Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

  1. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019


europe


—Respekt Prague

Q


uel que soit le club, la salle de
concerts, le squat ou tout autre
endroit en Europe où des guitares
peuvent être branchées sur des amplifica-
teurs, vous pouvez être à peu près certain
qu’une camionnette portant l’inscription
de la société tchèque Nomads of Prague
s’est garée devant un jour ou l’autre. De
l’Irlande à Moscou, du nord de la Suède
à la Turquie en passant par la Bulgarie,
ils sont déjà allés partout, ou presque.
Les “Nomades de Prague” jouissent
d’une immense renommée sur la scène
musicale. Ils sont issus du bouillon de

culture qu’a été la scène punk hardcore
tchécoslovaque. Dans les années 1990,
ils ont entrepris leurs premières expédi-
tions de découverte à l’étranger et noué
des contacts dans chaque pays visité avec
les acteurs de la subculture proches de
leur mode de pensée.

Ethos punk. Aujourd’hui, ils comptent
parmi ce qui se fait de mieux dans leur
domaine sur le continent. Si un groupe
américain de taille moyenne entreprend
une tournée en Europe, il est fort probable
qu’il sollicitera leurs services. Cela implique
l’envoi d’un véhicule chargé de matériel qui
ne peut être transporté en avion pour les

“révolution de velours” de 1989, qui a pré-
cipité la chute du régime du Parti com-
muniste tchécoslovaque. Il faisait partie
intégrante de la scène et fréquentait les
concerts interdits par le régime – qui
étaient organisés sous la couverture de
faux mariages et s’achevaient souvent
par une descente de police.
Après 1990, ces groupes tchèques – dont
le plus célèbre était “Kritická Situace”
[“Situation critique”] – se sont intégrés
tout à fait organiquement au-delà des fron-
tières de la Tchécoslovaquie à un monde
qu’ils admiraient depuis leurs débuts ; ces
groupes de hardcore n’étaient pas aussi
fixés localement ni aussi spécifiques que
l’underground tchèque, mouvement cultu-
rel qui fut la source vive de la dissidence
politique sous le régime communiste.
C’est précisément avec Kritická Situace
que Svec a vécu ses premiers concerts
à l’étranger. Ces voyages ont permis
d’échanger contacts, expériences et fan-
zines. Ils ont appris à mieux connaître la
scène européenne et son mode de fonc-
tionnement. Et, en qualité de nouveaux
arrivants en provenance de l’Europe
de l’Est, ils étaient accueillis partout à
bras ouverts.

Traverser les frontières. “On allait
très souvent à Dresde et à Leipzig pour les
concerts, et il arrivait fréquemment qu’on
nous laisse entrer en échange d’un paquet de
viande de soja, qu’ils avaient du mal à trouver
en Allemagne. Ils nous accueillaient comme
de nouveaux membres de la famille punk”,
ajoute, pour compléter ce tableau des
années 1990, Tomas Mladek. Lui-même
joue dans plusieurs groupes et voyage
avec Nomads of Prague depuis 2001.
Les punks tchèques ont aussi appris
de leurs collègues allemands comment
s’occuper des groupes étrangers et orga-
niser leurs tournées. La première pierre
à l’édifice a été posée en 1995, lorsque
Robert Vlcek, lui aussi membre de Kritická
Situace, a organisé une énorme tournée
de soixante jours pour le groupe de punk
hardcore américain Four Walls Falling.
Il ne restait plus que dix jours avant leur
arrivée quand Svec a commencé à cher-
cher une camionnette d’occasion pour
laquelle ses économies pouvaient suf-
fire. Il a fini par trouver son bonheur,
une vieille Mercedes qui était toutefois
dans un tel état qu’il a presque fallu la
pousser pour que la tournée puisse aller
à son terme.
Après les réparations nécessaires à la
fin du voyage et la vente du véhicule, il
ne lui restait plus rien. Mais les voyages,
qui lui avaient permis d’admirer chaque
soir son groupe préféré tout en décou-
vrant de nouveaux pays, l’avaient tel-
lement enthousiasmé qu’il ne pouvait
plus faire marche arrière. Mercedes est
symboliquement resté la marque de

concerts, mais aussi, par exemple, la mise
à disposition d’un chauffeur compétent,
d’un manager chargé de la tournée et d’un
fan de musique, plusieurs fonctions pour
une seule et même personne, qui sait très
précisément comment s’orienter dans la
mosaïque des tempéraments, mentalités
et règlements européens.
Le projet a vu le jour en 1995 avec une
camionnette d’occasion et un atlas rou-
tier à spirales. Aujourd’hui, le parc rou-
lant de Nomads of Prague compte onze
véhicules qui servent chaque année pour
quelque 150 tournées. Ce chiffre place la
société parmi les cinq premiers fournis-
seurs de ce type de service en Europe.
Pour les chauffeurs et managers, cela signi-
fie qu’ils peuvent être sur la route et à
l’étranger la moitié de l’année. “Tu
fais 100 000 km à l’année sans même
t’en rendre compte”, affirme Miroslav
Svec. À 48 ans, il est le fondateur
de la société. Cela fait quelques
années déjà qu’il ne voyage plus
et qu’il dirige l’entreprise depuis
son bureau praguois.
Il ne s’agit cependant pas d’une
affaire tout à fait comme
les autres. L’entreprise a
conservé son ethos hard-
core qui se caractérise par
une défiance à l’égard des
grandes corporations et
par une confiance dans
les contacts personnels et
le bouche-à-oreille à l’inté-
rieur de la communauté.
Aucun recrutement sur
annonce : seules sont
employées des personnes
bien connues du milieu, qui
jouent elles-mêmes dans des
groupes, organisent des
concerts et dans la vie
desquelles le heavy metal
tient une place importante. L’Europe
des Nomads of Prague est ainsi l’Eu-
rope d’une culture parallèle – qui tra-
verse les frontières et qui repose sur un
réseau de gens habitués à tout régler par
leurs propres moyens.
Miroslav Svec n’est resté que quelques
mois à l’université de technologie de
Prague. Il avait 18 ans, l’année 1989 est
arrivée et il a très vite été plus intéressé
par tout un tas d’autres choses que l’école.
“J’ai senti qu’il y avait de grandes possibi-
lités dans l’air”, dit-il, gardant le souve-
nir d’une époque où, pour la première
fois, il a voyagé, en stop, à l’étranger. Le
hardcore était déjà sa passion avant la

République


tchèque. Les


routards du rock


La société Nomads of Prague est aujourd’hui connue
de chaque club de rock ou presque en Europe. C’est pourtant
avec une vieille camionnette d’occasion qu’elle s’est lancée
dans le transport de matériel de concert dans les années 1990.

↙ Dessin de Joe Magee,
Royaume-Uni.

“Nous étions une cible
facile pour tous
les mecs en uniforme.”
Tomas Mladek,
MEMBRE DES NOMADS OF PRAGUE
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