Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

D


ossierQUE FAIRE DE NOS ÉMOTIONS^?


Brèves ou longues, quelle valeur et
quelle place accorder à nos émotions?
Deux attitudes extrêmes semblent à écarter,
d’emblée : il ne saurait être question de leur
lâcher la bonde, sous peine d’être emporté
et submergé par elles, d’être ballotté, de
passer sans cesse des larmes au rire, de l’ex-
citation à l’abattement ; et il n’est pas non
plus souhaitable de mettre sur les émotions
un couvercle, qui risquerait du reste de sau-
ter rapidement sous l’accumulation de la
pression. Alors, que faire de nos émotions?
Ni leur obéir aveuglément, ni les éradiquer :
mais peut-être essayer de les comprendre.


LE SAGE SOUS L’EMPIRE
DE LA RAISON
Dans cet effort de compréhension,
la tradition philosophique dominante
n’est, hélas! pas d’une grande aide. Car
le geste inaugural de la philosophie a été de
critiquer l’émotion au nom de la raison :
cette position est exprimée pour la première
fois dans le livre IV de la République de Pla-
ton. Dans ce dialogue, Socrate propose une
description de l’âme humaine qui, peu ou
prou, a fait autorité jusqu’à nos jours. Il dis-
tingue, dans l’âme, trois parties : le « prin-
cipe désirant », c’est-à-dire l’appétit, le désir,
orienté vers des buts bien précis ; l’« ardeur
morale », ou thymos en grec, c’est-à-dire la
colère, le courage, la partie irascible ; et enfin
le « principe rationnel », la pensée, l’accès au
divin. Les émotions sont liées à la vie thy-
motique, aux humeurs, au cœur, et occupent
donc une place intermédiaire entre le bas-
ventre et la tête. Pour être exact, Platon ne
condamne pas les émotions, mais il exige
qu’elles soient étroitement maîtrisées et
soumises au principe de raison. Non seule-
ment « le principe rationnel doit commander »,
mais il est souhaitable que « les principes diri-
gés n’entrent pas en conflit avec lui ». Cette
tripartition de l’âme a traversé les siècles ;
et la division entre le ça, le moi et le surmoi
proposée par Sigmund Freud n’est peut-être
qu’une reformulation de ces trois instances.
L’émotion est donc placée plus bas que la
raison, et, pour Platon, il est souhaitable que
le sage travaille à se rendre impassible ; sans
quoi, sa lucidité est menacée. L’idéal serait
de conserver un strict contrôle, par les facul-
tés intellectuelles supérieures, de nos trépi-
dations thymotiques.


DANS LE FEU
DE L’ACTION
Au-delà de leur relégation par Pla-
ton, les émotions sont également difficiles
à comprendre pour nous, rendues obscures
par des problèmes de vocabulaire et une
certaine confusion qui les entoure. En


effet, il est courant de mélanger les senti-
ments, les passions et les émotions, de
mettre tous ces états dans le même sac!
Mais c’est s’interdire une saisie claire de
leurs enjeux respectifs.
Étymologiquement, émotion vient
du latin motio, « mouvoir » : le terme dé-
signe donc « ce qui met en mouvement ».
Cela distingue l’émotion de la passion, qui
vient du latin passio, lui-même apparenté au
grec pathos, qui signifient tous deux « souf-
france » : la passion renvoie à une sorte de
maladie qui vient frapper l’être humain, elle
a une dimension de passivité, elle est subie.
La passion est donc négative et passive, là
où l’émotion est active et parfois positive
– il faut de l’enthousiasme pour réussir de
grandes choses, du courage pour remporter
un combat! Quant aux sentiments, ils sont
de nature bien plus intellectuelle, abstraite.
Toute la difficulté vient ici de ce
que nous employons souvent un terme
unique – tristesse, colère – pour nom-
mer tantôt un sentiment, tantôt une
émotion. Quand je médite sur le caractère
fini de l’existence humaine, sur la mort,
j’éprouve un sentiment de tristesse. Quand
on m’apprend une très mauvaise nouvelle et
que je pleure, j’ai une émotion de tristesse.
Quand je lis qu’un élu de la République pro-
fite des deniers publics pour mener une
vie de satrape, j’ai un sentiment de colère.
Quand un scooter frôle ma voiture et en raye
la carrosserie au passage, j’ai une émotion

de colère. La frontière entre les deux paraît
ténue? Elle ne l’est pourtant pas, car l’émo-
tion engage dans tous les cas un mouve-
ment, des manifestations corporelles. Les
larmes, le fait de taper du poing sur le vo-
lant. Un sentiment ne vous fera jamais
courir ni vous battre. Une émotion, si.
De même que l’émotion vous fait rougir
ou blêmir, ou accélère votre pouls ou libère
en vous une décharge d’adrénaline...
Le premier à s’être vraiment inté-
ressé aux émotions en tant que telles, et
à leur avoir accordé une place fondamen-
tale, est Charles Darwin, avec son ouvrage
pionnier L’Expression des émotions chez
l’homme et l’animal (1872 ; lire le cahier cen-
tral). Plus de deux mille ans après Platon,
il est le premier penseur à affirmer que
« l’expression, ou le langage des émotions,
ainsi qu’on l’a quelquefois nommée, a certai-
nement son importance pour le bien de l’hu-
manité ». Quels sont les bienfaits de la vie
émotionnelle, qui lui donne toute son impor-
tance et son prix, bien qu’elle perturbe nos
raisonnements? « Les mouvements expressifs
de la face et du corps » permettent des formes
de communication extrêmement rapides et
par là même représentent un avantage
adaptatif. Si une bombe explose ou qu’un
incendie se déclare dans une maison, les hu-
mains n’ont pas le temps de discuter de
ce qu’il convient de faire. Mais les émo-
tions qu’ils expriment leur permettent
de coopérer très rapidement et d’adopter le

LA BOUSSOLE DE NOS ÉMOTIONS SELON JAMES RUSSELL


SURPRISE

BONHEUR

TRISTESSE

COLÈRE

PEUR

Nerveux

ACTIVITÉ
Attentif

Excité
Joyeux

Heureux

Content

Serein

Détendu

Fatigué Calme

Léthargique

Déprimé

Triste

Bouleversé

Tendu

INACTIVITÉ

DÉPLAISANT PLAISANT

DÉGOÛT

Stressé

50 Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019

Free download pdf