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« Ils arrivent! »
I
l voulait être « dans le coup ». En 1944, Charles Pégulu de
Rovin, 19 ans, étudiant à l’école d’ingénieurs Breguet, est
volontaire des équipes nationales mobilisées pour pren
dre en charge les victimes des bombardements. Sa libération
de Paris, il la raconte aujourd’hui avec humour : « Pour passer
inaperçu et éviter les patrouilles, j’ai acheté un bleu de travail.
Mais il était tout neuf, et avec le pli bien fait : mon déguisement
d’ouvrier passait mal. J’avais emporté un petit revolver à crosse
de nacre et quelques balles que j’ai troqués peu de temps après
contre une mitraillette Sten munie d’un seul chargeur de trente-
deux munitions qui se vide en dix secondes. » Soixantequinze
ans après, les souvenirs restent vifs : le poids d’une arme,
l’odeur de la peur et les vibrations de cette journée particu
lière. « Mais vous savez, c’était une vraie pagaille, les rumeurs
circulaient dans tous les sens. Une drôle d’ambiance! »
Drôle d’ambiance en effet en ce mois d’août 1944 qui sou
dain voit les événements se précipiter. Les grèves se suc
cèdent dans le métro, chez les cheminots et, le 15, chez les po
liciers ; les coupures d’électricité paralysent une ville en
surchauffe, affamée et fébrile. Les convois allemands filent
vers l’est, chargés de soldats, de meubles, de matelas et de bu
tins divers. Les longues colonnes de fumée des dépôts d’es
sence qu’ils font sauter assombrissent le ciel. Quant aux Pari
siens, ils se téléphonent pour avoir des nouvelles et savoir où
sont les Américains. Mais que voit de tout cela une adoles
cente provinciale de 16 ans tout juste arrivée à Paris? Jacque
line Duhême, devenue auteure et illustratrice, se souvient
que, montée dans le train à ClermontFerrand, elle a poireau
té deux heures sous le soleil à Moulins, sur la ligne de démar
cation. « J’étais heureuse de venir à Paris, racontet elle dans
son atelier près de la Bastille. Mais c’était une période tragique.
A Neuilly, où ma mère avait sa librairie, la nuit on descendait à
la cave avec des lampes peintes en bleu et des masques à gaz.
Tous les enfants dont les pères étaient absents, morts ou prison-
niers, étaient agglutinés dans les abris. Et on avait faim. Avec les
tickets de rationnement, on n’avait droit qu’à un morceau de
pain et de beurre, alors que, adolescents, on aurait pu manger
une vache. Et puis, surtout, on attendait les Américains. »
Ils sont non loin, à Rambouillet, le 18, mais sans aucune
intention d’investir Paris. Car ils redoutent une insurrec
tion ingérable, et l’obligation d’approvisionner cinq mil
lions de Parisiens. Ils misent plutôt sur un contournement
pour prendre l’ennemi en tenailles et le forcer à la reddition.
C’est que la politique préside aux opérations militaires. A
Paris, hommes et acronymes s’agitent : FFI (Forces fran
çaises de l’intérieur), Comac (Comité d’action militaire,
affilié au CNR, Conseil nationale de la Résistance), FTP
(Francstireurs et partisans). Le colonel RolTanguy, l’an
cien métallo qui a fait la guerre d’Espagne et dirige les FFI
de la région parisienne de son PC souterrain — sous les
catacombes, à vingtsix mètres sous le Lion de Belfort,
place DenfertRochereau —, lance des appels à l’insurrec
tion. Pari osé : à peine deux mille hommes et autant d’armes
contre vingt mille Allemands encore dans la capitale. Côté
Par Gilles Heuré
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Télérama 3632 21 / 08 / 19