L
orsqu’on est snob, ce que je
n’ai jamais cessé d’être, on se
doit de s’habiller à Londres
et de rouler en Bentley. Mes
moyens n’ayant jamais été à la hau-
teur de ma suffisance, j’ai roulé
4L, vêtu prêt à porter. Mais j’ai eu
mon lot de très belles armes et la
chance de m’en servir abondam-
ment. D’abord un Joseph Defourny
offert par mon père pour mes treize
ans avec interdiction de m’en servir
avant mes seize ans. Dès le lende-
main, j’avais dans le bois jouxtant
la ferme tiré cinquante cartouches
sur des pigeons et conséquence du
recul, bleui ma joue droite pour un
semestre. J’ai grandi, pris du poids,
fait mettre à mes mesures la crosse,
longueur, pente et avantage. Ce fusil
m’a accompagné de treize à trente
ans. Une merveille! Mon premier
doublé de perdreaux, c’est lui. Mon
premier sanglier à la brenneke, c’est
lui ; et c’est encore à lui que je dois
les quelques timbales gagnées aux
pigeons vivants. D’où mon engoue-
ment pour les juxtaposés, platines et
double détentes. Je sais, ce n’est plusà la mode, désormais aux superpo-
sés mono détente, plus à leur place à
mon avis sur les terrains de ball-trap
qu’à la chasse. À la saignée du bras
ils sont moins agréables à porter,
en battue les recharger demande
le temps d’une grand-messe. Cela
dit, j’ai eu deux ou trois superposés
moyenne gamme, mis à ma couche
et que j’emmenais en voyage, là où
les perdre n’aurait eu guère d’im-
portance. À un moment il m’a fallu,
entre Écosse, Espagne et dans une
chasse en France, la dernière sans
doute où l’on utilisait encore une
paire de fusils, avoir une paire de fu-
sils. J’ai emprunté celle d’un copain
qui m’allait comme un gant, d’excel-
lents belges signés Lebeau-Courally.
Et dans un casino perdu, seul un
soir de grippe en reportage à Saint
Etienne j’ai gagné une fortune : de
quoi m’offrir les trois quarts d’une
paire de Granger avec qui j’avais
rendez-vous le lendemain. Un pas-
sionné Granger. Un artisan. “Quel
est ce petit con, je vois dans sa tête
qu’il se pose la question, un jour-
naleux, pour me commander deuxfusils ?” À mesure de mes exigences,
le poids, la longueur des canons, le
choix des bois, la gravure, la crosse
qui doit être anglaise, et la bande
droite, il veut bien quitter sa lime
et m’annoncer que oui peut-être,
pour livraison dans cinq ans. Et
du genre cause toujours on verra,
disparaît au fond de son atelier. Je
le rattrape et lui tends la liasse de
billets abandonnés la veille par le
casino malchanceux. De ce geste
naîtra une relation plus qu’ami-
cale et la livraison un an plus tard
d’une superbe paire de fusils. Bref,
du Defourny au quotidien et des
Lebeau à l’occasion, je passe aux
Granger, un bonheur... Jusqu’au
jour où j’hérite de deux Purdey
fatigués que je fais restaurer. Je ne
les ai plus quittés. Ce fusil est une
splendeur d’équilibre. Et ses ca-
nons tels, qu’un lapin tiré à cinq
mètres n’est pas abimé et qu’un ca-
nard à cinquante mètres est froissé
comme une feuille de papier jetée à
la corbeille. Mais surtout, surtout,
pour le snob que je suis, s’afficher
en Purdey, quel pied! ◆Après-chasse Jacques Siméon met les pieds dans le plat
Purdey man
A.
Mag
ny“
Quel est
ce petit con,
se demande-
t-il? Simple
journaleux,
pour me
commander
deux
fusils!
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