Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

40 Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019


T


angente


ESSAI

autres, André Breton, Luis Buñuel, Louis
Aragon, Gertrude Stein, Pablo Picasso, Fran-
cis Scott et Zelda Fitzgerald. Mais les coupes
de champagne lui passent désespérément
sous le nez. De quoi se concentrer sur son
travail : le matin, il passe directement de son
lit au bureau sans prendre la peine d’avaler
quoi que ce soit et s’attelle à sa traduction d’À
la recherche du temps perdu de Proust ou à une
recension pour la Frankfurter Zeitung ou la
Literarische Welt. L’après-midi, il flâne dans
les rues et les passages en essayant de dé-
penser le moins d’argent possible.
C’est dans ces galeries marchandes
luxueuses construites au début du XIXe siècle
que Benjamin a la confirmation d’une intui-
tion à laquelle il travaille depuis quelques
années déjà : les objets, en l’occurrence les


marchandises, sont des signes que nous de-
vons déchiffrer pour comprendre la façon
dont la modernité nous façonne. Dans ces
couloirs où s’alignent les “magasins de nou-
veautés”, l’intérêt marchand appelle les inno-
vations techniques : l’éclairage au gaz et la
structure métallique symbolise pour Benja-
min le “terrorisme révolutionnaire pour qui
l’État est une fin en soi”. On y trouve de tout.
Benjamin décrit l’alignement des parapluies
et des cannes comme “une phalange de
manches colorées”, les instituts d’hygiène où
des mannequins-gladiateurs exposent des
ceintures orthopédiques, les poupées “nues
et chauves [qui] attendent qu’on leur donne
un vêtement et des cheveux”.
Affirmer que les choses, que le monde,
ont un sens, seulement quelques années

après le chaos de la Première Guerre mon-
diale, c’est d’une certaine manière tenter de
le réenchanter. Contrairement à Heidegger
qui rejette la modernité comme déchéance
et triomphe de l’inauthenticité, Benjamin
prend la publicité ou tout objet manufacturé
comme un signe à interpréter. Si l’on s’en
approche d’assez près, toute l’histoire du
monde peut se deviner en un seul objet. Son
travail sur les passages parisiens, qui pren-
dra une ampleur si démesurée qu’il restera à
l’état de notes non publiées de son vivant,
est le développement de cette intuition, de
cette vision mystique : tout se condense
dans les objets du quotidien.
À cela s’ajoute l’idée que les choses ont
déjà un nom qui ne leur a pas été donné par
les êtres humains mais par Dieu, celui du
judaïsme dans le cas de Benjamin. Nous
pensons et réfléchissons sur les traces de
ces premiers noms. C’est pourquoi Benja-
min s’est beaucoup intéressé au travail de
traduction. Selon lui, nous avons besoin de
tous les langages possibles pour reproduire
la densité que Dieu a donnée aux choses en
les nommant. Il ne s’agit pas de retrouver
une description unique des choses mais, au
con traire, de maintenir au maximum une
pluralité de descriptions, comme un miroir
balayant à 360°. D’autres auraient cherché
à trouver le nom de la chose. Benjamin em-
prunte un autre chemin : nous pouvons
nous enrichir de toutes ces descriptions, ce
qui est une façon de se rapprocher de la
complexité que Dieu a donnée au monde.
C’est une façon très belle et très inspirante
de regarder le monde. Benjamin n’a jamais
créé de système, il était un penseur nomade
qui écrivait dans un endroit puis l’autre :
peut-être cela n’est-il pas sans rapport?
Benjamin n’a jamais vraiment eu de foyer.
Il travaillait dans les cafés, se déplaçait
d’hôtel en hôtel, une errance qui va bien à
l’aspect éclaté, foisonnant et parfois brouil-
lon de sa pensée. »

ERNST CASSIRER
À LA BIBLIOTHÈQUE WARBURG
(HAMBOURG)
« Cassirer accorde lui aussi une place
centrale à la pluralité des langues, une
idée au cœur de sa philosophie des formes
symboliques. Contrairement à Heidegger
et à Benjamin dont les aventures extra-conju-
gales pourraient faire l’objet d’un ouvrage à
elles seules, il est confortablement installé
dans son mariage. On ne lui connaît aucune
aventure. C’est le prototype du tranquille
professeur d’université, du bourgeois sans
inquiétude. Il se lève tous les matins pour
écrire plusieurs pages d’un trait, de sorte que

« D’après Benjamin, tout se condense


dans les objets du quotidien »


Walter Benjamin
(1892-1940)

Œuvre clé : Paris, capitale du XIXe siècle (posthume)
Il analyse les passages parisiens mais aussi les nouveaux modes
de transports et de communication, comme les signes d’une modernité
qui transforme collectivement les individus.
Postérité : l’École de Francfort fondée autour de Theodor Adorno
et de Max Horkheimer, et de leur critique de la société de consommation.
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