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comité qu’a contacté, en 2018, l’artiste suisse Christoph Bü-
chel, avec son projet d’exposer l’épave à Venise. Non comme
une œuvre d’art, mais comme « un emblème de la crise inex-
tinguible des migrants, et du naufrage politique et culturel au-
quel nous participons tous », selon son communiqué.
A Venise, l’épave s’appelle désormais Barca Nostra
(« notre bateau »), en écho à Mare Nostrum, une vaste opé-
ration de sauvetage en Méditerranée qui prit fin peu avant
le naufrage. Maria Chiara Di Trapani, curatrice du projet, a
obtenu, après huit mois de lutte bureaucratique, qu’elle ne
soit plus considérée par le gouvernement comme un « dé-
chet spécial » voué à la destruction, mais cédée à la com-
mune d’Augusta. Qui, à son tour, l’a prêtée à Christoph Bü-
chel pour un an. Sa galerie suisse, Hauser & Wirth, ainsi
qu’une collectionneuse privée italienne (anonyme) assu-
ment les frais de transport d’environ 170 000 euros.
En novembre, la Biennale fermera ses portes. Si la cura-
trice trouve des partenaires financiers, le barcone pourrait
aller à Palerme, Marseille, Calais... Jusqu’à Bruxelles, de-
vant le siège du Parlement, pour forcer l’Europe à ouvrir les
yeux — comme le souhaitait à l’origine Matteo Renzi. Son
tout dernier voyage le ramènera en Sicile, à Augusta, où le
Comité 18 avril cherche encore son ultime écrin. Ce sera
peut-être cette zone déserte, près du port commercial. Ou
ce jardin sauvage sur les hauteurs, envahi de lauriers, d’où
l’on aperçoit au loin la base de Melilli. Autour de l’épave, un
jardin de la mémoire sera aménagé, où chacun pourra
déposer fleurs, bougies, photos, en hommage aux victimes
et à toutes celles englouties à jamais par la Méditerranée.
Sur le quai de l’arsenal, l’hirondelle a disparu. Des tou-
ristes passent en gondole. Cristina Cattaneo jette un der-
nier regard au barcone, droit sur ses équerres, inattendu té-
moin surgi du fond des mers. « A mes yeux, il n’est pas
seulement une tombe. Il est aussi le théâtre d’un geste huma-
niste extraordinaire et inédit, qui me rend fière de mon pays —
un sentiment précieux, alors que Matteo Salvini [ministre de
l’Intérieur de la Ligue, au pouvoir depuis juin 2018, ndlr]
ferme les ports italiens et menace les ONG humanitaires. Le
barcone n’a pas de parti politique, il ne peut pas être instru-
mentalisé pour ou contre l’accueil des migrants. Il est la
preuve et le symbole d’une violation majeure des droits de
l’homme, d’une Europe de la démocratie et de la liberté, qui
tolère que de tels navires négriers continuent de voguer vers
elle. Le barcone nous hurle au visage que cela ne doit plus
arriver. Mais il ne nous dit pas comment faire. » •
1 Ed. Albin Michel, sortie le 5 septembre 2019.
2 D’après la longue et passionnante enquête de la journaliste
Taina Tervonen, Au pays des disparus, Fayard, avril 2019.
Salle des machines : 65. Au total, cinq cent vingt-huit corps
sont extraits, et des milliers d’os épars (côtes, crânes,
phalanges). Comme cette dent d’enfant, coincée entre les
deux tee-shirts que portait un squelette adulte. « Ces restes
correspondent à environ huit cents personnes, précise Cris-
tina Cattaneo. Même dans la sentine, un espace exigu
de 40 centimètres de hauteur, contre l’hélice, on a trouvé
une dizaine d’adolescents. On estime que le barcone conte-
nait cinq personnes au mètre carré. »
A la fin des opérations, un soir de juillet 2016, un pom-
pier très pieux a réuni ses collègues près de l’épave. « Tous,
croyants ou non, nous l’avons écouté prier », se souvient
Roberto Di Bartolo. Les corps ont été enterrés dans plu-
sieurs cimetières siciliens, et les restes épars, ainsi que les
vêtements et objets, envoyés au Labanof de Milan. Parmi
eux, des centaines de photos, une croix orthodoxe, des co-
rans, un rosaire bouddhiste. Une lettre d’amour. Des billets,
euros ou dollars. Des bulletins scolaires, comme celui dé-
couvert par la doctoresse dans la veste d’un Malien de
14 ans. Une casquette avec un numéro de téléphone tracé au
feutre sur la visière. De petits sacs de terre cousus dans les
vêtements, souvenirs du pays quitté. Une centaine de pa-
piers d’identité (parfois faux), de cartes de bibliothèque ou
de vaccination. Cristina Cattaneo reste « bouleversée par le
certificat de donneur de sang d’un adolescent gambien. Tous
ces objets donnent une idée concrète des vivants qu’ils ont été,
animés d’un espoir fou et prêts à courir des risques insensés ».
Minutieusement recensées, ces données attendent
d’être confrontées à celles recueillies par le Comité inter-
national de la Croix-Rouge (CICR) auprès de familles, en Eu-
rope ou dans les pays d’origine. « Comme nous, ces gens
cherchent leurs proches, précise Cristina Cattaneo. Le CICR
nous a déjà transmis trois cents dossiers de personnes dispa-
rues. Quand un avion tombe, quand un train déraille, on ra-
masse les corps et on les identifie. Depuis Néandertal, les hu-
mains honorent leurs morts, c’est l’une des choses qui
caractérisent la civilisation. »
A mesure qu’elle reçoit des fonds (associatifs), Cristina
Cattaneo poursuit son travail. En juin, son équipe a formel-
lement identifié deux premières victimes : des hommes, ma-
liens. Le barcone, lui, a échappé à la destruction. Dès son ren-
flouage, en 2016, des habitants d’Augusta ont créé le Comité
18 avril, dans le but de le conserver. Enzo Parisi, militant
écologiste de 68 ans, explique : « Le barcone est un témoi-
gnage de ces migrations mortelles. Nos modes de consomma-
tion et de production, nos politiques et nos ventes d’armes nous
en rendent en partie responsables. Nous voulons qu’il devienne
un monument aux victimes, et un outil de mémoire. » C’est ce
Pour qu’ils nE soMbrEnT PAs DAns l’oubli... Récit
« C’est la première fois
que nous, Européens,
avons traité ces morts
comme les nôtres. »
Cristina Cattaneo, médecin légiste
À voiR
Numéro 387,
poignant
documentaire de
Madeleine leroyer,
cet automne
sur Arte.
conférence-débat
au Musée national
de l’histoire
de l’immigration,
Paris 12e,
le 4 septembre
à 18h30. Avec
Cristina Cattaneo,
l’historien
benjamin stora
et l’anthropologue
Michel Agier.
Télérama 3632 21 / 08 / 19