Le Monde - 30.08.2019

(Barré) #1
0123
VENDREDI 30 AOÛT 2019
styles

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resto gastro : quand


les palaces se lassent


Remplacée par une brasserie au Lutetia, reléguée dans une salle


moins prestigieuse au Crillon, la table étoilée n’a plus forcément


la cote dans les hôtels de luxe parisiens. Une exigence de rentabilité


qui répond aussi aux nouvelles attentes de la clientèle


GASTRONOMIE


I


l y a encore cinq ans, un pa­
lace qui (r)ouvrait ses portes
ne pouvait se passer d’un
restaurant gastronomique.
Tous estimaient qu’une table
deux ou trois étoiles était aussi
indispensable que la piscine ou le
spa. Aujourd’hui, c’est une autre
histoire. Début 2019, à quelques
jours d’intervalle, deux chefs de
palaces parisiens ont annoncé
leur départ : Christopher Hache a
quitté le Crillon en janvier, Sté­
phanie Le Quellec a tiré sa révé­
rence au Prince de Galles en fé­
vrier, juste après avoir décroché
deux macarons au Michelin.
Un peu plus tôt, il y avait eu des
signes avant­coureurs. En 2017,
stupeur lorsque le Crillon rouvre
après quatre années de travaux :
sa plus belle salle, le salon des
Ambassadeurs, n’est plus dédiée
au restaurant qui a vu défiler des
chefs aussi emblématiques que
Christian Constant ou Jean­Fran­
çois Piège. Elle a été transformée
en bar à cocktails, et le restau­
rant relégué dans une pièce plus
petite, moins visible. De son
côté, le Lutetia, qui a rouvert en
juillet 2018 après un profond lif­
ting, a carrément fait le choix de
se passer de resto gastro : à la
place, il a ouvert une brasserie de
180 couverts.
Si cette nouvelle orientation
n’est pas forcément définitive,
elle est en tout cas le reflet de la
crise hôtelière qui agite Paris.
« Aujourd’hui, il y a 100 % de cham­
bres de luxe en plus par rapport à il
y a dix ans. Et la demande n’est pas
encore au niveau de l’offre », cons­
tate Jean­Luc Cousty, directeur gé­
néral du Lutetia.

Du fun et du sexy
A la fin des années 2000, les in­
vestisseurs ont constaté que l’of­
fre premium à Paris, capitale
mondiale du tourisme, était trop
restreinte. Un trio de palaces asia­
tiques (le Peninsula, le Shangri­La
et le Mandarin oriental) a débar­
qué entre 2011 et 2014. Des ensei­
gnes comme le Royal Monceau
sont montées en gamme. L’arri­
vée des nouveaux a forcé les en­
seignes historiques à se retaper.
Chacun a voulu être le meilleur, et
a donc mis les moyens nécessai­
res pour parader avec une table
deux ou trois étoiles.
Les attentats de 2015, les grèves
d’Air France et les inondations de
2016, la crise des « gilets jaunes »
ont entraîné une forte baisse du
tourisme à Paris et l’ont rendu
beaucoup moins prévisible. « On
est dans des cycles [de croissance]
de plus en plus courts. Doréna­
vant, même un acte terroriste à
l’autre bout de la planète peut dé­
courager les visiteurs », explique
Jean­Luc Cousty. Pour le direc­
teur général du Lutetia, « un deux
ou trois­étoiles participe à l’aura
d’un hôtel, mais la réalité écono­
mique de ce genre de table n’est
pas satisfaisante. Ça nécessite
une armada de personnel, et au fi­
nal, ça coûte plus d’argent que ça
n’en rapporte ». Les palaces les
plus généreux peuvent payer
20 000 euros par mois leurs
chefs têtes de gondole.
« Il doit y avoir deux ou trois ta­
bles qui sont à l’équilibre, comme
celles du Bristol et du George­V.

Mais pour y parvenir, cela prend
des années. Et parfois, ça ne vient
pas », estime Christopher Hache.
L’ancien chef du Crillon, désor­
mais établi à son compte, se sou­
vient qu’il y a encore dix ans, les
palaces laissaient aux chefs le
temps de faire leurs preuves :
quand, en 2003, Yannick Alléno a
pris les rênes du Meurice, il
n’avait que 34 ans et une seule
étoile – il atteindra la troisième
quatre ans plus tard. Au Bristol, il
a fallu dix ans à Eric Frechon
pour obtenir le Graal. « Quand la
concurrence était moins féroce,
on parlait d’investissement à
long terme, se rappelle Christo­
phe Saintagne, qui a travaillé au
Crillon, au Plaza Athénée et au
Meurice. Maintenant, peu de

palaces sont prêts à attendre des
années avant d’atteindre la
rentabilité. »
Pour limiter les frais des tables
deux ou trois étoiles, certains pa­
laces restreignent les horaires
d’ouverture, du mardi au samedi,
le soir uniquement. Par ces temps
de vaches maigres, d’autres préfè­
rent naturellement miser sur une
restauration ouverte sept jours
sur sept, capable d’attirer aussi les
Parisiens. Quand on l’interroge
sur la transformation du salon
des Ambassadeurs en bar à cock­
tails, c’est d’ailleurs l’argument
avancé par le Crillon : « Nous
avons réfléchi à une organisation
des espaces qui puisse à la fois atti­
rer la clientèle parisienne et qui
soit adaptée au fonctionnement
d’un palace du XXIe siècle. »
Difficile de faire des plans sur la
comète quant aux attentes des
clients quand on voit à quel point
elles ont évolué ces dernières an­
nées. La clientèle business a ten­
dance à déserter les deux et trois­
étoiles ; les repas qui traînent en
longueur ne sont plus dans l’air
du temps, pas plus que les notes
de frais à 300 euros par personne.
Au Lutetia, la conciergerie ob­
serve que les clients de l’hôtel en
vacances lui demandent de réser­
ver des repas dans des bistrots re­
commandés par le Fooding plutôt
que par le Michelin. « Les palaces
cherchent à reproduire ce genre de
restaurants tendance, qui ont
l’avantage d’avoir un excellent
rapport qualité­prix », affirme
Christopher Hache.
Globalement, les tables guin­
dées n’ont plus la cote. « Il faut du

fun, du sexy, et aussi servir des
plats qui soient photogéniques sur
Instagram. Un burger de palace
très chiadé permet plus de briller
sur les réseaux sociaux qu’un mi­
cuit de daurade royale, parce que
c’est un plat identifiable », expli­
que une consultante food spécia­
lisée dans la haute gastronomie.
Les mets plus simples permettent
en outre d’attirer une clientèle
plus jeune, qui redore le blason
un peu vieillot des palaces.

Ni nappes ni uniformes
Si les liens entre hôtellerie et
haute gastronomie se distendent,
c’est aussi parce que les chefs ont
envie de liberté. On sent chez eux
une certaine lassitude à travailler
sous surveillance. « L’hôtellerie,
c’est un monde très procédurier :
quand on veut faire une nouvelle
recette, une interview, un consul­
ting, il faut toujours tout soumet­
tre à la validation du palace », in­
dique Christopher Hache. « Le mé­
tier peut y devenir difficile. Si tu
n’as pas envie de cuisiner des to­
mates en janvier mais que le client
en veut dans son club sandwich, et
qu’il dépense 6 000 euros par nuit,
il est en droit de faire un scan­
dale », rappelle Christophe Sainta­
gne. Le chef, qui a quitté les pala­
ces il y a trois ans pour ouvrir son
restaurant, souligne aussi que si
certains hôteliers sont passion­
nés de gastronomie, d’autres sont
« des commerçants, obsédés par le
taux d’occupation des chambres ».
Pour autant, tous les palaces ne
renoncent pas à la gastronomie
de haute volée. Ce qui se dessine,
c’est plutôt une polarisation entre

ALE+ALE

LES REPAS 


QUI TRAÎNENT 


EN LONGUEUR 


NE SONT PLUS DANS 


L’AIR DU TEMPS, 


PAS PLUS QUE 


LES NOTES DE FRAIS 


À 300 EUROS 


PAR PERSONNE


ceux qui estiment que le jeu n’en
vaut pas la chandelle et ceux qui
redoublent d’effort. C’est le cas,
par exemple, du Meurice et du
Plaza Athénée, tous deux détenus
par le sultan de Brunei : en plus de
la présence forcément onéreuse
d’Alain Ducasse aux manettes des
restaurants (respectivement deux
et trois étoiles), les palaces sont
portés par la présence de chefs pâ­
tissiers emblématiques. Au Meu­
rice, Cédric Grolet fait un carton
avec ses faux fruits ; le Plaza met
en avant Jessica Préalpato qui a
reçu le prix de meilleur chef pâtis­
sier du monde en juin pour ses
desserts naturels.
Le Bristol, quant à lui, mise sur
l’autarcie alimentaire : après avoir
ouvert une boulangerie en in­
terne, le palace s’est doté d’un
moulin pour fabriquer sa propre
farine à partir de blés anciens,
puis d’une chocolaterie. Ce qui lui
permet de se positionner comme
« le bastion par excellence de la
gastronomie française », explique
le chef Eric Frechon.
Les ambitions du George­V ne
sont guère différentes. « On veut
se distinguer en étant la destina­
tion haute gastronomie à Paris »,
ambitionne Thibaut Drege, direc­
teur de l’établissement. En 2015 et
2016, l’hôtel a élargi son offre avec
deux nouveaux restaurants beau­
coup plus accessibles, où les ser­
veurs ne portent pas d’uniforme
et où il n’y a pas de nappes à table.
Pour autant, le George­V n’a pas
renoncé à la table trois étoiles ;
fréquentée par les locaux pour les
occasions spéciales et par la clien­
tèle étrangère, elle reste indispen­
sable en termes d’image, assure
Thibaut Drege.
En attendant, les toques qui ont
déserté les dorures des grands hô­
tels semblent bien se porter.
Christopher Hache, qui a ouvert
en avril une auberge à Eygalières,
dans les Bouches­du­Rhône, en
témoigne : « Le pari de la province
fonctionne. Hugh Grant, Fabrice
Luchini, Michel Drucker, Jean
Reno... J’ai une très belle clientèle,
même des anciens clients du
Crillon. Je crois qu’ils sont sensibles
au côté authentique du lieu et aux
tarifs qu’on pratique, beaucoup
plus abordables. » La saveur du pa­
lace, sans le prix.
elvire von bardeleben

Un nouveau chef pâtissier au George-V


Le palace parisien, qui a décidé de se distinguer par son offre
gastronomique, vient de recruter un des chefs pâtissiers les plus
prometteurs de sa génération. A partir de la fin d’octobre,
Michaël Bartocetti va gérer l’offre sucrée des trois restaurants,
du tea time et des banquets. Jusqu’alors, il brillait dans un autre
palace de l’Ouest parisien, le Shangri-La, où il avait imaginé
une offre 100 % végane pour le tea time. Le Lorrain de 34 ans est
arrivé à Paris chez Guy Savoy en 2005, avant de travailler au Plaza
Athénée avec Alain Ducasse. Ce dernier lui a transmis son idéal
de « naturalité », qui consiste à envisager la pâtisserie d’abord
sous l’angle du produit, déniché auprès de petits producteurs
respectueux de l’environnement. Au George-V, Michaël Bartocetti
remplace Maxime Frédéric, qui a rejoint l’Hôtel Cheval Blanc
à Paris (LVMH), dont l’ouverture est prévue pour début 2020.
Le mercato des pâtissiers devrait se poursuivre d’ici là : Matthieu
Carlin, chef pâtissier du restaurant Guy Savoy, est attendu au
Crillon. Tristan Rousselot, chef pâtissier enseignant à l’école Ritz
Escoffier Paris, devrait remplacer à l’Hôtel Prince de Galles Nicolas
Paciello, qui, lui, s’en irait au Fouquet’s.
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