Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 35


« On ne se rendait pas compte qu’en


donnant du maïs et des granulés à gogo


aux vaches, on allait dans le mur »
CLAUDE MARCHAIS, ÉLEVEUR DE VACHES LAITIÈRES

leur exploitation familiale et ne se forgent pas
d’esprit critique. »
Sandrine Marcadet est professeure de
mercatique et de marketing dans un CFA agri-
cole : « Un fils d’éleveur me disait qu’il n’aimait
pas trop les bâtons électriques pour faire avancer
les vaches. Mais son père, son grand-père avaient
toujours fait comme ça, et ça coûterait probable-
ment cher de changer. On dirait parfois qu’évo-
luer, ce serait heurter la sensibilité de leurs
parents. » À ses débuts, elle a constaté que la
remise en question de ce modèle était sou-
vent perçue comme une agression : « Il n’y a
pas de prise de conscience, chez les élèves comme
chez les enseignants, de ce que la population
attend désormais de l’agriculture. Si je dis que
j’ai envie d’une agriculture plus saine, ils se
sentent attaqués. » À cela s’ajoute une nouvelle
vision binaire, dans l’imaginaire collectif, du
bon paysan bio qui respecte la planète et du
mauvais paysan conventionnel qui nous
empoisonne. À tel point que la journée bio
organisée à la cantine du CFA a été prise pour
un affront et boycottée.
Les exemples de Nathalie Delahaye et
de Claude et Christine Marchais laissent pen-
ser que les agriculteurs qui parviennent

à s’affranchir du système intensif sont ceux
qui en sont déjà exclus, ou presque. Au
moment de faire brouter l’herbe des prairies
à ses vaches, Nathalie Delahaye n’avait
« plus rien à perdre ». Et Claude Marchais « ne
serait plus agriculteur aujourd’hui s’il n’avait pas
changé » en retirant ses « œillères ». « C’est très
difficile d’enlever ces œillères, explique Pablo
Servigne, surtout sans aide extérieure. Elles
viennent d’un verrouillage que les sociologues
anglo-saxons appellent le “lock-in”. Quand un
choix technique est fait, il crée un sillon dont il
est délicat de s’extraire. Dans ce cas, les verrous
sont de trois types. Psychologiques : on ne va pas
passer au bio parce que, vis-à-vis du voisin, “ça
fait truc de bobo”. Financiers, car le matériel
appartient aux banques. Et économiques, car
les filières pour les produits agricoles sont tenues
par les grands groupes agro-alimentaires. »
Avant de remettre en question leur vision
du progrès, les éleveurs ont eu besoin de croire
en une alternative pour boucler leurs fins de
mois. Jean-François Bouchevreau confirme
qu’ils «  ne remettent pas en cause le système au
nom de valeurs écologiques ou anticapitalistes, ni
au nom de leur santé, mais d’abord pour s’en sortir
financièrement ».

MONSANTO ET COMPAGNIE
Reste une question : outre le poids
familial et le supposé conservatisme du
milieu agricole, quelles autres forces sont à
l’œuvre pour laisser les « œillères » des agri-
culteurs en place? « Je peux citer des noms,
lance Marc Dufumier : BASF, Monsanto,
Bayer, Limagrain, Sodiaal, Danone, Nestlé... »
Soit les mastodontes des produits phytosa-
nitaires, les grandes coopératives et les multi-
nationales de l’agro-alimentaire. « Ce sont
eux qui ont intérêt à maintenir inaudible le dis-
cours sur la nécessité d’une révolution vers une
agriculture inspirée de l’agro-écologie et basée
sur l’utilisation de ce qui est renouvelable et gra-
tuit, comme les rayons du soleil ou l’azote des
plantes légumineuses. Une agriculture capable
de nourrir la planète aujourd’hui et demain. »
Pablo Servigne confirme : « La faim dans le
monde n’est pas une question agronomique, c’est
une question politique. La confusion des termes
d’agriculture productiviste et d’agriculture
industrielle donne à penser que l’industriel est
le seul système capable de produire beaucoup,
alors que c’est possible grâce à l’agro-écologie
et au bio. » Au lieu de s’engager dans cette
révolution, déplore Marc Dufumier, on
continue de « faire croire aux agriculteurs
que la solution à l’arrêt du glyphosate, c’est de
mettre une autre molécule. C’est d’une
méchanceté féroce envers eux. La paysannerie
a été trahie par son avant-garde. »
Pour l’agronome, s’il y a encore 1 mil-
liard de personnes qui ont faim, ce n’est pas
par manque de nourriture sur le marché
mondial. «  Pour nourrir correctement les
habitants de la planète, il faut produire de
l’ordre de 200 kilos de céréales par habitant
et par an. Or la production mondiale est de
330 ! » Ce surplus est notamment gaspillé
par les grandes surfaces, parce que non
calibré, ou par les particuliers. Il sert aussi
à nourrir les animaux, ou nos voitures et
nos avions en produisant des agrocarbu-
rants. « L’agriculture productiviste est aussi
destructiviste, rappelle-t-il. Les quatre cin-
quièmes de la production sont utilisés pour
produire, donc détruits. Il ne reste qu’un cin-
quième de valeur ajoutée. »
Cela dit, pour en revenir à la délicate ques-
tion de l’air du temps, « les choses changent un
peu dans les lycées agricoles, précise Marc
Dufumier. Certains enseignants me disaient :
“Remettre du fumier dans les champs, des
pommiers dans la prairie, remettre en place le
bocage, c’est le retour à l’âge de pierre.”
Aujourd’hui, les mêmes me disent : “C’est
trop savant.” C’est un petit progrès dans les
consciences. » Un petit progrès vers moins de
Progrès? Soyons sûrs d’une chose : le futur ne
©^ Mat Jacob/Tendance Floue se privera pas de nous juger. 

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