Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1

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INTERNATIONAL


VENDREDI 6 SEPTEMBRE 2019

0123


Boris Johnson
à la Chambre
des communes,
le 4 septembre,
à Londres.
JESSICA TAYLOR/AFP

londres ­ correspondante

B


oris Johnson, déjà la sortie de
route? Mercredi 4 septembre,
six semaines à peine après
son arrivée à Downing Street,
le premier ministre britanni­
que a perdu la maîtrise de sa
stratégie sur le Brexit, celle de son calendrier
et même celle de son propre camp, en pleine
crise interne. La veille, déjà, Boris Johnson
avait encaissé coup sur coup la défection
d’une vingtaine de tories de premier plan,
perdu sa majorité et cédé le contrôle de
l’agenda législatif à la Chambre des commu­
nes. « Il y aura des bosses sur la route »,
avait­il prévenu fin août, à propos d’un
éventuel « no deal » ou d’une négociation
commerciale avec les Etats­Unis. Avait­il
prévu d’être aussi secoué, et aussi vite?
La surprise n’est pas totale, mais la claque
est quand même sonore. Mercredi, vers
17 heures, les députés britanniques infligent
à M. Johnson son deuxième camouflet légis­
latif en deux jours, votant à une majorité
confortable (28 voix) une loi l’obligeant à al­
ler quémander un report de la date du Brexit
au 31 janvier 2020. Le but? Eviter une sortie
sans accord le 31 octobre, brutale et très dom­
mageable pour l’économie britannique.
Aux Communes, Boris Johnson a beau rou­
ler des yeux, dénoncer une « loi défaitiste »,
jurer qu’il travaille toujours à un accord avec
Bruxelles, l’alliance du « non au “no deal” »,
cet attelage improbable constitué des tra­
vaillistes, des libéraux, des indépendantistes
écossais et des « rebelles » conservateurs,
tient bon. C’en est presque fini du Brexit « do
or die » (maintenant ou jamais) promis par le
premier ministre pour Halloween.
La deuxième défaite de la journée est
encore plus cinglante pour le locataire
du 10 Downing Street. M. Johnson avait
prévenu : si les députés devaient l’obliger à
demander un report du Brexit à Bruxelles, il
réclamerait immédiatement des élections
générales, le 15 octobre, par le biais d’une

dissolution du Parlement. Mais cette
dernière ne peut advenir qu’avec les
deux tiers des voix aux Communes. Or,
en fin de soirée mercredi, le compte n’y est
pas du tout... M. Johnson avait besoin de
434 voix, il n’en obtient que 298.
Les votes travaillistes, indispensables,
manquent largement à l’appel. Pris à partie
par un Boris Johnson électrique, Jeremy
Corbyn explique avoir voulu éviter un
« piège ». « C’est un mouvement cynique de la
part d’un premier ministre cynique », ajoute
le leader travailliste, dans une Chambre des
communes survoltée, les yeux braqués sur
son premier adversaire politique. « Notre
priorité est d’éviter un “no deal”, de finir
d’adopter ce texte de loi [anti­“no deal”] »,
assure encore M. Corbyn.

UNE DATE JUGÉE RISQUÉE
« Il est devenu le premier leader de l’opposi­
tion dans l’histoire démocratique de notre
pays à refuser des élections générales. Je ne
peux m’empêcher de penser que la seule rai­
son pour laquelle il refuse, c’est qu’il pense
qu’il va perdre », éructe Boris Johnson. Le chef
des travaillistes rêve pourtant d’élections
générales depuis deux ans. Tout comme les
lib­dem, les Verts et le SNP, le parti nationa­
liste écossais. Mais tous refusent cette date
du 15 octobre, jugée trop risquée. Si M. John­
son était réélu, ce jour­là, avec une majorité
confortable, rien ne l’empêcherait de laisser
le pays sortir brutalement de l’UE le 31 octo­
bre, sans accord avec Bruxelles...
Plus grave pour le premier ministre : la dé­
fiance à son égard a encore monté d’un cran
dans ses propres rangs. L’expulsion, la veille
au soir, des vingt et un élus tories « rebelles »
ne passe pas chez les conservateurs.
« Au nom de tout ce qui est sacré, n’y a­t­il
donc pas de place au sein des conservateurs
pour Nicholas Soames, un officier et un
gentleman? » : c’est Ruth Davidson qui ouvre
le bal, mercredi matin, en faisant réfé­
rence au petit­fils de Winston Churchill.
L’ex­chef de file des conservateurs écossais

a passé la main fin août, mais reste une voix
très écoutée dans le parti.
Les « rebelles » tirent aussi à vue, et
bruyamment, sur le premier ministre. « Je
suis un conservateur passionné, mais voir
les principes du parti mis à la poubelle me
consterne », assène le très sérieux Dominic
Grieve, ex­attorney general (haut magistrat
conseiller juridique du gouvernement), qui
participe à un rassemblement de militants
anti­Brexit, devant les grilles du Parlement.
Aux Communes, Kenneth Clarke a lui
aussi droit, à plusieurs reprises dans l’après­
midi, aux hommages appuyés de l’oppo­
sition. Comment le « Father of the House »
a­t­il pu être « sorti » des rangs conser­
vateurs, alors qu’il siège depuis... 1970?
M. Johnson est « maintenant premier minis­
tre, il a une très grande responsabilité, je
lui demande d’arrêter de traiter tout cela
comme un jeu », lui assène M. Clarke.
M. Johnson a­t­il commis une grosse bou­
lette en procédant à une telle « purge », à la
veille de probables élections générales où
toutes les voix tories compteront, y compris
celles des modérés? A­t­il trop écouté Domi­
nic Cummings, son principal conseiller,
architecte de sa stratégie « do or die », et
considéré comme un idéologue du Brexit?
« La grande Margaret Thatcher avait dit
une fois que les conseillers conseillent et les

dirigeants dirigent », souligne aux Commu­
nes Margot James, une des élues « rebelles »
mise à l’index. Le Telegraph, bien renseigné
sur M. Cummings, rapporte mercredi soir
que les relations se sont brusquement ten­
dues entre le premier ministre et l’ex­direc­
teur de la campagne « Leave » en 2016.
Le doute gagnerait­il Downing Street? Il y
a une semaine, le premier ministre sem­
blait en position de force : il venait d’annon­
cer la suspension du Parlement pendant
cinq longues semaines, à partir du 9 sep­
tembre, afin de mieux neutraliser des élus
réfractaires au « no deal ». Désormais, il est
à la tête d’un gouvernement sans majorité,
avec un Parlement qui dit non à presque
tout : les élus ont voté trois fois contre l’ac­
cord de Theresa May, ils ne veulent pas d’un
« no deal », ni d’élections générales à la date
avancée par M. Johnson.

« IL N’A PAS ENCORE PERDU »
Comment le premier ministre peut­il s’ex­
traire d’un tel piège? Les élections semblent
inévitables. Il peut faire campagne en jouant
au dirigeant bridé par un Parlement favora­
ble à l’UE et sourd au vote populaire de 2016,
qui a saboté sa stratégie de négociation avec
Bruxelles... « Il n’a pas encore perdu, la politi­
que britannique est devenue extrêmement
volatile et les travaillistes sont très divisés »,
estime Anand Menon, professeur de politi­
que européenne au King’s College.
Ironie de l’histoire : s’il joue cette option,
Boris Johnson se trouve pris de court par sa
propre décision de suspendre le Parlement à
partir du 9 septembre au soir : il faut que d’ici
là, la loi anti­« no deal » et sa motion visant à
provoquer les élections aient eu le temps
d’être traitées. Dans la nuit de mercredi, la
Chambre des lords a fait savoir que sa lecture
du texte serait achevée vendredi 6 septem­
bre : il serait théoriquement prêt pour l’ul­
time assentiment royal, le lundi suivant.
A moins que l’opposition aille au vote de
défiance, qu’elle a de bonnes chances de
gagner, en tout début de semaine pro­
chaine... Voire que M. Johnson propose lui­
même ce vote de défiance, mais contre
lui­même : « C’est possible », expliquait
Maddy Thimont Jack, experte de l’Institute
of Government, jeudi 5 septembre, au micro
de la BBC. Tout comme, théoriquement,
une démission, même si Downing Street a
repoussé cette option mercredi... Boris
Johnson veut à tout prix des élections avant
le Conseil européen du 17 octobre. L’oppo­
sition préfère voter une fois la menace du
« no deal » totalement écartée. La nouvelle
bataille de Westminster est de savoir qui
aura la maîtrise de ce calendrier.
cécile ducourtieux

BORIS JOHNSON 


« A UNE TRÈS GRANDE


RESPONSABILITÉ, 


JE LUI DEMANDE 


D’ARRÊTER 


DE TRAITER 


TOUT CELA 


COMME UN JEU »
KENNETH CLARKE
conservateur membre
du Parlement depuis 1970

Johnson perd


le contrôle


de son Brexit


Le premier ministre a subi deux nouveaux


camouflets au Parlement. La loi demandant


un report du Brexit a été approuvée


et les députés refusent pour l’instant


l’organisation d’élections générales


C R I S E P O L I T I Q U E A U R O Y A U M E ­ U N I


ce ne sont ni des seconds couteaux ni des
débutants : les vingt et un « rebelles » expulsés des
rangs conservateurs pour avoir voulu s’opposer
au « no deal » et voté contre leur premier ministre
sont au contraire des « figures » tories, et c’est bien
pour cela que leur mise à l’index choque tant.
Neuf anciens ministres, dont deux ex­chanceliers
de l’échiquier, le petit­fils de Winston Churchill, et
même le « Father of the House », Kenneth Clarke,
détenteur du plus long mandat à la Chambre des
communes, député depuis 1970...
Commençons par lui. L’homme, toujours vaillant
à 79 ans – et très assidu à Westminster –, a com­
mencé sa carrière politique en 1970, comme élu
du Rushcliffe (centre de l’Angleterre), quand Boris
Johnson entamait l’école primaire. Il a tâté de tous
les portefeuilles ministériels (intérieur, éducation,
santé, finances), a servi sous les gouvernements de
Margaret Thatcher, de John Major et de David
Cameron. Il est l’un des plus éminents représen­
tants de l’aile modérée et pro­européenne du Parti
conservateur. C’est la raison pour laquelle son nom
a circulé, cet été, pour prendre la tête d’un éventuel
gouvernement « de transition », en cas de vote de
défiance gagné contre M. Johnson. Laconique, il a
lâché sur les plateaux de télévision, mardi 3 sep­

tembre au soir, à propos de son ex­Parti conserva­
teur, qu’il ne le reconnaissait plus et qu’il était
devenu « le parti du Brexit avec un autre badge ».
Philip Hammond est une figure tout aussi
respectée des Communes. A 63 ans, cet homme
posé a été chancelier de l’Echiquier de Theresa May.
Remainer convaincu, il a embrassé la cause du
Brexit, comme son ex­première ministre, mais a
toujours conservé un point de vue raisonnable
vis­à­vis de Bruxelles. Et régulièrement mis en
garde sur les risques économiques liés au divorce
d’avec l’Union européenne. Depuis que Boris
Johnson est à Downing Street, il a pris la tête de l’al­
liance des « rebelles » tories, qui n’hésitent plus à
discuter avec le camp d’en face, les travaillistes,
pour éviter à tout prix un « no deal ».

Filiation prestigieuse
Nicholas Soames. A 71 ans, ce député du Sussex
depuis 1983 est autant connu pour sa carrière que
pour sa filiation prestigieuse. Il est par sa mère,
Mary Soames, fille de l’ex­premier ministre
Winston Churchill, le petit­fils du grand homme,
dont la statue fait face à l’entrée de Westminster.
Respecté pour sa carrière militaire (il a servi
dans les Hussards), il fut ministre des armées du

gouvernement John Major, dans les années 1990.
Après le référendum de 2016, sa voix modérée a
rejoint celle des autres conservateurs centristes,
opposés à un Brexit dur. Mercredi, ému, il a pro­
noncé un bref discours, à la Chambre des commu­
nes, pour annoncer la fin de sa carrière politique et
dire adieu à ses « honorables collègues ». Emu mais
acide : « J’ai toujours pensé que le résultat du réfé­
rendum devait être honoré. C’est la raison pour
laquelle j’ai voté pour l’accord de Theresa May
autant de fois qu’il a été mis au vote. Ce n’est pas le
cas de tous les élus dont la déloyauté a été pour moi
une grande source d’inspiration... »
Avocat issu d’Oxford, Dominic Grieve a été élu
en 1997 dans le comté du Buckinghamshire. Il siège
depuis lors sans interruption. Ses talents d’orateur
et sa parfaite connaissance du droit ont fait de lui le
juriste vedette des tories. En 2010, David Cameron
le nomme « attorney general ». En 2016, ce franco­
phone et européen convaincu se lance de toutes
ses forces dans la campagne du oui. Malgré les me­
naces de perdre son mandat électif, c’est Dominic
Grieve qui fait voter l’amendement en décem­
bre 2017 obligeant le gouvernement à obtenir le feu
vert du Parlement sur tout accord du Brexit.
c. du. (londres, correspondante)

Les « rebelles », des figures respectées dans les rangs conservateurs

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