Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

32 Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019


T


angente


ENQUÊTE

© Mat Jacob/Tendance Floue

Parmi eux, des semences, des engrais et des
pesticides que leur ont imposés agronomes,
syndicats, groupes agro-alimentaires, coopé-
ratives, banques et pouvoirs publics. Cette
direction a notamment été balisée par les lois
d’orientation agricole de 1960 puis de 1962,
sous la houlette d’Edgard Pisani, ministre de
l’Agriculture du général de Gaulle. Pour
l’agronome Marc Dufumier, qui a dirigé la
chaire d’agriculture comparée à AgroParis-
Tech et est l’auteur de 50  Idées reçues sur l’agri-
culture et l’alimentation (Allary Éditions, 2014),
c’est un désastre : « Pour accroître les rende-
ments, on a demandé aux agronomes de sélection-
ner des variétés à haut potentiel génétique et de
standardiser. Pour ne pas que leurs mesures soient
faussées par les sangliers, les chenilles, les plantes
adventices, etc., on a clôturé les champs et utilisé
des insecticides, des herbicides... En fait, on a
demandé aux paysans d’arrêter de sélectionner
une multitude de variétés adaptées à une grande
diversité d’environnements pour adapter tous
leurs environnements à un très faible nombre de
variétés. De plus, certains scientifiques sont deve-
nus des scientocrates, en portant des jugements de
valeur. Ce qui est passé par le langage : “les mau-
vaises herbes”, “les bonnes pratiques”, les “varié-
tés améliorées”... Or qui définit ce qui est
“amélioré”? Les forces du marché. »
Selon Pablo Servigne, cette course au ren-
dement a abouti à une mise en compétition
féroce des agriculteurs. Et pas seulement
entre eux : « Avec cette logique, conforme à l’ob-
jectif de l’industrie qui est de tout simplifier, de
tout linéariser, on a supprimé la coopération avec
les autres principes du vivant, qui donnait au
paysan le rôle de chef d’orchestre d’une agricultu-
re de symbiose. On l’a rendu propriétaire unique
de son champ, en le mettant en compétition avec
le coléoptère, considéré désormais comme un
ennemi. Et on a donc fabriqué des “produits en
-cide”, que Jean-Pierre Berlan, ancien directeur
de recherche en sciences économiques à l’Institut
national de la recherche agronomique [Inra],
appelle les “nécrotechnologies”, les technolo-
gies de la mort. » Cette idéologie de compéti-
tion a aussi engendré une grande solitude dans
le milieu agricole. La mécanisation et l’agran-
dissement des exploitations ont entraîné une
diminution du nombre de paysans, et les agri-
culteurs se sont retrouvés totalement isolés.
On a donc appliqué à la nature les mêmes
principes que ceux mis en œuvre dans l’indus-
trie. Et, pour Marc Dufumier, l’agriculture
française a poussé très loin la tendance à
l’abstraction : « On a par exemple mis en mono-
culture du maïs dans le Sud-Ouest. Cette plante
tropicale pousse au moment le plus chaud de l’an-
née. Là-bas, c’est aussi le plus humide. En France,
c’est le mois d’août, qui est le plus sec. » Il a donc
fallu irriguer massivement, utiliser beaucoup

d’intrants, ce qui coûte très cher. Résultat
– outre les conséquences écologiques –,
«  l’agriculture intensive française n’a aucune
chance d’être compétitive sur le marché mondial ».

« ON RECULE DEVANT LE PROGRÈS »
Quelques décennies plus tard, Domi-
nique Boucher ne peut se verser qu’un
maigre salaire. « Et on me dit que j’empoisonne
le monde! Mais je ne fais rien de mal, la nature, je
vis avec ! » Dominique ne pense pas que les pro-
duits qu’il utilise depuis quarante-cinq ans
soient nocifs. Il revendique une utilisation « à
bon escient ». Il se sent stigmatisé et ne com-
prend plus son époque. « On a eu dans les années
1970 une aide de la chimie, des grands groupes
comme Rhône-Poulenc. Ils ont permis à la techno-
logie d’avancer et ont fait la fortune de l’agricul-
ture. Dans cinq ans, vous mangerez du pain avec
des charançons! On recule devant le progrès ! »
Un progrès qui a un prix : paupérisé, suren-
detté, isolé et pointé du doigt, le paysan de
Sologne semble au bout du rouleau : « L’agri-
culture en France, c’est foutu. Mon exploitation, je
vais la mettre sur Le Bon Coin », lâche-t-il.
Éleveuse de vaches laitières au Heaulme
(Val-d’Oise), Nathalie Delahaye admet qu’elle
aurait pu en arriver là. En 2015, pendant la crise

laitière, elle « vendai[t] [s]on lait à perte, le ban-
quier [la] harcelait, les factures s’accumulaient, et
il fallait toujours se lever à 5h30 ». Pour elle,
« tous les organismes nous poussent à produire
et à faire mieux que le voisin. Un jour, mon
contrôleur laitier m’a dit : “Tes vaches ne pro-
duisent pas assez. Il faut les booster avec du
soja.” Sauf qu’en achetant plus de soja pour, au
final, vendre à bas prix, il ne me restait plus rien
à la fin du mois. »
Nathalie Delahaye est aujourd’hui passée
à l’élevage biologique et a remis ses vaches
au pâturage. « Il a fallu tout réapprendre. On
est revenu à l’ancienne ! » Pour cela, elle a pris
ses distances avec son contrôleur laitier, puis
avec la chambre d’agriculture et les techni-
ciens de coopérative, « qui imposaient eux-
mêmes le choix des semences qu’ils nous
vendaient pour les céréales. Quand on les voyait
faire le tour de plaine avec mon père, on se
disait : “Attention, on va recevoir la doulou-
reuse !” Ils nous fournissaient une ordonnance
avec tous les produits à répandre, tous les “cock-
tails Molotov” possibles et imaginables. Tout ça
revenait dans leur poche, on devait ensuite le
leur payer. Pour ça, on cherchait à produire
plus, donc on avait encore plus besoin de leurs
produits. Un cercle vicieux ! »

Après avoir appliqué les méthodes productivistes, Nathalie Delahaye a opté
pour l’élévage biologique... Elle a remis ses vaches au pâturage.

©^ Marie Genel/Pink photographies
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