24 |idées VENDREDI 30 AOÛT 2019
0123
G
uerre commerciale, Brexit,
craintes d’une récession
mondiale, tensions géopoli
tiques au MoyenOrient... Face à l’ac
cumulation des risques, la rentrée de
la zone euro se profile sous des auspi
ces guère rassurants. D’autant qu’à
ces incertitudes s’ajoutent quatre dé
fis intérieurs de moyen et long terme,
susceptibles de menacer l’intégrité de
l’union monétaire.
Le premier est la fragilité de l’Italie.
Après la crise ouverte par le dirigeant
de la Ligue (extrême droite) Matteo
Salvini, le Mouvement 5 Etoiles (anti
système) et le Parti démocrate (cen
tre gauche) se sont entendus, mer
credi 28 août, pour former un gouver
nement dirigé par Giuseppe Conte.
Mais la situation reste précaire.
Quelle que soit la prochaine équipe
au pouvoir, elle devra s’attaquer aux
problèmes de fond minant l’écono
mie italienne : faiblesse de la produc
tivité et de l’innovation, division
NordSud, déclin démographique...
Autant de maux appelant un traite
ment complexe et de longue durée.
S’il n’est pas administré dès que pos
sible, le désespoir des Italiens et la
tentation de sortir de l’euro pren
dront de l’ampleur dans la Péninsule.
Or, l’union monétaire n’est pas armée
pour faire face au scénario d’un « Ita
lexit », qui la plongerait dans le chaos.
Le deuxième défi est celui de l’Alle
magne. L’industrie germanique est
en récession. Cela tient aux difficultés
de son secteur automobile comme au
ralentissement de la Chine, son plus
gros client. Mais pas seulement. Le
modèle économique même de notre
voisin se fissure, menacé par la mon
tée en puissance de l’Asie, plus inno
vante, et par le déclin de la consom
mation de biens industriels dans le
monde. Les recettes qui ont fait son
succès ces dernières décennies va
cillent. Le pays d’Angela Merkel devra
en inventer de nouvelles, tout en fai
sant preuve de souplesse à l’égard de
l’étau budgétaire qu’il s’impose, trop
limitant à l’égard des transformations
qu’il va devoir orchestrer.
D’autant que, pour faire face au troi
sième défi, celui du ralentissement
économique généralisé, les Etats
membres devront faire preuve de co
hérence et de coordination. Certes, la
Banque centrale européenne lancera
de nouvelles mesures de soutien à
l’activité en septembre. Mais elles ne
feront pas de miracle. Surtout, elles ne
feront de l’effet que si, dans le même
temps, les Etats disposant de marges
de manœuvre budgétaires – l’Allema
gne, mais pas seulement – utilisent
cellesci intelligemment pour investir
dans des projets susceptibles de do
per la croissance future et de soutenir
la transition écologique.
Divorce
Sans cela, la zone euro s’enlisera dans
une croissance durablement sta
gnante, alimentant le mécontente
ment des Européens et la colère de
ceux convaincus, à tort ou à raison,
que les hauts revenus s’en sortent
toujours mieux que les autres. Sans
croissance, les populistes auront un
boulevard pour gagner le pouvoir.
Pour autant, il serait naïf de croire que
la croissance seule suffirait à se pré
munir de leur montée en puissance.
L’union monétaire – c’est son
quatrième défi – comme l’Union
européenne ont échoué, ces dernières
années, à comprendre et à traiter le di
vorce avec une partie de leurs
citoyens. Celuici tient en partie au
modèle d’ouverture au libreéchange
et à la concurrence entre les person
nes et les territoires privilégié par
Bruxelles. Parce qu’il n’a pas été ac
compagné de contrefeux suffisam
ment solides, ce modèle s’est traduit
par une course au moinsdisant fiscal.
Les taux d’impôt sur les sociétés n’ont
pas cessé de baisser depuis trente ans.
Le gruyère de leur assiette permet à
trop de multinationales d’y échapper.
Si les capitales ont refusé de transférer
une partie de leur souveraineté fiscale
à l’échelon européen, elles l’ont en re
vanche cédé au secteur privé.
Certaines, comme Paris, essaient de
reprendre la main, en suggérant
d’instaurer un impôt minimum
mondial commun sur les bénéfices.
Une première étape. La seconde sera
de réfléchir au modèle concurrentiel
choisi par l’UE : comment protéger ef
ficacement les perdants? Et, surtout,
comment s’assurer qu’il reste perti
nent et fournisseur de croissance
dans un monde où les chaînes de pro
duction tendent à se rerégionaliser,
et où le protectionnisme pousse les
continents au repli sur soi ?
RIVER OF TIME :
MÉMOIRES DE LA
GUERRE DU VIETNAM
ET DU CAMBODGE
de Jon Swain
traduit de l’anglais
par Samuel Todd
Equateurs, 318 p.,
22 euros
Etre journaliste au Mexique | par serguei
FACE À L’ACCUMULATION
DES RISQUES, LA RENTRÉE
DE L’UNION EUROPÉENNE
SE PROFILE SOUS DES
AUSPICES PEU RASSURANTS
CHRONIQUE DE L’INDOCHINE EN GUERRE
LE LIVRE
J
e ne voulais pas d’une vie
rangée. » Il a 18 ans, ce Bri
tannique candidat malheu
reux à la Légion étrangère.
Alors il sera journaliste. Vite
propulsé correspondant de
l’Agence FrancePresse à Phnom
Penh, Jon Swain a 22 ans en 1970
et une histoire à « couvrir » : les
dernières années de la guerre
américaine en Indochine.
Ce qu’il relate ici, excellem
ment. Jon Swain prend tous les
risques. Il est avec les soldats, les
civils, les vainqueurs et les vain
cus, d’un camp ou d’un autre –
au Cambodge, au Vietnam et au
Laos. Mais River of Time – le titre
original a été conservé dans
cette remarquable traduction –
n’est pas qu’un récit puissant
sur une tragédie. Pas seulement
un des ouvrages de référence
sur un chapitre de la guerre
froide. Cette chronique est
nourrie au feu d’une triple pas
sion – pour l’Indochine, pour
une femme et pour le goût des
choses de la vie quand la mort
rôde alentour.
Jon Swain ne tombe dans
aucun des pièges du genre, le
style Corto Maltese du journa
lisme en pays exotique. Il est
trop honnête avec luimême.
Ces années sont, pour lui, des
années heureuses, il le dit,
même si on ne ressort pas
indemne du spectacle de tant
d’horreurs accumulées.
« Les éléments d’une alchimie
unique » étaient réunis : la
beauté singulière de l’Indo
chine ; la guerre et cette étrange
liberté qu’elle procure dans le
chaos qui l’accompagne ; la
femme aimée ; enfin, une his
toire tragique et complexe à ra
conter.
Document historique
Le cœur du récit est à Phnom
Penh, où se trouve Jon Swain
quand la ville cambodgienne
tombe aux mains des Khmers
rouges, le 15 avril 1975. Il assiste
alors à l’évacuation forcée de la
capitale cambodgienne, épi
sode annonciateur de la folie
génocidaire qui allait suivre.
Ces pages sont un document
historique.
Pas de vantardise chez Jon
Swain : le journaliste est un pri
vilégié – « protégé par sa peau
blanche » à Phnom Penh, « pas
sager » de luxe « en transit dans
l’enfer vietnamien ». Il aime le
risque : « La proximité de la mort
dans des paysages d’une telle
splendeur me procurait une
ivresse, un accès de vitalité inat
teignables ailleurs. »
« L’après » est plus dur, fait de
la culpabilité éprouvée pour les
courageux fixeurs locaux, res
tés sur place, pour la femme
aimée aussi, charmante Franco
Vietnamienne, perdue, retrou
vée puis reperdue parce que le
journaliste repart toujours, en
quête « d’autres guerres pour se
sentir vivant ».
L’intervention américaine a
semé la mort et le chaos. Mais la
chute de Saïgon, le 30 avril 1975,
et, plus encore, celle de Phnom
Penh ont ouvert la porte à
d’autres drames : la fin des illu
sions marque le terme de ce sé
jour en Indochine. Ne reste que
le souvenir du Mékong – « le
fleuve de ma jeunesse ».
alain frachon
ANALYSE
L
a présidentielle américaine a beau
être fixée au 3 novembre 2020, dans
plus d’un an, la campagne a d’ores
et déjà commencé et fait de pre
miers dégâts. Le 20 août, Donald Trump a
créé le malaise en déclarant, en marge de la
réception du président de la Roumanie,
dans le bureau Ovale de la Maison Blanche,
que « pour [lui], tout juif qui vote pour un dé
mocrate montre soit un manque total de
connaissances, soit une grande déloyauté ».
Il a précisé son point de vue le lendemain
devant la presse en répétant que de tels élec
teurs seraient « déloyaux envers le peuple
juif et très déloyaux envers Israël ». « Seules
les personnes faibles peuvent dire autre
chose », atil ajouté.
Les propos présidentiels survenaient
après la polémique créée par le refus de
l’Etat hébreu, à l’invitation du président des
EtatsUnis, d’autoriser la venue de deux re
présentantes du Congrès particulièrement
critiques de la politique israélienne, Ilhan
Omar (Minnesota), ancienne réfugiée née
en Somalie, et Rashida Tlaib (Michigan).
Donald Trump les accuse régulièrement
d’antisémitisme, assurant qu’elles sont « le
visage » du Parti démocrate sur ce dossier.
Les affirmations du président en disent
long sur sa conception étroitement transac
tionnelle et clanique de la politique. « Aucun
président [américain] n’a fait ce que j’ai fait »
pour Israël, a assuré Donald Trump le
21 août, citant le déplacement à Jérusalem
de l’ambassade américaine, la reconnais
sance de la souveraineté israélienne sur le
plateau syrien du Golan en violant des réso
lutions des Nations unies, ou encore sa pos
ture agressive visàvis de l’Iran. Les autori
tés israéliennes définissant leur pays depuis
2018 comme l’Etat juif, leurs coreligionnai
res américains devraient donc mécanique
ment concrétiser leur reconnaissance
présumée envers le président des Etats
Unis par un bulletin de vote en sa faveur.
Ce faisant, le président des EtatsUnis a
recours à un cliché persistant de l’antisémi
tisme qu’il prétend dénoncer : l’accusation
selon laquelle un juif de la diaspora n’est
somme toute que l’agent infiltré d’un pays
autre que celui dont il possède la nationa
lité. En la matière, Donald Trump est un
multirécidiviste. En avril, devant la Republi
can Jewish Coalition, un groupe de pression
conservateur, il avait présenté le chef du
gouvernement israélien Benyamin Néta
nyahou comme « [leur] premier ministre ».
Mais le président des EtatsUnis ne réduit
pas seulement les juifs américains, très
majoritairement démocrates mais naturelle
ment aussi divers dans leurs convictions et
dans leurs préoccupations que les autres
groupes confessionnels, à leur lien à Israël. Il
les subordonne au virage nationaliste pris par
ce pays et à une politique radicale qui réduit à
néant les dernières chances de compromis
avec les Palestiniens. Ce qui inquiète de plus
en plus les démocrates. Cette dérive israé
lienne se double en outre d’un recroqueville
ment identitaire qui crée le trouble au sein de
la communauté juive américaine.
A dire vrai, la politique israélienne de
Donald Trump suscite surtout l’adhésion
de la frange la plus radicale du courant
évangélique protestant qui, lui, le soutient
électoralement. Le président des EtatsUnis
en a donné une illustration, certainement
très involontaire, en partageant sur son
compte Twitter les louanges d’un chroni
queur de la chaîne Newsmax qui lui est très
favorable, Wayne Allyn Root.
« S’il vous plaît, arrêtez »
« Trump est le meilleur président pour Israël
dans l’histoire du monde. Et le peuple juif
l’aime comme s’il était le roi d’Israël. Ils
l’aiment comme s’il était la seconde venue de
Dieu », a assuré celui qui répand souvent des
théories complotistes après des fusillades
de masse. Cette seconde venue du Christ ne
figure pas dans la religion juive, mais elle
est au cœur de la foi évangélique. Une telle
comparaison est « blasphématoire », a
ajouté en outre dans les colonnes du
Washington Post le pasteur Jay Lowder, stu
péfait par le silence des voix évangéliques
les plus influentes.
Le dernier dégât causé par les déclarations
du président est celui qui inquiète le plus les
grandes organisations qui œuvrent depuis
des décennies pour que la relation avec
Israël soit sanctuarisée, préservée des
contingences politiques américaines.
L’offensive de Donald Trump s’attaque
frontalement à cette entreprise en associant
le vote démocrate à un vote contre Israël.
Pourtant très hostiles au mouvement de
boycottage de ce pays que les deux élues
empêchées de se rendre dans ce pays
soutiennent, des organisations vouées à la
défense de la relation israéloaméricaine,
comme l’American Jewish Committee (AJC)
et le puissant lobby proisraélien American
Israel Public Affairs Committee (Aipac)
avaient déploré l’interdiction israélienne
poussée par Donald Trump.
L’AJC a de nouveau réagi après son chan
tage à la loyauté. « Les juifs américains
- comme tous les Américains – ont des
opinions politiques très diverses. Votre
évaluation de leurs connaissances ou de leur
loyauté, en fonction des préférences de leur
parti, est source de division, de manque de
respect et importune. S’il vous plaît, arrê
tez », atelle commenté. « Il est plus que
temps de cesser d’instrumentaliser les juifs à
des fins politiciennes », a ajouté Jonathan
Greenblatt, le directeur de l’AntiDefama
tion League.
Après les admonestations de Donald
Trump, le président israélien, Reuven Rivlin,
s’est entretenu avec la speaker (présidente)
démocrate de la Chambre Nancy Pelosi,
dans le souci de préserver ce lien. Benyamin
Nétanyahou, lui, est resté silencieux.
gilles paris
(washington, correspondant)
« IL EST PLUS
QUE TEMPS
DE CESSER
D’INSTRUMENTALISER
LES JUIFS
À DES FINS
POLITICIENNES »
JONATHAN GREENBLATT
directeur de l’Anti-
Defamation League
L’utilisation périlleuse d’Israël par Donald Trump
CHRONIQUE |PAR MARIE CHARREL
Les quatre défis
de la zone euro