22 |horizons MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019
0123
L’été
meurtrier
de la politique
italienne
Alors qu’Emmanuel Macron est attendu
en visite à Rome mercredi 18 septembre,
« Le Monde » revient sur la crise traversée
par l’Italie durant quelques semaines.
Principale victime : Matteo Salvini, exministre
de l’intérieur et homme fort de la Ligue
rome correspondant
Q
uand il se présente sous les
ors du Palazzo Madama,
mardi 10 septembre, le
premier ministre italien,
Giuseppe Conte, est plus
impeccable que jamais.
Costume bleu sombre et
pochette à quatre pointes – ce détail un rien
précieux sera abondamment commenté –, il
donne l’impression que les quinze mois du
gouvernement le plus décoiffant de l’histoire
n’ont eu aucun effet sur lui. Depuis la veille, le
centre de Rome est agité par des manifesta
tions sporadiques de l’opposition. Peu im
porte : une fois à l’intérieur du Sénat, on
n’entend plus les bruits du dehors.
Vers 16 heures, Giuseppe Conte monte en
tribune et lit avec application un discours
assez sobre – d’aucuns diront ennuyeux.
Mais auraitil pu faire autrement? Quand on
se lance dans des acrobaties inédites, il vaut
mieux éviter les pas de côté. A 19 heures, il
obtient une majorité un peu plus conforta
ble que prévu (169 voix, huit de plus que le
nombre requis). Le gouvernement Conte II,
66 e de l’histoire de la République italienne,
peut prendre son envol.
Difficile à ce moment de ne pas ressentir
une sorte de vertige d’incrédulité. Comment,
en effet, un avocat plutôt terne, unanime
ment considéré comme la marionnette de la
Ligue (extrême droite) et du Mouvement
5 étoiles (M5S, antisystème), atil réussi à se
parer des habits de l’homme d’Etat? Com
ment celui qui se revendiquait « populiste » il
y a quelques semaines encore peutil être dé
sormais plébiscité par Bruxelles et les mar
chés? Par quel miracle Matteo Salvini, minis
tre de l’intérieur et homme fort de la Ligue, a
til perdu pied, ouvrant la porte au retour de
la gauche? Comment expliquer, enfin, que
Luigi Di Maio (M5S), qui, en février, venait
saluer des représentants des « gilets jaunes »
près de Paris, soit devenu ministre des affai
res étrangères d’un gouvernement qui en
tend se réconcilier avec la France et s’apprête
à recevoir Emmanuel Macron, mercredi
18 septembre, à Rome?
La démocratie italienne a beau être un
monde où les certitudes ne durent pas, ja
mais l’art des fausses pistes et des retourne
ments d’alliance n’a été poussé aussi loin
qu’au cours de ces quelques semaines d’été.
Au Papeete, l’été en pente
douce
Tout commence avec une vidéo d’une mi
nute trente apparue sur les réseaux sociaux
au soir du 3 août. L’image est tremblante,
mais cela n’empêche pas les journalistes, sur
les plateaux télévisés, de la commenter avec
une sidération palpable : c’est donc ça, le fu
tur de la démocratie italienne? Nous som
mes à l’heure de l’apéritif, sur la scène du
Papeete, un club situé sur une plage privée
de la station balnéaire de Milano Marittima,
sur la côte Adriatique. Trois jeunes femmes
en maillot léopard se déhanchent sur les no
tes de l’hymne national, Frères d’Italie, sous
les yeux d’une foule d’estivants chauffés à
blanc. Sur l’estrade du DJ, torse nu, Matteo
Salvini est aux platines et plaisante avec des
amis en sirotant un mojito.
Voici donc où le ministre en est arrivé après
quatorze mois de fonction. Début juillet, sur
la même plage, il a déjà osé une interview en
maillot de bain, les pieds dans l’eau, au cours
de laquelle il assurait, avec une légèreté dé
concertante, que le prochain budget était
déjà presque ficelé. Cette fois, il va plus loin.
En atil encore conscience, lui qui se sent
toutpuissant, invulnérable? Même les sou
bresauts du scandale « Moscopoli » – des ac
cusations de tentative de financement de la
Ligue par la Russie, à l’automne 2018 – n’affai
blissent pas sa popularité. Les sondages le
créditent de 37 % à 38 % d’intentions de vote.
Au Papeete, il est chez lui. Dans le tourbillon
de ses déplacements estivaux, Milano Marit
tima est son point fixe : il y vient depuis dix
ans. En mai, il a même fait du gérant, son ami
Massimo Casanova, un député européen.
C’est sans doute ici, sous un soleil de plomb,
entouré de courtisans qui jouent des coudes
pour obtenir une chaise longue le plus près
possible du « capitaine », que sa décision de
rompre avec le M5S, son allié gouvernemen
tal durant plus d’un an, s’est forgée.
La rupture
Longtemps, Matteo Salvini s’est accroché à
cette coalition avec les « 5 étoiles ». Pourtant,
depuis l’automne 2018, tous ses conseillers
lui glissent qu’il faut rompre. L’un d’eux se
montre particulièrement insistant : Gian
carlo Giorgetti. Ce fils de la grande bourgeoi
sie lombarde joue un rôle capital dans la ga
laxie Salvini ; il est l’homme des milieux
d’affaires, celui qui sait trouver les mots.
Aux patrons inquiets, il assure que la Ligue
saura ne pas aller trop loin sur le plan écono
mique, et que les outrances de Salvini ne
sont pas à prendre au pied de la lettre. Il leur
fait comprendre que la sortie de l’euro n’est
pas pour demain. Giorgetti occupe alors un
poste crucial, celui de secrétaire d’Etat à la
présidence du conseil. Autrement dit, c’est
le véritable numéro deux du palais Chigi,
siège du gouvernement, il est aux premières
loges pour observer la panique et l’état de
désorganisation des « 5 étoiles », après une
année d’exercice du pouvoir.
Au début de l’été, la Ligue va mieux que
jamais sur le plan électoral. Elle a frôlé les
35 % aux élections européennes du 26 mai,
deux fois plus que ce qu’elle avait obtenu aux
législatives de 2018. Pis, son partenaire de
coalition, le M5S, a fait le chemin inverse,
chutant de plus de 15 points pour atteindre
péniblement les 17 % des suffrages. Pourquoi,
dès lors, ne pas en profiter, provoquer des
élections anticipées et tenter ainsi de rafler la
mise? Jusqu’au bout, Matteo Salvini hésite.
D’abord, parce que cette union avec un parte
naire moribond, contraint à ne pas faire de
vagues pour survivre, offre d’indéniables
avantages. Ensuite, parce que l’idée d’en reve
nir à l’alliance traditionnelle avec la droite
berlusconienne lui est insupportable.
Durant le mois de juillet, sa résolution
faiblit. A cela, l’historien et politologue
Giovanni Orsina, spécialiste des droites
italiennes, avance une explication stratégi
que : « Les européennes ont été un triomphe
pour lui, mais, hors d’Italie, ses idées n’ont
pas progressé. Il a fait des offres au Parti
populaire européen (PPE) qui ont été rejetées,
puis son groupe d’extrême droite n’a pas eu le
succès escompté et la nouvelle Commission
semblait décidée à construire un “cordon
sanitaire” contre lui. Il aura donc décidé,
logiquement, qu’il fallait au moins consoli
der son pouvoir à Rome. »
Une fois acquis le principe de la rupture, il
reste à trouver un prétexte. « Salvini veut aller
vite parce qu’il soupçonne une manœuvre
contre lui, poursuit Giovanni Orsina. Et le
vote des députés européens M5S en faveur de
la présidente de la Commission, Ursula von
der Leyen, en juillet, l’a sans doute conforté
dans cette idée. » De plus, la perspective de la
discussion budgétaire d’automne, avec une
croissance en berne, un déficit difficilement
contenu et des engagements intenables
auprès de ses électeurs, ne peut que l’inciter à
accélérer le mouvement. Fin juillet, il fait
passer aux parlementaires de la Ligue un
message leur demandant de ne pas trop
s’éloigner de Rome. A tout moment, l’offen
sive peut être déclenchée.
Le casus belli
L’occasion se présente, et elle paraît fournie
sur un plateau par le M5S. Le 26 juillet, après
des mois de blocage, divers appels d’offres
concernant le chantier de ligne à grande
vitesse entre Turin et Lyon (TAV) sont lancés.
De fait, il y a urgence : des centaines de mil
lions d’euros de financements européens
sont en jeu. Fragilisé par ses défaites électora
les, le M5S n’est plus en mesure de résister
aux pressions de la Ligue, mais aussi de l’op
position et du patronat, sur ce dossier sensi
ble. Problème : depuis l’origine, ce sujet est
un marqueur identitaire pour les membres
du M5S. A leurs yeux, le tunnel est l’exemple
même de ces chantiers inutiles, destructeurs
pour l’environnement, et qui ne servent qu’à
enrichir les grandes entreprises et les déci
deurs politiques, à coups de dessousdeta
ble. S’il faut se rendre, il est impossible de le
faire sans se battre jusqu’au bout.
Le M5S dépose donc une motion au Sénat,
dans laquelle il réaffirme l’opposition du
gouvernement au chantier. Le 7 août, celleci
est rejetée par la Ligue et l’ensemble de l’op
position, tandis qu’un texte allant dans le
sens contraire, déposé par le Parti démocrate
(PD, centre gauche), est approuvé avec les
voix des partisans de Salvini. Dans l’hémicy
cle, l’ambiance est électrique : on s’invective
entre alliés, des sénateurs de la Ligue applau
dissent l’opposition...
Immédiatement, Matteo Salvini entre en
action. Il annule un meeting prévu dans les
environs de Rome, sur la plage d’Anzio, puis
se rend au palais Chigi, afin d’annoncer à
Giuseppe Conte, le chef du gouvernement,
qu’il n’entend pas poursuivre dans ces condi
tions. Son partenaire Luigi Di Maio (vicepre
mier ministre et chef politique du M5S) est
prévenu par un simple SMS : « Il faut que tu
appelles Conte, il doit te parler de quelque
chose. » Dans la soirée, Salvini se rend à
Sabaudia, dans le sud de la région du Latium,
où est programmée une étape de sa tournée
estivale des plages. Sur scène, il lance : « Quel
que chose s’est cassé. » Cette fois, il ne s’en
tiendra pas aux menaces.
Le lendemain, il demande un débat au
Parlement « pour constater qu’il n’y a plus de
majorité » et annonce le dépôt d’une motion
de défiance contre son propre gouverne
ment. Puis il ajoute : « Ce gouvernement est à
l’arrêt sur trop de sujets : le tunnel LyonTurin,
les autonomies régionales, la réforme fiscale,
LONGTEMPS, SALVINI
S’EST ACCROCHÉ À
LA COALITION AVEC
LES « 5 ÉTOILES ».
MAIS, DEPUIS
L’AUTOMNE 2018,
SES CONSEILLERS
LUI GLISSENT
QU’IL FAUT ROMPRE