Le Monde - 18.09.2019

(Ron) #1

6 |international MERCREDI 18 SEPTEMBRE 2019


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En Corée du Sud, l’âpre combat du potentiel successeur de Moon


Cho Kuk, nommé au ministère de la justice, est attaqué par l’opposition, qui lui reproche son implication dans un scandale de népotisme


tokyo ­ correspondance

P


otentiel successeur du pré­
sident Moon Jae­in, l’émi­
nent juriste Cho Kuk,
nommé au ministère de la justice,
n’en finit pas de se débattre dans
un scandale dont la Corée du Sud
a le secret. Lundi 16 septembre,
Hwang Kyo­ahn, l’ombrageux
président du LKP (Parti pour la li­
berté en Corée, première forma­
tion de l’opposition conserva­
trice) s’est rasé la tête en public,
devant la Maison Bleue, la prési­
dence sud­coréenne. « Ceci est un
ultimatum à Cho Kuk : démission­
nez volontairement et acceptez
l’enquête du parquet », a tonné ce­
lui qui fut premier ministre de la
présidente Park Geun­hye, desti­
tuée en 2017. Une autre formation
de l’opposition conservatrice, le
parti Bareun, travaille à lancer
une enquête parlementaire sur
les affaires visant M. Cho.
Depuis l’annonce de sa désigna­
tion, le 9 août, pour prendre la
tête du ministère de la justice,
M. Cho fait l’objet d’attaques lan­

cées par une presse majoritaire­
ment proche de l’opposition con­
servatrice et reprise par le par­
quet, présidé par Yoon Seok­youl,
nommé à ce poste par le prési­
dent Moon, mais hostile à toute
réforme de l’institution. La tota­
lité des enquêteurs du Bureau
d’enquêtes spéciales du parquet
serait mobilisée sur ces affaires.

Réforme du parquet
Un cousin éloigné de M. Cho est
en garde à vue pour des soupçons
de fraude, destruction de preuves
et détournement de fonds d’une
société de gestion privée, Co­Link,
créée avec de l’argent avancé par
des membres de la famille de
M. Cho, dont son épouse, Chung
Kyung­shim. D’autres allégations
font état d’avantages dont aurait
bénéficié la fille de Cho Kuk pour
être admise dans des établisse­
ments de haut niveau.
Pour répondre aux attaques,
M. Cho a participé, le 3 septembre,
à une conférence de presse : elle a
duré onze heures. Le 6, il a subi
une audition à l’Assemblée natio­

nale qui a duré quinze heures.
Pendant cette audition, le parquet
a mis en examen son épouse
pour falsification de document.
Ces embûches n’ont pourtant
pas empêché son entrée en fonc­
tions, le 9 septembre. M. Moon a
expliqué que retirer sa nomina­
tion en raison d’accusations sans
preuves établirait un « dange­
reux précédent ».
Pour le président, Cho Kuk est le
candidat idéal pour concrétiser la
réforme d’un parquet jugé trop
puissant, un projet déjà défendu
par les présidents progressistes
Kim Dae­jung (1998­2003) et Roh
Moo­hyun (2003­2008), dont
était proche M. Moon.
Né en 1965, à Busan (Sud­Est),
M. Cho se révèle brillant au point
d’être admis à l’université à
16 ans. Etudiant en droit, il milite
pour la démocratie et les droits
de l’homme, ce qui lui vaut d’être
emprisonné dans les années
1980.
Sa thèse de doctorat fait sensa­
tion. Elle serait la plus citée dans
les travaux réalisés par la suite.

Nommé, à 26 ans, professeur à la
prestigieuse université de Séoul,
il se rapproche dès 2011 de
M. Moon autour de la réforme du
parquet. Son allure et son cha­
risme en font aussi un candidat
potentiel à la prochaine présiden­
tielle, prévue en 2022, les prési­
dents sud­coréens n’effectuant
qu’un seul mandat de cinq ans.
En attendant, le voilà chargé
d’une réforme dont il a indiqué, le
jour de son entrée en fonction,
qu’il s’agissait d’un « rêve ca­
ressé » tout au long de sa « carrière
d’universitaire et d’intellectuel ».

Le fonctionnement actuel de la
justice est un héritage de la colo­
nisation japonaise (1910­1945).
En 1945, la police, discréditée car
accusée d’avoir collaboré avec
l’occupant nippon, perd des pou­
voirs au profit du parquet. Après
la démocratisation de 1987, sou­
cieux de réduire les pouvoirs de
certaines administrations, à com­
mencer par la KCIA, les services de
renseignement, des structures de
contrôle sont créées. Mais, rap­
pelle M. Cho, « les procureurs sont
les seuls à avoir conservé une
grande autorité non modérée par
des mécanismes de contrôle ».
Pour lui, « tout organe gouverne­
mental ayant une autorité exces­
sive menace inévitablement les
droits et les libertés civiles ».
Parmi les pistes de réformes en­
visagées, un rééquilibrage des
pouvoirs avec la police, la réduc­
tion des prérogatives du bureau
d’enquêtes spéciales et la création
d’une nouvelle structure, indé­
pendante du parquet et spéciali­
sée dans les affaires impliquant
les personnalités de haut niveau.

Y parvenir s’annonce toutefois
difficile. Sur le plan judiciaire, les
éléments à charge contre M. Cho
manquent, ce que le parquet com­
mencerait à comprendre, mais il
est difficile d’imaginer qu’il fasse
marche arrière. « Au­delà de l’af­
faire Cho, cela devient une affaire
d’orgueil », déplore le populaire
commentateur politique, Kim
Ou­joon.

Sabordage à l’Assemblée
Par ailleurs, le texte doit être voté
par l’Assemblée nationale, où l’op­
position promet de tout faire pour
le saborder. Il y a peu de chances
qu’elle évolue à l’approche des lé­
gislatives d’avril 2020.
Malgré cela, la popularité de
M. Cho a progressé, grâce, notam­
ment, à ses prestations jugées
bonnes lors de ses interventions
publiques. Un sondage, réalisé par
l’agence Kantar, le place en troi­
sième position des favoris de la
prochaine présidentielle, en 2022,
avec 7 % des soutiens, contre 4,4 %
en août.
philippe mesmer

Pour répondre
aux attaques,
M. Cho a
participé, le
3 septembre, à
une conférence
de presse : elle a
duré onze heures

L’offensive d’Elizabeth Warren chez les démocrates


La sénatrice du Massachusetts rattrape ses concurrents à l’investiture pour la présidentielle de 2020


REPORTAGE
new york ­ correspondant

C’


est le « moment
Warren » de la pri­
maire démocrate.
Depuis cet été, la sé­
natrice du Massachusetts, 70 ans,
menace très sérieusement ses
concurrents, Bernie Sanders,
78 ans, sénateur indépendant du
Vermont, jugé trop à gauche, et
Joe Biden, 76 ans, ancien vice­pré­
sident de Barack Obama, accusé
d’incarner le monde d’hier.
Elle y croyait, lundi 16 septem­
bre dans la soirée, au cœur de
Manhattan, à Washington
Square, sur le campus de l’univer­
sité de New York. « Je n’ai pas
peur », a clamé l’aspirante à l’in­
vestiture démocrate pour la prési­
dentielle de 2020, qui refuse que
son parti choisisse un candidat
« auquel on ne croit pas » – com­
prendre Joe Biden – par crainte du
changement. « C’est notre mo­
ment dans l’histoire, pour rêver en
grand, combattre durement et
l’emporter », a conclu la candidate,
devant les milliers de New­Yor­
kais venus l’écouter.

Discours professionnalisé
On l’avait vue, en février, dans le
quartier de Queens, dans un lo­
cal vintage en brique. La situa­
tion était alors délicate : la candi­
date progressiste s’était emmêlé
les pinceaux en revendiquant ses
prétendues origines indiennes,
qui lui avaient valu d’être traitée
de Pocahontas par Donald
Trump. Elle avait le ton mala­
droit, un brin professoral, lors de
ses interactions avec la salle.
Mais elle avait surfé sur le rejet
d’Amazon par ce quartier inquiet
de la gentrification et avait pro­
posé le démantèlement des
géants de la tech.
Sept mois plus tard, Elizabeth
Warren a réussi sa mue. Elle est
dans le trio de tête des intentions
de vote. Elle tient désormais mee­
ting en plein air, sous un arc de
triomphe pavoisé aux couleurs
américaines. Son discours s’est
professionnalisé et elle continue
de multiplier les propositions
pour imposer sa feuille de route à
ses concurrents.
On s’était moqué d’elle pour ses
mille idées. « J’ai un plan » est de­
venu son cri de ralliement. Ce
lundi, elle en avait un contre la

corruption à Washington, qui
frappe aussi le bureau Ovale.
Mme Warren a accusé les compa­
gnies pétrolières, le lobby des ar­
mes et les laboratoires pharma­
ceutiques d’avoir « acheté le gou­
vernement ».
La méthode Warren consiste à
égrainer les propositions concrè­
tes : elle veut interdire le lob­
byisme aux anciens élus, forcer
les présidents à publier leur
feuille de paie, réécrire le code de

sociologie, trouve les proposi­
tions Warren « plus détaillées »
que celles de Sanders. « Son ap­
proche en faveur d’un capitalisme
régulé est la meilleure manière
d’aller de l’avant », renchérit Ra­
chel Donner, 45 ans, alors que
Sanders est accusé d’être « socia­
liste ». « Il est trop à gauche », con­
fie Lyda Carrillo, tandis que son
mari, Alejandro, doute de son
tempérament une fois aux affai­
res : « Il est colérique. » Harin
Keng, 23 ans, fils d’immigrés sud­
coréens, juge qu’il a passé son
« moment » en 2016 : « Sanders
semble épuisé, il ne sait pas com­
ment se différencier. Warren in­
carne le renouveau. »

Créer une dynamique
Les partisans de Bernie Sanders
venus écouter Warren sont pru­
dents, tel Justin Ford, 37 ans, qui
se réjouit que la primaire à New
York ait lieu tardivement, le

28 avril 2020. Il pourra, si néces­
saire, ajuster son choix pour faire
gagner un progressiste.
Warren et Sanders ont évité soi­
gneusement de s’attaquer en pu­
blic. Mais le conflit s’annonce
quasi inévitable, alors qu’Eliza­
beth Warren laboure toujours
plus à gauche et se garde de tout
recentrage. Sa directrice de cam­
pagne pour le Sud­Ouest, Maria
Martinez, a chauffé la salle, en an­
glais et en espagnol, relatant la
destinée tragique de son père,
sans­papiers expulsé au Mexique
sous Trump, après trente ans de
présence aux Etats­Unis et décédé
d’une attaque six mois après,
faute de soins. Chez les fans de
Warren, il convient de créer une
dynamique de groupe, un entre­
soi dans l’adversité. Mme Martinez
a été invitée à expliquer les rai­
sons de sa venue à son voisin et à
poster un selfie sur Twitter, tandis
que Mme Warren fera une photo

personnelle avec tous ceux qui le
souhaitent à la fin du meeting.
Puis est venu le tour de Maurice
Mitchell, directeur général du
Working Families Party, qui a ap­
porté le soutien officiel de son
organisation. Il s’agit d’une vraie
prise de guerre, ce mouvement
très à gauche ayant soutenu San­
ders en 2016. M. Mitchell, qui est
afro­américain, peut aussi aider
Mme Warren à conquérir une par­
tie du vote noir – la sénatrice ac­
cuse un retard important auprès
de cet électorat, et elle le sait : de­
vant un auditoire essentielle­
ment blanc, elle a promis de lut­
ter contre les discriminations
(salariales, carcérales, de santé,
éducatives) dont souffrent les
Afro­Américains.
Elle a surtout commencé son
propos non pas en invoquant
Washington, qui a donné son
nom à la place où elle se trouvait,
mais un terrible incendie dans
une manufacture à deux pas de
là, causé par « l’âpreté au gain » de
ses propriétaires, qui fit près de
150 morts en 1911, essentielle­
ment des femmes. Comme si le
capitalisme était retourné
en 2019 à ses pires origines. Une
femme assista au désastre, Fran­
ces Perkins (1880­1965), qui sera
la première femme ministre – du
travail – du président Franklin
Roosevelt à partir de 1933 et im­
posera les premières lois sociales
américaines.
« Frances avait un plan. L’incen­
die eut lieu le jour où le New Deal
est né », expliqua Warren, qui en­
tend bien imposer un second
New Deal. Pas parce qu’elle est
femme, mais femme de combat.
Quatre ans après l’échec
d’Hillary Clinton. Pour le mili­
tant Alejandro Carrillo, Warren
est une « Hillary augmentée, sans
son passif ».
arnaud leparmentier

La candidate à l’investiture démocrate Elizabeth Warren, à New York, le 16 septembre. CRAIG RUTTLE/AP

déontologie des juges fédéraux
ou encore introduire un impôt
sur la fortune.
Le ton et la méthode plaisent.
Les militants new­yorkais étaient
tous progressistes, et le destin de
Joe Biden, premier dans les son­
dages et jugé plus à même de bat­
tre Donald Trump, est rapide­
ment évacué. « Biden, c’est le choix
de ceux qui n’osent pas soutenir ce
en quoi ils croient », explique
Mitch, jeune avocat pro­Warren
qui refuse de préciser son nom,
tandis qu’Alejandro Carrillo dé­
plore les effets de l’âge : « Son cer­
veau n’est plus aussi affûté
qu’avant. » Attention cependant
à ne pas se tromper d’adversaire :
l’homme à surveiller, c’est celui
qui chasse sur les mêmes terres,
Bernie Sanders, le héros de 2016.
In fine, lui ou Warren devra dé­
faire – ou non – Biden.
Les militants rencontrés avaient
tranché. Avi Madisen, étudiant en

Elizabeth Warren
et son rival
Bernie Sanders
ont évité de
s’attaquer en
public. Mais le
conflit s’annonce
inévitable

« J’ai un plan »
est devenu son
cri de ralliement.
Ce lundi, elle en
avait un contre
la corruption
à Washington
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