30 | 0123 JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019
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P
armi les ambitions
qu’elle a fixées à sa nou
velle équipe de com
missaires européens,
présentée mardi 10 septembre à
Bruxelles, Ursula von der Leyen a
cité celle d’« une Europe plus forte
sur la scène internationale ». Plus
forte? Tremblez, prédateurs chi
nois, expansionnistes russes,
disrupteurs trumpistes! « Plus
forte »? C’est vrai qu’il y a de la
marge, mais il était difficile de
placer la barre moins haut! S’il y
a une chose que l’on ne pourra
pas reprocher à la nouvelle prési
dente de la Commission, c’est de
bomber le torse en jouant les
matamores. « VDL », au fond,
c’est l’antithèse de Trump.
Son futur collègue à la tête du
Conseil européen, le Belge Char
les Michel, s’est montré un peu
plus explicite sur le sujet, début
septembre, devant les diploma
tes de l’UE. L’Europe, atil dit,
« se doit d’agir avec audace et as
surance » pour défendre « ses in
térêts et ses valeurs » : « L’UE doit
jouer un rôle de leader sur la
scène mondiale. Si elle ne le fait
pas, d’autres le feront. Et dans leur
intérêt, pas dans le nôtre. »
Il est possible que, en réalité, les
deux têtes de l’exécutif euro
péen, qui prendront leurs fonc
tions le 1er novembre, soient sur
la même ligne sur le rôle de l’Eu
rope dans le monde. Mme von der
Leyen incarne sans doute la fa
meuse retenue allemande et le
réalisme de la ministre de la dé
fense qu’elle a été, dans un pays
qui s’interdit toute référence à la
puissance. Sa lettre de mission
destinée à celui qui sera le pro
chain chef de la diplomatie euro
péenne, l’Espagnol Josep Borrell,
va un peu plus loin : la Commis
sion von der Leyen se veut une
« Commission géopolitique »,
pour que l’UE agisse de manière
plus « stratégique ». La prési
dente confie également à M. Bor
rell la responsabilité d’un groupe
de travail sur « une Europe plus
forte dans le monde » qui réunira
tous les commissaires dont le
portefeuille a un impact sur l’ac
tion extérieure de l’UE. Elle évo
que l’objectif d’une « véritable
Union européenne de la défense »
et demande que les « instru
ments financiers extérieurs » de
l’UE soient utilisés stratégique
ment, pour « contribuer à nos ob
jectifs politiques plus larges ».
Ce n’est pas encore la révolution
de l’Europepuissance ni même
les envolées lyriques macronien
nes, mais il se passe quelque chose
dans la tête des Européens. Une
étude d’opinion commandée à
l’institut YouGov par le think tank
paneuropéen ECFR (European
Council on Foreign Relations), pu
bliée mardi, révèle une remarqua
ble évolution à cet égard : les ré
ponses des 60 000 personnes in
terrogées dans 14 pays traduisent
une nette prise de conscience des
bouleversements géopolitiques
de ces dernières années et de la né
cessité pour l’Europe d’être davan
tage maîtresse de son destin. La
grande majorité de ces citoyens de
l’UE n’ont plus confiance dans les
EtatsUnis pour garantir leur sé
curité ; ils comprennent aussi que
des défis comme le dérèglement
climatique ou les migrations re
quièrent un cadre européen. Bref,
les Européens veulent une politi
que extérieure robuste. « Plus
forte », dirait Mme von der Leyen.
Mais qu’estce que la force, dans
ce contexte? Une chose apparaît
clairement à ce stade : il ne s’agit
pas de puissance militaire. Exam
bassadeur de France auprès de l’UE
et excellent connaisseur de
Bruxelles, Pierre Sellal ne voit pas
« l’Europe devenir un acteur mon
dial par sa politique extérieure.
C’est dans les domaines du com
merce, de la concurrence, du numé
rique qu’elle peut s’imposer, en ces
sant d’être ballottée comme une
variable d’ajustement ». Ce raison
nement est confirmé par les nou
velles armes fournies à la très re
doutée (aux EtatsUnis) Margrethe
Vestager, désormais viceprési
dente exécutive de la Commission,
qui, en plus du portefeuille de la
concurrence qu’elle avait déjà, se
voit confier la coordination de
l’énorme dossier numérique.
Cruelles évidences
Il est aussi illustré par une innova
tion, celle de la création à Bruxel
les d’une direction générale de
l’industrie de la défense, qui sera
placée dans le giron de la future
commissaire française, Sylvie
Goulard, chargée du marché inté
rieur. Une façon, notent au pas
sage certains experts, de placer les
Français devant leurs contradic
tions : Paris s’est toujours rebiffé
contre l’application des règles du
marché intérieur à son industrie
de défense, afin de la protéger... il
lui faudra maintenant vaincre ces
réticences. Mais cela signifie aussi
que cette nouvelle « DG » bruxel
loise gérera le Fonds européen de
la défense, récemment créé à l’ini
tiative de la France et de l’Allema
gne, pour financer le développe
ment industriel de nouveaux sys
tèmes communs de défense. Tout
cela va dans le même sens.
Emmanuel Macron luimême a
mis en sourdine ses exhortations
à l’Europepuissance et à l’autono
mie stratégique qui avaient irrité
certains Etats membres il y a deux
ans, à l’époque tout feu tout flam
me du discours de la Sorbonne. Sa
conviction de la nécessité d’une
souveraineté européenne dans
un monde qui se disloque reste
profondément ancrée, mais la
réalité s’est chargée de lui rappeler
quelques cruelles évidences, en
particulier celle du Moyen
Orient : face à l’Iran et aux Etats
Unis, la diplomatie ne peut pas
tout si elle n’est pas appuyée par la
force – militaire ou financière.
Instex, le mécanisme financier
mis en place par les Européens
pour aider l’Iran à commercer
malgré les sanctions américai
nes, reste dérisoire face à la puis
sance du dollar. Et, dans le détroit
d’Ormuz, la GrandeBretagne,
voyant ses pétroliers menacés
par la marine iranienne, a fait ap
pel cet été à une force de protec
tion européenne... que les Euro
péens n’ont pas eu les moyens de
fournir. Les Américains, eux,
avaient le dispositif aéronaval né
cessaire à portée de navire. Et se
sont fait un plaisir de prendre en
charge la sécurité de la marine
marchande britannique.
C
asser un monopole est un combat de
longue haleine. Pour arriver à bout
de celui de la Standard Oil, la justice
et l’administration américaines avaient dû
batailler près de trois décennies avant
qu’une décision de la Cour suprême de 1911
impose le démantèlement de la compagnie
pétrolière fondée par John Rockefeller.
L’ouverture, le 9 septembre, d’une en
quête antitrust contre Google par les procu
reurs de 48 Etats fédérés ainsi que ceux de
Washington DC et de Porto Rico, n’est que la
première étape d’un processus qui s’an
nonce tout aussi fastidieux et difficile. Mais,
sans préjuger du résultat, cette démarche bi
partisane montre que l’état d’esprit visàvis
des géants de l’économie numérique a défi
nitivement changé outreAtlantique.
Trois jours auparavant, une offensive si
milaire était lancée contre Facebook. Après
plusieurs décennies de laisserfaire, qui
ont permis aux EtatsUnis d’acquérir une
suprématie mondiale dans l’Internet – à
l’exception de la Chine –, la justice améri
caine, sous la pression grandissante de
l’opinion publique, a enfin décidé de ques
tionner cette concentration, qui perturbe
le bon fonctionnement de l’économie et de
la démocratie. « Nous avons des preuves
que les pratiques de Google ont pu diminuer
le choix des consommateurs, étouffé l’inno
vation, violé la vie privée des utilisateurs et
lui ont permis de contrôler le flux et la diffu
sion des informations en ligne », accuse Ken
Paxton, le procureur du Texas, qui mène la
procédure.
L’initiative est tardive, mais elle est pri
mordiale. Google équipe avec Apple la qua
sitotalité des téléphones portables, truste
90 % des recherches sur Internet, s’acca
pare avec Facebook les deux tiers des publi
cités en ligne.
L’Europe a été la première à réagir, en infli
geant de lourdes amendes et en forçant ces
entreprises à modifier leurs pratiques, s’at
tirant ainsi les critiques acerbes des parti
sans du libre marché. Faute de faire émerger
ses propres champions, le Vieux Continent
était accusé d’élever des herses réglementai
res pour pallier son manque d’innovation.
Mais le libéralisme économique n’a jamais
consisté à laisser prospérer les monopoles.
Une fois n’est pas coutume, l’Europe a mon
tré la voie. L’élargissement au sein de la
nouvelle Commission européenne du péri
mètre de Margrethe Vestager, qui cumulera
la politique de la concurrence et le numéri
que, montre que Bruxelles ne compte pas
s’arrêter en si bon chemin.
Toutefois, les amendes ou les taxes
n’auront que peu d’effets sur des entrepri
ses dont les coffres débordent. L’interven
tion des autorités américaines est indis
pensable pour véritablement remettre en
cause le fait que ces entreprises utilisent
leur position dominante pour verrouiller
l’écosystème numérique.
Pour les Etats, l’enjeu consiste à recouvrer
leur pleine souveraineté. Pour les consom
mateurs, il s’agit d’en finir avec ce mirage
de la gratuité du Net, alors que les monopo
les conduiront inéluctablement au renché
rissement des biens et des services, tout en
foulant au pied la vie privée. Pour les con
currents, il est question de casser la rente
que se sont constituée ces sociétés, qui leur
permettent d’avoir un droit de vie et de
mort sur ceux qui tentent d’entrer en com
pétition, bridant ainsi toute innovation.
Alors que le déploiement de la 5G, le nou
veau standard de la télécommunication
mobile, va rendre Internet encore plus in
contournable dans nos vies quotidiennes,
il n’a jamais été aussi urgent de domesti
quer les géants du Web en endiguant leur
omnipotence avant qu’il ne soit trop tard.
CE N’EST PAS ENCORE
LA RÉVOLUTION
DE L’EUROPE
PUISSANCE, MAIS
IL SE PASSE QUELQUE
CHOSE DANS LA TÊTE
DES EUROPÉENS
DOMESTIQUER
LES GÉANTS
DU WEB
GÉOPOLITIQUE|CHRONIQUE
pa r s y lv i e k au f f m a n n
Puissance,
quelle puissance?
LA GRANDE MAJORITÉ
DES CITOYENS DE L’UE
N’ONT PLUS CONFIANCE
DANS LES ÉTATSUNIS
POUR GARANTIR
LEUR SÉCURITÉ
Tirage du Monde daté mercredi 10 septembre : 175 015 exemplaires
L’entretien qui ne manque
pas de répondant.
ON A TELLEMENT
DE CHOSES À SE DIRE
L’INVITÉ DE RTL MATIN 7H45
Photo:NicolasGOUHIER/RTL-
AlbaVentura