Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

en voyant enfi n apparaître la terre ferme. Ils
ont survécu à la traversée de l’Atlantique, mais déjà à
l’époque il y a des questions d’immigration à régler, les
forçant à patienter encore quelques heures avant d’ob-
tenir le feu vert des offi ciers du port. Ils devaient avoir
hâte de poser le pied sur le sol américain.
Ne pouvant contenir son émerveillement, Humboldt
écrit à son frère, Wilhelm : “De quelles couleurs se parent
les oiseaux, les poissons et même les crabes (bleu ciel et
jaune)! Jusqu’à présent, nous avons erré comme des sots ;
nous n’avons rien pu identifi er durant les trois premiers
jours, un objet étant vite mis de côté pour en examiner un
autre. Bonpland m’assure qu’il va devenir fou si ces mer-
veilles n’en fi nissent pas. Pourtant, plus somptueuse encore
que ces petits miracles individuels est l’impression géné-
rale que produit cette végétation puissante, luxuriante et
pourtant si douce et enivrante.”
Au Venezuela, les explorateurs découvrent également
les horreurs de l’esclavage. Humboldt en est profon-
dément choqué et dénoncera plus tard cette pratique
comme étant sans le moindre doute “le pire fl éau affl i-
geant l’humanité”.


A

près avoir passé plusieurs mois à Cumaná
et à Caracas ainsi que dans leurs environs,
Humboldt, alors âgé de 30 ans, part pour sa
première grande expédition : l’exploration
du haut Orénoque à bord d’un large canot et
accompagné de Bonpland, d’un chien et de
rameurs indiens – ainsi que de ses instruments. Leur
périple va durer soixante-quinze jours et s’étendre
sur 2 250 kilomètres à travers des territoires sauvages
essentiellement inhabités et une jungle peuplée de
crocodiles, d’impressionnantes anguilles électriques,
de boas et de jaguars – le tout ponctué de descentes
de rapides dans une atmosphère chargée d’humidité
et avec la faim qui tenaille les entrailles. Les hommes
boivent l’eau de la rivière et se nourrissent de riz, de
fourmis, de manioc et à l’occasion de viande de singe.
Jour et nuit, la forêt résonne de bourdonnements et
de cris d’animaux.
Au fi l de leur expédition, ils rencontrent des mission-
naires espagnols et des tribus indigènes ; ils collectent
des milliers d’échantillons de plantes, prennent des
notes et dessinent des croquis d’animaux malgré leurs
doigts et leurs visages boursoufl és par les piqûres de
moustiques. À propos d’une courte étape, Humboldt
écrit à un ami : “Il est presque impossible d’écrire pen-
dant la journée. Le poison de ces insectes est si doulou-
reux que l’on ne peut tenir la plume dans sa main. Tout
notre travail s’eff ectue au coin du feu dans la partie d’une
hutte indienne abritée du soleil et à laquelle on ne peut
accéder qu’en rampant à plat ventre. Là, l’air saturé de
fumée est presque irrespirable mais on souff re moins des
moustiques.”
Les explorateurs vivent dans des conditions épou-
vantables mais au terme de ce périple éreintant,
Humboldt est en mesure de confi rmer l’existence du
canal de Casiquiare, reliant l’Orénoque à l’Amazone.
Bien qu’il n’en soit pas le découvreur, Humboldt en
fera connaître la position exacte à travers ses lettres
et ses cartes. C’est aussi l’un de ses premiers hauts
faits d’explorateur.


Les Andes : 1801-1803


Après un séjour à Cuba, les aventuriers retournent sur
le continent. Arrivés à Bogota le 6 juillet 1801, ils font


la connaissance de José Mutis, le naturaliste
le plus réputé des colonies espagnoles. Mutis
possède une immense collection botanique et
Humboldt est impressionné par ses connais-
sances, sa bibliothèque et son équipe d’artistes
dessinateurs. Ce sont les travaux de Mutis qui ins-
pireront à Humboldt ses célèbres herbiers et planches
botaniques.
Au bout de deux mois, Humboldt met le cap sur les
Andes, la chaîne de montagnes – encore peu explorée
à l’époque – qui traverse plusieurs pays d’Amérique
latine. Lorsqu’il arrive à Quito en janvier 1802, la ville
est en piteux état, dévastée par un puissant séisme. Les
habitants y vivent toutefois bien et la ville attire les
voyageurs. Les explorateurs passent huit mois dans la
province, multipliant les expéditions pour escalader,
dessiner et mesurer des volcans comme le Pichincha
et le Cotopaxi, avant de s’attaquer au plus majestueux
d’entre eux : le Chimborazo.
Humboldt et ses compagnons poussent ensuite vers
le sud jusqu’au Pérou, où ils découvrent des ruines
incas ainsi que les restes d’un mammouth. Ils en rap-
portent également les premiers échantillons de guano,
un engrais riche en azote composé d’excréments d’oi-
seaux ou de chauves-souris.
En septembre, Humboldt réalise un de ses rêves en
contemplant pour la première fois l’océan Pacifi que.
Depuis Lima, ils remontent ensuite la côte en bateau
jusqu’au Mexique. À bord, Humboldt prend des notes
détaillées sur le courant froid qui remonte le long de
la côte péruvienne. Aujourd’hui, ce courant n’infl ue
pas seulement sur le climat de la planète en faisant
remonter des eaux froides, il porte également le nom
de l’explorateur.

Mexique : 1803-1804
Les explorateurs parviennent à Acapulco le 22 mars 1803
et se dirigent vers Mexico, de loin la plus grande ville
d’Amérique latine à l’époque. Au Mexique, Humboldt
se montre moins intéressé par la fl ore et les courants
marins que par les ruines antiques, les peuples indi-
gènes et les documents d’archives parlant de la popu-
lation, de la production agricole, de l’industrie minière
et de l’histoire.
Au cours de son voyage, Humboldt étudie plusieurs
langues et en découvre la richesse et la complexité. Il
dénombre 35 langues parlées au Mexique. Alors qu’il
remontait l’Orénoque, il a appris que près de 200 lan-
gues diff érentes sont parlées dans la région. Bien qu’il
parle lui-même au moins quatre langues couramment,
il écrit : “Combien de fois ai-je admiré le talent des Indiens,
qui parlent sans peine trois ou quatre de ces langues.”

Humboldt l’Américain
Après avoir sillonné le Mexique, les explorateurs
retournent à Cuba trier leurs collections et préparer
leur voyage de retour. Au lieu de rentrer directement en
Espagne, Humboldt décide toutefois de faire, en 1804,
une dernière étape aux États-Unis. Il est probable qu’il
ait surtout voulu éviter d’embarquer à bord d’un bateau
appartenant à la couronne espagnole, de nouveau en
guerre contre l’Angleterre [un confl it dans lequel est
aussi impliquée la France de Napoléon Bonaparte et
qui va déboucher, en 1805, sur la déroute de la fl otte
franco-espagnole lors de la bataille de Trafalgar]. Les
navires de guerre et les pirates écumaient les océans,

et Hu mboldt
devait craindre
qu’il n’arrive malheur à ses pré-
cieux échantillons. Quelle qu’en
soit la raison, il met le cap sur
Philadelphie.
Le président Jeff erson vient
tout juste de conclure [avec la
France] le contrat de vente de
la Louisiane, qui double qua-
siment la surface du pays. Il
souhaite avoir des données
et des chiff res sur sa récente
acquisition. Pourvu de lettres
de présentation et d’une invi-
tation à Washington, Humboldt
est le candidat idéal pour dresser
des cartes détaillées et ramener
des informations sur ces nouveaux
territoires. Les deux hommes se
lient d’amitié – qu’ils cultivent jusqu’à
leur mort. Humboldt découvre un pays
qui a rejeté l’autorité de son roi, une
véritable terre de démocratie. Même s’il
n’y reste pas longtemps, Humboldt tombe
sous le charme de la jeune nation et se dira
plus tard “à moitié américain”.
Il est toutefois temps de rentrer et au bout de six
semaines, Humboldt lève l’ancre pour l’Europe.

Le bilan
L’expédition de Humboldt a duré en tout cinq ans et
deux mois. Avant son départ, il avait écrit à ses ban-
quiers berlinois ce qu’il espérait accomplir : “Je collecte-
rai des plantes et des animaux, mesurerai la température,
l’élasticité, la force magnétique et électrique dans l’at-
mosphère, je déterminerai des longitudes et latitudes et
je mesurerai des montagnes. Mais là n’est pas le but pre-
mier de mon voyage. Mon seul réel dessein est d’étudier
l’interaction et l’interconnexion des forces de la nature et
les infl uences qu’exerce l’environnement sur la vie végé-
tale et animale.”
Il atteint son but et bien plus encore. Alors qu’il n’a
pas réellement de plan, le destin le conduit de la cha-
leur étouff ante de la jungle aux sommets enneigés
des montagnes. Il traverse l’équateur à deux reprises,
passe près de seize mois dans ce qui est aujourd’hui le
Venezuela ; il explore le fl euve Orénoque, reste vingt-
deux mois en Colombie et dans les Andes et près d’un
an au Mexique.
Alexander von Humboldt n’a pas été le premier savant
à parcourir l’Amérique latine, mais il est le seul à payer
la totalité de ses dépenses avec ses propres deniers.
Grâce à ses relevés détaillés et ses centres d’intérêt
multiples, il a accompli l’un des plus grands voyages
d’exploration jamais réalisés.


  1. 360 o Courrier international — n 1504 du 29 août au 4 septembre 2019


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PIERLUIGI LONGO, ITALIE, POUR COURRIER INTERNATIONAL
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