rentrer dans le
rang les milices chiites qui ser
vent de supplétifs aux Iraniens
présents au sein des forces de la
Mobilisation populaire.
« Escalade graduée »
Dans ce paysage régional que les
autorités perçoivent comme fa
vorable, malgré les très graves dif
ficultés économiques infligées à
l’Iran par les sanctions américai
nes et la présence militaire mas
sive des EtatsUnis, Téhéran a déjà
pu mettre en scène plusieurs
coups d’éclat. Outre l’arraisonne
ment de pétroliers au large de ses
côtes au cours de l’été, Téhéran
peut se targuer d’avoir détruit un
drone américain qui volait selon
les autorités audessus de son ter
ritoire, le 20 juin. Les frappes amé
ricaines contre l’Iran décidées en
représailles avaient été annulées
au dernier moment par Donald
Trump? « La stratégie iranienne
est de mener une campagne de
pression lui permettant de cons
truire un capital politique afin de
négocier quand il le voudra, tout
en poursuivant son escalade gra
duée, estime Mme Tabatabai. L’en
jeu est de tester les limites de l’inac
tivité américaine et de voir jus
qu’où il peut aller. »
Pour Foad Izadi, un analyste con
servateur proche des cercles mili
Trump joue la prudence après le raid sur les installations saoudiennes
Le président américain préfère ne pas attribuer de manière catégorique à Téhéran la responsabilité de l’attaque contre l’Arabie saoudite
washington correspondant
D
onald Trump a donné
l’impression de vouloir
prendre son temps
avant une éventuelle riposte à
l’attaque portée contre des instal
lations pétrolières sensibles
d’Arabie saoudite, le 14 septem
bre. Le président des EtatsUnis
s’est montré moins catégorique
que son secrétaire d’Etat, Mike
Pompeo, pour attribuer à l’Iran la
responsabilité du raid qui a ma
nifestement impliqué des dro
nes. « Il semble que cela soit le
cas », a estimé le président des
EtatsUnis, ajoutant cependant :
« Nous voulons déterminer avec
certitude qui l’a fait. »
« Je ne veux de guerre avec per
sonne, mais nous sommes prépa
rés plus que quiconque. Estce que
nous allons emprunter cette voie?
Nous verrons », atil ajouté. Il a
quitté, comme prévu, la Maison
Blanche en milieu d’aprèsmidi
pour une brève tournée de trois
jours au NouveauMexique, puis
en Californie.
La veille, le président avait
donné l’impression d’être sus
pendu à l’avis de ses alliés saou
diens. « Nous attendons que le
Royaume nous indique qui, à leur
avis, pourrait être la cause de cette
attaque et dans quelles conditions
nous pourrions procéder! », atil
assuré sur son compte Twitter. De
nombreux experts ont estimé
publiquement qu’une interven
tion militaire américaine nécessi
terait le feu vert du Congrès.
Donald Trump ayant minimisé
les implications économiques de
l’attaque pour son pays, du fait de
l’état actuel des ressources pétro
lières des EtatsUnis, redevenus le
premier producteur mondial,
l’enjeu, pour Washington, renvoie
à une question de crédibilité. En
juin, Donald Trump avait assuré
avoir stoppé à la dernière minute
une riposte militaire, après la des
truction par l’Iran d’un drone
d’observation américain. Téhéran
avait assuré que l’appareil évo
luait dans son espace aérien, ce
qu’avaient démenti avec force les
autorités américaines. Les Etats
Unis pourraient difficilement
adopter la même attitude, visà
vis de l’Iran comme visàvis de
leurs alliés, s’ils étaient à même
de prouver une implication ira
nienne dans les attaques visant
l’Arabie saoudite.
Crise ouverte
Plus encore que la responsabilité
revendiquée par les rebelles hou
thistes au Yémen, que Riyad es
saie en vain d’écraser militaire
ment depuis plus de quatre ans,
celle de Téhéran porterait un
coup sévère à l’argument que ne
cesse de développer le président :
celui d’un changement du com
portement de l’Iran depuis son
arrivée à la Maison Blanche et la
sortie des EtatsUnis, en mai 2018,
de l’accord sur le nucléaire ira
nien, conclu en 2015. Donald
Trump a encore assuré, lundi, que
« les Iraniens causaient beaucoup
de problèmes dans la région »
auparavant, alors que la crise
ouverte témoigne de la capacité
de nuisance de Téhéran, directe
ment ou par le truchement de
leurs alliés yéménites.
Le président s’est montré peu
empressé, par ailleurs, de se subs
tituer aux forces armées saou
diennes. « Le fait est que les Saou
diens contribueront beaucoup si
nous décidons de faire quelque
chose. Ils seront très impliqués, y
compris financièrement, et ils le
comprennent parfaitement », atil
dit, précisant que « d’autres prési
dents » avant lui n’auraient sans
doute pas mentionné ce point.
Il s’agit d’une constante dans le
discours de Donald Trump. Ce
dernier avait déploré dans une
publicité publiée en 1987, alors
qu’il s’interrogeait déjà sur une
éventuelle candidature à la prési
dentielle, que les EtatsUnis dé
fendent « le golfe Persique, une
zone d’importance marginale aux
EtatsUnis pour son approvision
nement en pétrole ». En 2014, il
avait déclaré : « L’Arabie saoudite
devrait mener ses propres guerres,
ce qu’elle ne fera pas, ou nous ver
ser une fortune pour les protéger et
protéger leurs richesses. »
gilles paris
L’usine d’Abqaïq
endommagée
par les attaques
du 15 septembre,
sur des images
publiées par
le gouvernement
américain.
MALDONCI/AP
« L’explosion
d’Aramco a fait
voler en éclats
le calme de la
Maison Blanche »
LE JOURNAL « JAVAN »,
PROCHE DES GARDIENS
DE LA RÉVOLUTION
taires, « les activités militaires me
nées par les amis de l’Iran dans la
région sont indissociables des ef
forts diplomatiques, car la diplo
matie seule ne donne pas de résul
tats. » Selon M. Izadi, la pression se
maintiendra, jusqu’au risque de
confrontation armée, tant que les
sanctions américaines ne seront
pas allégées. Et l’Iran est prêt à
prendre ce risque, selon Ali Vaez, a
la tête du programme Iran de l’In
ternational Crisis Group : « Téhé
ran a de moins en moins à perdre. Si
la République islamique est à l’ori
gine de l’attaque de samedi, répon
dre par la force produira une con
treattaque qui risque d’embraser
toute la région. » Pour l’analyste,
l’Iran est animé par l’idée selon la
quelle la riposte contre ses rivaux à
l’échelle régionale et le choix de se
désengager de l’accord nucléaire
de 2015 en réponse à la pression
américaine servent mieux ses in
térêts que le respect des engage
ments internationaux et la rete
nue sur la scène régionale.
allan kaval