Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

©Andrea Torres Balaguer


; Aliyah Jamous /Unsplash


; Tallandier/Bridg


eman Images


; CC/Jastro


w.


Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019 53


Faut-il mettre à distance


ce que l’on ressent?


ous êtes pris d’une émotion violente? Fermez les
yeux et respirez si besoin. Examinez objectivement ce
qui est à l’origine de cette émotion, raisonnez-vous et
chassez-la. Voici un exercice spirituel typique du stoï-
cisme. Pour Épictète, figure de ce mouvement, « ce qui
trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les juge-
ments qu’ils portent sur les choses » (Manuel). Pour dominer ses passions
et les émotions qui les accompagnent, il faut distinguer « ce qui dépend
de nous » (les actes de l’âme comme le jugement, plus généralement
« l’usage » que nous faisons de nos « représentations ») et « ce qui ne
dépend pas de nous » (les événements du monde, ce qui arrive à autrui
notamment). Prenons le cas de la peur. Je suis sur un navire qui coule,
dit Épictète. Saisi d’effroi, je me dis : « Je vais mourir, c’est horrible » ;
l’âme émet un jugement, fondé
sur la représentation de la mort
comme quelque chose de redou-
table. En stoïcien, que dois-je
faire? Je dois me répéter que la
mort n’est pas si terrible, qu’elle
n’est qu’un retour à la matière ; et
qu’il ne dépend pas de moi que le
navire s’abîme (sauf si je suis un
héros doublé d’un mécano gé-
nial). Résultat : ayant la « bonne »
représentation de la mort – les
stoïciens parlent d’une représentation « compréhensive », adéquate –,
je suis prêt à « me noyer sans éprouver la peur, sans crier » (Entretiens).
Épictète pousse cette logique très loin, jugez-en : « Ton enfant est mort?
Il a été rendu. Ta femme est morte? Elle a été rendue » (Manuel). La peine
infinie du deuil doit être contenue et repoussée au motif que nous
n’avons aucune prise sur la vie de nos proches, ici comparés à des
objets prêtés, qui peuvent nous être enlevés à tout moment... Le sage
stoïcien n’est pas tant insensible qu’impassible ; sa devise est « amor
fati », il accepte sans broncher les décrets du destin : « Veuille les évé-
nements comme ils arrivent, et le cours de ta vie sera heureux. » Les émo-
tions font de nous des êtres de chair qui tremblent et pleurent ; le
stoïcien, lui, sculpte son âme pour devenir une indéboulonnable statue
de marbre. Mais voulons-nous nous transformer en statues de marbre?

aîtriser absolument ses émotions, le programme
peut paraître bien sévère. N’existe-t-il pas tout de
même des domaines de la vie où nous pouvons leur lais-
ser libre cours, rien qu’un moment (d’égarement)? L’art
offre un tel exutoire, à en croire Aristote. Si le philo-
sophe grec exhorte à vivre selon la raison, il s’est inté-
ressé à un genre théâtral souvent excessif, la tragédie. Celle-ci est « l’imi-
tation d’un action noble, de caractère élevé » (Poétique). Les grandes
tragédies représentent un héros en prise avec ses déchirements inté-
rieurs et qui va manifester sur scène sa grandeur d’âme – c’est une
épreuve de vérité. Ce spectacle soulève chez les acteurs comme chez
les spectateurs deux émotions indissociables – la « pitié » et la « crainte ».
On s’identifie au héros, on partage ses tourments, on s’angoisse pour
lui. Le suspense est total, avant le
dénouement : dans Iphigénie en
Tauride d’Euripide, pièce souvent
citée par Aristote, la prêtresse
Iphigénie découvre que l’homme
qu’elle doit sacrifier n’est autre que
son frère Oreste, qu’elle sauve de
la mort... Tout le monde peut res-
pirer. Le but ultime de la tragédie
est la « purgation » ou la purifica-
tion (katharsis) des émotions. Le
terme de katharsis renvoie au re-
gistre médical : c’est ce qui résout une tension, abrège une crise,
permet le retour à l’équilibre. Quand la tragédie s’achève, la pitié et la
crainte ne sont plus de mise ; l’âme n’est plus inquiète ou divisée, les
conflits sont résolus, l’ordre du monde rétabli. Notons-le, le philosophe
attribue aussi ce pouvoir de la katharsis à certaines musiques « sacrées »,
lesquelles sont comme un « remède » procurant « un soulagement accom-
pagné de plaisir » (Les Politiques). Ainsi, là où les stoïciens écartent sans
ménagement les passions, Aristote considère qu’il faut les traverser, les
endurer dans tout ce qu’elles ont de démesuré, afin de s’en guérir ensuite.
Épancher sa colère en écoutant Rage Against the Machine, sa peine en
sanglotant devant la série This Is Us : l’art est cette soupape de l’existence
qui permet d’éprouver pleinement ce qui nous affecte, pour mieux le
canaliser dans la vie « réelle » – contre les émotions, tout contre.

ÉPICTÈTE
v. 50-v. 125

ARISTOTE
384-322 av. J.-C.

Oui Non


V


« Ce qui trouble
les hommes, ce ne
sont pas les choses,
mais les jugements
qu’ils portent
sur les choses »

« Quand la tragédie
s’achève, l’âme
n’est plus inquiète
ou divisée,
l’ordre du monde
est rétabli »

M

Free download pdf