Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1

10 |france JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019


0123


J


ean­Paul Mulot n’en est tou­
jours pas revenu. Voilà dix
jours, cet ancien directeur
délégué du Figaro, désormais
« ambassadeur » au Royau­
me­Uni de la région Hauts­de­
France, dirigée par son ami Xavier
Bertrand, a dû justifier par voie de
presse la présence de ses coordon­
nées dans un carnet où il ne fait
pas bon avoir son nom : le « petit
livre noir » (little black book) de
Jeffrey Epstein, qui s’est suicidé en
prison à New York le 10 août, un
mois après son arrestation pour
« abus sexuels sur mineurs ».
Le nom de M. Mulot avait été re­
levé, durant l’été, par plusieurs si­
tes complotistes ou proches de
l’extrême droite. Puis l’une de ces
mentions, sur Breizh Info, a fait
l’objet d’une reprise par le quoti­
dien 20 Minutes.
M. Mulot est pourtant catégori­
que : il ne connaissait pas le sulfu­
reux milliardaire américain, ne l’a
rencontré qu’à une seule reprise
lors d’un dîner « il y a une quin­
zaine d’années », et le décrit
comme un personnage « affreuse­
ment mal élevé, odieux ». Son
épouse, dont les coordonnées
sont aussi présentes dans le car­
net, aurait pour sa part connu l’ex­
compagne et complice présumée
de M. Epstein, Ghislaine Maxwell,
durant leurs études à Oxford.

« Dégueulasserie »
Pour M. Mulot, la publication de
son nom est une « dégueulasse­
rie », dont il dénonce l’instru­
mentalisation par l’opposition
Rassemblement national dans
les Hauts­de­France. « C’est pour
mes enfants que c’est épouvanta­
ble », nous confie M. Mulot, lu­
cide sur le risque que « cela va
coller, ce sera réutilisé, repris »
contre lui à l’avenir.
Le « petit carnet noir » de Jeffrey
Epstein refait ainsi surface mais il
est en réalité depuis le début au

cœur de l’affaire, qui fascine l’Amé­
rique depuis une dizaine d’an­
nées. Le milliardaire, ami de Do­
nald Trump comme de Bill Clin­
ton, est accusé d’avoir organisé un
réseau destiné à lui procurer des
jeunes femmes, souvent mineu­
res, instrumentalisées et manipu­
lées, avec lesquelles il avait des rap­
ports sexuels. Son île, située dans
les îles Vierges américaines, a été
rebaptisée « Pedophile Island » par
la presse outre­Atlantique. Selon
l’accusation, il « prêtait » aussi par­
fois ces jeunes femmes à ses amis.
Dans le « petit livre noir », il y a
justement des noms, des adresses,
des digicodes et des numéros de
téléphone, qui circulent sur Inter­

net. De quoi alimenter toutes les
théories du complot. Ce docu­
ment a, au départ, été subtilisé par
Alfredo Rodriguez, ancien em­
ployé de maison du milliardaire.
Mort en 2014, cet homme avait
tenté, à la fin des années 2000, de
vendre le carnet, pour 50 000 dol­
lars, à l’un des avocats des victi­
mes du milliardaire, qui a dé­
noncé sa tentative aux autorités.
M. Rodriguez a alors passé dix­
huit mois en prison.
Un journaliste américain, Nick
Bryant, a ensuite obtenu et publié
le document, en censurant les nu­
méros et les adresses, sur le site
américain Gawker, en 2015. Mais
une version non censurée a fait

surface depuis quelques mois, no­
tamment dans les réseaux de l’alt­
right américaine (une mouvance
d’extrême droite). Les 97 pages du
carnet contiennent des centaines
de noms, dont ceux de dizaines de
personnalités de premier plan,
comme Bill Clinton, le prince bri­
tannique Andrew, l’ex­premier
ministre israélien, Ehoud Barak,
ou encore Mick Jagger, mais aussi
des numéros de téléphones plus
« pratiques » pour chacune des ré­
sidences de M. Epstein (prestatai­
res de services, restaurants...).
Si, parfois, sur les réseaux so­
ciaux et dans la sphère complo­
tiste, figurer dans le little black
book est perçue comme une

preuve en soi d’appartenance au
« réseau » pédocriminel du mil­
liardaire, la réalité est toute autre.
Il s’agit avant tout d’un recueil
d’adresses et de coordonnées
« pratiques ». En sus, dans un té­
moignage recueilli par le FBI
en 2009, Alfredo Rodriguez décri­
vait ce carnet comme « un carnet
créé par des personnes travaillant
pour Jeffrey Epstein », et pas
comme le répertoire personnel
du milliardaire.

« Masseuses » françaises
Jeffrey Esptein aimait la France, et
le carnet contient les coordon­
nées de près de trente personnali­
tés françaises, le plus souvent is­
sues des milieux de la finance ou
de la mode. Pour autant, rien ne
permet d’affirmer que ne figu­
rent dans ce carnet que des inti­
mes du milliardaire. Le Monde a
tenté de contacter les personnali­
tés françaises du carnet.
Deux autres hommes, dont les
noms apparaissent dans le black
book, racontent peu ou prou la
même histoire que M. Mulot : ils
ont eu, voilà des années, des con­
tacts ténus – professionnels ou oc­
casionnels – avec Mme Maxwell. Ils
assurent n’avoir jamais rencontré
M. Epstein. Fin juillet, le New York
Times avait également interrogé
une demi­douzaine de personna­
lités américaines figurant dans le
document, incapables d’expliquer
comment elles se sont retrouvées
dans ce carnet.
Le carnet liste aussi une dizaine
de « masseuses » françaises. Une
femme, dont les coordonnées fi­
gurent à la rubrique « massages­
Paris », explique au Monde être os­
téopathe, avoir certes eu « des

mannequins dans [sa] patientèle »,
mais jamais le milliardaire ni sa
collaboratrice. Une autre mas­
seuse raconte pour sa part avoir
rencontré une fois le milliardaire
et lui avoir fait un « massage spor­
tif » : « Il s’était comporté correcte­
ment avec moi. Je n’ai rien d’étrange
à signaler le concernant. »
Jeffrey Epstein possédait à Paris
un appartement de 800 m^2 , ave­
nue Foch. Il s’y rendait régulière­
ment, comme un autre document,
issu des procédures judiciaires
américaines, permet de le consta­
ter. Le journal de bord de l’avion du
milliardaire, indiquant les aéro­
ports de départ et d’arrivée, ainsi
que les passagers de chaque vol,
est l’autre document qui intrigue
enquêteurs et journalistes.
Entre 2001 et 2004, selon notre
décompte, il a ainsi atterri ou dé­
collé pas moins de 80 fois de l’aéro­
port Paris­Le Bourget, parfois
accompagné par des célébrités,
parfois en compagnie d’anony­
mes, simplement identifiées
comme females (« femmes »). Ré­
cemment, le site américain The In­
sider comptabilisait une dizaine de
séjours à Paris entre 2018 et 2019.
Parmi les passagers réguliers du
« Lolita express » (surnom des
vols privés du milliardaire), on
trouve un Français, son ami Jean­
Luc Brunel, dont le nom figure
aussi dans le « petit livre noir ».
Longtemps patron de l’agence de
mannequins française Karin
Models, avant d’en relancer une à
Miami (Floride), MC2, avec l’aide
financière de M. Epstein, il est mis
en cause dans l’enquête améri­
caine. Virginia Roberts, la princi­
pale accusatrice, affirme avoir été
forcée d’avoir des rapports
sexuels avec lui.
La mort soudaine de Jeffrey
Epstein, alors qu’il était placé dans
une cellule « antisuicide » particu­
lièrement surveillée, n’a fait
qu’ajouter à la fascination pour
cette affaire et ses ramifications,
réelles ou fantasmées. Et le feuille­
ton n’est sans doute pas terminé :
si la mort du milliardaire a en­
traîné l’extinction, outre­Atlanti­
que, d’une grande part des pour­
suites, un juge doit décider dans
les prochains jours de la possibilité
de rendre publiques d’autres piè­
ces, parmi lesquelles se trouve­
raient encore « des milliers » de
noms, selon les avocats des victi­
mes américaines.
samuel laurent

Malgré le plan Buzyn, les urgentistes poursuivent la grève


Le collectif Inter­Urgences prévoit des « rassemblements locaux » le 26 septembre, avant une « mobilisation nationale »


A


la Bourse du travail de
Saint­Denis (Seine­Saint­
Denis), mardi 10 septem­
bre, parmi la centaine de partici­
pants de l’assemblée générale d’In­
ter­Urgences, la poursuite de la
grève semble relever de l’évidence.
Les grévistes n’ont trouvé dans le
« plan de refondation » des urgen­
ces présenté la veille au ministère
de la santé et doté de 750 millions
d’euros sur trois ans ni les réouver­
tures de lits, ni les embauches de
soignants, ni les revalorisations
des salaires qu’ils demandaient.
« Ce plan, c’est du vent », balaye
Julie, infirmière aux urgences de

Toulouse. « Ils n’ont rien compris
aux attentes des soignants, ils es­
sayent de nous empapaouter avec
cet argent qui n’existe pas », lance
Christophe Prudhomme, mem­
bre de la CGT et porte­parole de
l’Association des médecins urgen­
tistes de France (AMUF). Dans la
salle, tout le monde fait la même
lecture des « moyens supplémen­
taires » promis par la ministre de
la santé, Agnès Buzyn : sans un
relèvement de l’Objectif national
de dépenses d’assurance­maladie
(Ondam), ces mesures seront fi­
nancées par des économies sur
d’autres postes à l’hôpital.

Le service d’accès aux soins
(SAS), mesure­phare du plan cen­
sée permettre dès cet été de répon­
dre à toute heure à la demande de
soins non programmés et ainsi al­
léger la pression sur les urgences,
ne trouve pas plus de défenseurs.
« 340 millions pour le SAS, c’est­à­
dire le 15 avec Doctolib, non mais au
secours! », ironise un participant.

Négociations au point mort
Pendant plus de quatre heures
d’assemblée générale, aucune des
mesures annoncées la veille par la
ministre pour faire baisser la pres­
sion aux urgences n’est évoquée.

La question du jour, c’est le de­
venir du mouvement, à l’orée
d’une période cruciale. Il a certes
survécu à l’été, prenant même
des proportions inédites, avec
249 services en grève, soit plus de
la moitié des urgences publiques
du pays. Mais, sur le terrain, la
plupart des négociations sont
au point mort. « On a eu des miet­
tes du plan Buzyn, avec un poste
de brancardage supplémentaire
le week­end », raconte, dépité, un
infirmier normand. « On a une
direction plus dure à la négocia­
tion que Mme Buzyn, on n’arrive
pas à avoir quoi que ce soit »,

ajoute un gréviste de l’hôpital de
Mont­de­Marsan.
Les soignants grévistes des hô­
pitaux parisiens, d’où le mouve­
ment est parti en mars, recon­
naissent que la direction de l’As­
sistance publique­Hôpitaux de
Paris (AP­HP) a fait des efforts,
avec 230 postes supplémentaires
accordés, ainsi qu’une prime de
dangerosité de 56 euros. « La mo­
bilisation continue, car les inégali­
tés continuent, les négociations
avec les agences régionales de
santé ne sont pas les mêmes pour
tout le monde », assure à la tribune
Orianne Plumet, une infirmière

L’immeuble
du 22, avenue
Foch, à Paris
(16e), où est
situé
l’appartement
de Jeffrey
Epstein. CHARLES
PLATIAU/REUTERS

Le carnet contient
les coordonnées
de près de trente
personnalités
françaises, souvent
issues des milieux
de la finance ou
de la mode

jusqu’à quel point l’affaire Epstein a­t­
elle des ramifications en France? A Paris,
une enquête préliminaire pour « viols » et
« agressions sexuelles sur mineurs » est
ouverte depuis le 26 août, notamment à la
suite d’un signalement d’Innocence en
danger au parquet. L’association, qui ne
souhaite pas communiquer plus avant, dit
avoir collecté plusieurs témoignages d’an­
ciennes victimes, qui concerneraient en
majorité l’agent de mannequins et proche
de Jeffrey Epstein, Jean­Luc Brunel.
Dans nombre de cas, les faits seraient an­
ciens, et donc prescrits. Selon nos informa­
tions, une ex­modèle néerlandaise, victime
présumée de M. Brunel, qui avait témoigné
durant l’été auprès de Mediapart, a été en­
tendue lundi durant quatre heures par les
policiers de l’office central pour la répres­
sion des violences aux personnes (OCRVP).
Selon son avocate, Me Anne­Claire Le Jeune,
elle avait écrit durant la semaine du 2 sep­
tembre au parquet pour dénoncer des faits,

là encore prescrits. Dans sa lettre, elle évo­
que des réceptions chez M. Brunel, où ve­
naient « de riches hommes d’affaires qui
étaient accompagnés de très jeunes filles »,
mais aussi le fait que le patron de l’agence
l’aurait « droguée » puis « violée » en 1991.

« Fournisseur » de jeunes mineures
M. Brunel est un personnage central du
volet français, mais aussi de toute l’affaire.
Ce dénicheur de mannequins, patron d’une
agence de modèles en France, Karin Models,
puis d’une autre agence outre­Atlantique,
MC2, financée au début des années 2000
avec l’aide de M. Epstein, est accusé d’avoir
été le principal « fournisseur » de jeunes
mineures pour le milliardaire.
L’une des accusatrices de Jeffrey Epstein,
Virginia Roberts, a évoqué à ses avocats,
en 2011, le cas de deux mineures françaises
âgées de 12 ans, que le milliardaire se serait
vanté, durant les années 1990, d’avoir re­
çues en « cadeau » d’un de ses amis. Mme Ro­

berts accuse par ailleurs Jean­Luc Brunel de
l’avoir contrainte à des relations sexuelles.
Une accusation également portée par deux
plaignantes dans une précédente procé­
dure, close en 2007 outre­Atlantique.
Un reportage de l’émission américaine
60 Minutes, daté de 1988, montre com­
ment de jeunes mannequins étaient prises
en charge à Paris par M. Brunel, qui les
logeait parfois dans son propre apparte­
ment. Plusieurs jeunes femmes témoi­
gnent dans ce documentaire de tentatives
d’approches sexuelles agressives de sa part.
Un autre témoignage, celui de Jérôme Bon­
nouvrier, un ancien patron d’agence de
mannequins, mort en 2017, évoque un
homme « dangereux » pour les femmes,
amateur « de drogue et de viols silencieux ».
M. Brunel a disparu depuis le début de
l’été. Il pourrait se trouver au Brésil, où il a
des attaches, selon le récit de sources pro­
ches de l’enquête au journal Le Parisien.
sa. l.

Jean-Luc Brunel au cœur de l’enquête française


en poste aux urgences parisien­
nes de la Pitié­Salpêtrière.
A l’issue de l’assemblée, le collec­
tif Inter­Urgences a appelé l’en­
semble des personnels hospita­
liers à rejoindre la grève, annon­
çant des « rassemblements lo­
caux » le 26 septembre, avant la
mise en place prochaine d’une
nouvelle « date de mobilisation na­
tionale ». « Jeudi, on prendra nos
responsabilités! », a assuré Patrick
Pelloux, le président de l’AMUF,
laissant entendre qu’il appellerait
les médecins urgentistes à se join­
dre au mouvement.
françois béguin

Affaire Epstein : histoires d’un « petit livre noir »


Ce carnet d’adresses du milliardaire accusé de pédophilie alimente des mises en cause hâtives

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