030 R&F SEPTEMBRE 2019
conçu par lui-même (“The Point”, 1970, adorable BO pour enfants sous
acide), un remix rechanté de ses deux premiers LP (“Aerial Pandemonium
Ballet”, 1971) et un album constitué exclusivement de chansons du
jeune Randy Newman (“Nilsson Sings Newman”, 1971), comme pour
officialiser son statut de performeravant tout. Mais là encore, il y a un hic.
Interprète génial, Harry Nilsson l’était, avec toutes les cordes (vocales) à
son arc : l’imitateur surdoué, maîtrisant tous les accents, le comique né,
capable de réciter tout Lenny Bruce et de mimer tout Stan Laurel. Mais
performeren live, il ne le fut jamais, renonçant dès ses débuts à se produire
en public. Pourquoi? Peut-être sa mauvaise dentition (Ringo Starr lui en
paiera une nouvelle pour qu’il puisse jouer un vampire dans son nanar
“Son Of Dracula”, en 1973 — ça ne s’invente pas). Mais surtout, un rapport
complexe et complexé à son propre talent, qui ne supportait pas l’aléa du
direct, le risque de la fausse note. Nilsson était un artiste élusif, jouant à
éviter les projecteurs de la gloire, comme un bagnard en fuite zigzague
entre les barbelés du pénitencier, craignant plus que tout de s’y retrouver
exposé, tel un cerf pris dans les phares d’une voiture.
Classique power pop
Entre 1971 et 1972, Nilsson fait un séjour au sommet. Il sort “Nilsson
Schmilsson”, pas son meilleur disque mais (de loin) sa meilleure vente.
Le tube monstre (“Without You”) est bien évidemment une reprise, coécrite
par les leaders de Badfinger, tous deux suicidés par pendaison dans les
années qui suivront. Mais “Coconut”, signée Nilsson, marche aussi
plutôt pas mal. Certes, il ne s’agit pas vraiment d’une chanson, plutôt d’une
improvisation vocale (irrésistible) sur un seul accord, mais c’est déjà ça...
Quant à “Gotta Get Up”, l’une des meilleures chansons post-Beatles (Lennon
etMcCartney auraient pu l’écrire et en faire un hit solo cette année-là),
elle est devenue avec le temps — et la série “Russian Dolls” — un classique
power pop. Ce coup d’éclat restera sans suite, même si Harry fait mine de
lui en donner officiellement une l’année suivante, “Son Of Schmilsson”,
le même mais moins bien en tout — sauf en déconnade. C’est l’époque
où les textes se mettent à dérailler, où Nilsson chante l’incontinence des
vieux (“I’d rather be dead/ than wet my bed”), lâche des rots (en intro de
“At My Front Door”) et balance des gros mots, comme s’il voulait s’assurer
de ne surtout pas passer à la radio (“You’re breaking my heart, so fuck
you !”, chanson préférée de George Harrison). Nilsson n’a plus vraiment
besoin, donc plus trop envie, à part de s’amuser. Membre certifié des
Hollywood Vampires (club alcoolo autour de Alice Cooper), il boit une
bouteille de brandy chaque après-midi avant de rejoindre ses amis au
Rainbow Bar, a toujours un sachet de coke dans la poche de sa veste, fume
plusieurs paquets par jour, embarque les potes en limousine pour ses
fameuses “virées Harry”dont nul ne peut prédire à quelle heure (ni quel
jour) elles finiront. Tout ce qu’il faut faire pour flinguer sa voix... Il part
enregistrer à Londres parce que les musiciens y tiennent mieux l’alcool
qu’au pays et qu’il y a acheté un pied-à-terre, situé à mi-chemin entre le
studio Trident et les bars d’hôtels favoris de sa clique de joyeux drilles,
alors constituée de Mark Bolan, Keith Moon, Graham Chapman ou
Bobby Keys, par ordre de disparition. Lorsque Harry est dans sa maison
de Bel Air, il prête l’appartement de Londres aux copains. Dans le miroir
de la salle de bain, est gravée une corde de pendu. Tout le monde fait mine
de trouver ça tordant plutôt que tordu. Mais c’est là que l’on retrouvera en
juillet 1974 le corps inerte de Mama Cass, 32 ans, chanteuse sirène des
Mamas & Papas et grande prêtresse de la pop californienne. Là aussi que
Keith Moon choisira de faire son overdose en 1978. Chez Harry, ils étaient
comme chez eux. Un bon endroit pour mourir. Dans la seconde partie des
années 70, Harry est là sans être là. Mais dans tous ses états. A la tête d’un
contrat de 5 millions de dollars avec RCA, négocié grâce à la promesse de
Lennon qu’il signerait lui aussi pour la compagnie. Une promesse que le
Beatle myope prendra un malin plaisir à ne pas tenir. En revanche, il sera
bien aux manettes (et sur la pochette) de “Pussy Cats” (1974), l’album où
Nilsson se met à chanter comme Joe Cocker. Les disques s’enchaînent alors,
“The Cast And Crew”(“Skidoo”, bande originale, 1968)
Certains peuvent réciter l’annuaire, Nilsson pouvait chanter un
générique de (mauvais) film et le transformer en pure mélodie.
Sur la même BO, écouter aussi la gracieuse “I Will Take You There”,
orchestrée par le complice de la première époque, George Tipton.
“Poli High”(“The Point”, 1970)
Le texte : les règles d’une compétition sportive
qu’Oblio, le garçon qui n’a pas de point sur
la tête, doit gagner pour ne pas être banni.
Il perd, mais la musique pour enfants
y gagne un bijou de swingin’ pop.
“Love Story” (“Nilsson Sings Newman”, 1971)
Imparable : juste le piano de Randy (encore
inconnu) et la voix gracile de Nilsson,
pure et souple comme une clarinette.
“Isolation”(“Nilsson Sessions 1971-1974”, 2013)
Nilsson / Lennon, c’est des baffes aux serveuses
du Troubadour, c’est la production baveuse de
“Pussy Cats”, mais c’est aussi cette version
tuante de l’un des sommets solo de Mr Ono.
“Daybreak”(“Son Of Dracula”, bande originale, 1974)
Le film “Son Of Dracula” est un désastre, mais ce titre, une preuve
fracassante et fracassée des fulgurances improvisées de Nilsson.
Deux Beatles (George et Ringo) font du bruit dessus.
“Over The Rainbow”(“A Touch More
Schmilsson In The Night”, 1988)
Une rareté magique issue des sessions de
“A Little Touch Of Schmilsson In The Night” (1973),
album de roucoulades du Great American
Songbook captées in-extremis avant
que la voixne soit portée disparue.
“It’s A Jungle Out There”
(“Duit On Mon Dei”, 1975)
Pendant que Harry remplit les verres, Van Dyke
Parks conduit la séance, tel un Phil Spector calypso.
Deux batteries, trois ou quatre guitares R&B, des
sax et, forcément, des marimbas. Son énorme,
groove dément.
“(Thursday) Here’s Why I Didn’t
Go To Work Today”(“Sandman”, 1976)
Il est fatigué, Harry, comme ses cordes vocales.
Alors il explique à Tom Waits comment on
chante des ballades jazz à 5 h 00 du mat’
quand on a bu quelques coups de trop.
“Goin’ Down”(“Knnillssonn”, 1977)
Oui, “All I Think About Is You” et “Perfect Day”
sont les chefs-d’œuvre du disque. Mais le délice
caché, avec sifflotement et yodel (autre spécialité),
le voici, comme si Harry était encore un pimpant
jeune homme. D’ailleurs, il n’a que 35 ans.
“Din’ We”(“Popeye”, bande originale, 2017)
Pas utilisée dans le film (1980), mais présente
sur la BO ressortie récemment, on dirait une
démo solo du Brian Wilson des années valium.
Las, beau, insomniaque, somptueux. LH
Las, beau,
insomniaque, somptueux
Mélodies Nilsson
Hors des clous, des trois premiers
disques et des deux Schmilssonn,
petite promenade dans les recoins moins
connus de la discographie Nilsson.
Photo Michael Ochs Archives/ Getty Images