DÉCOUVERTES Cas clinique
LA FEMME QUI RIAIT POUR UN RIEN
la communication entre différentes régions
cérébrales, et les symptômes sont très divers et
plus ou moins graves : fourmillements, boiterie,
baisse de la vue, paralysies localisées...
Mais lors de la consultation, madame R. me fit
part d’un trouble récent, passablement embarras-
sant à son poste de cadre supérieur dans les res-
sources humaines : depuis quelques semaines, elle
était victime de crises de fous rires incoercibles,
semblables à celle qu’elle venait d’avoir avec moi.
Son rire se déclenchait en général face à des situa-
tions légèrement émouvantes, surtout dans les
moments de stress. On imagine bien les pénibles
entretiens au cours desquels madame R. devait
recadrer, voire licencier, des employés, et se trou-
vait prise d’un rire inextinguible...
Pour comprendre ce qui arrive à madame R.,
il est nécessaire de savoir comment naît le rire
« normal ». La machinerie cérébrale qui se cache
derrière la production du rire (mais aussi derrière
la compréhension du rire d’autrui) est vaste et
complexe, intégrant diverses régions du cortex,
les noyaux gris cachés dans les profondeurs du
cerveau et le tronc cérébral, qui forme en quelque
sorte les racines du cerveau.
LA MACHINERIE DU RIRE
Schématiquement, on distingue trois étages
fonctionnels dans la machinerie. Au rez-de-
chaussée ou « niveau 0 », dans le tronc cérébral,
se trouve le système qui pilote de façon coordon-
née les spasmes du visage et des cordes vocales,
les secousses du diaphragme et les réactions du
système nerveux autonome qui nous font rougir,
transpirer et augmentent le rythme cardiaque. Ce
réseau neuronal du tronc cérébral héberge une
sorte de programme automatique du rire, aux
rouages duquel nous n’avons pas d’accès volon-
taire. C’est pourquoi il n’est pas facile de faire
semblant de rire, simplement en décidant d’ou-
vrir la bouche, de dire « ha ha ha » et de plisser
un peu les yeux. Le rire forcé essaie tant bien que
mal de court-circuiter le programme automa-
tique, et sauf si vous êtes un acteur de génie, il
sonne souvent faux.
Au premier étage, contrôlant le niveau 0, se
situent les régions du cerveau qui non seulement
déclenchent le rire automatique, mais aussi
pilotent les mouvements du « faux rire » délibéré.
Au sein de ces multiples aires, qui forment le
niveau 1 (voir la figure ci-dessus), différentes
lésions peuvent empêcher soit le rire automa-
tique, soit le rire volontaire. La situation la plus
fréquente est celle de patients qui souffrent d’une
paralysie du visage, par exemple à la suite d’un
accident vasculaire cérébral, et sont incapables
de réaliser des mimiques volontaires. Ils ne
peuvent plus faire semblant de sourire, mais leur
rire spontané persiste, déclenché automatique-
ment dans des circonstances heureuses. D’autres
cas existent : dans la maladie de Parkinson par
exemple, la mimique spontanée du visage est
atténuée, mais les patients n’ont pas réellement
de paralysie et peuvent donc sourire volontaire-
ment, au prix d’un certain effort.
LE CENTRE CÉRÉBRAL DES CHATOUILLES
On sait aussi que des crises d’épilepsie, c’est-
à-dire des décharges électriques parasites des
neurones, déclenchent de grands éclats de rire
totalement immotivés. On les appelle des crises
gélastiques (gelao signifiant « rire » en grec). Elles
résultent en général de tumeurs de l’hypothala-
mus. Cette petite région située à la base du cer-
veau fait aussi partie du niveau 1. Elle orchestre
la vie végétative, de la reproduction au sommeil
en passant par le contrôle de la température et
de la faim. Et l’hypothalamus est impliqué dans
une forme très fondamentale du rire, celui suscité
par les chatouilles.
Dans une expérience amusante, Elise
Wattendorf, de l’université de Fribourg, et ses
collègues ont placé des volontaires dans une
machine d’imagerie par résonance magnétique
et leur ont chatouillé la plante du pied droit.
La machinerie du rire
comprend 3 étages.
Au niveau 0, un réseau
neuronal du tronc
cérébral déclenche
de façon automatique
le rire. Au niveau 1,
différentes régions
corticales et
l’hypothalamus
contrôlent le tronc
cérébral et déclenchent
ou inhibent le rire
automatique, ou
provoquent un rire
délibéré. Au niveau 2,
diverses régions
corticales, dont le cortex
préfrontal, déterminent
en quelque sorte le sens
de l’humour et analysent
le potentiel comique
des situations.
MACHINERIE DU RIRE
Niveau 0 Tronc cérébral
Voies
inhibitrices
lésées chez
madame R.
Hypothalamus
Cortex
préfrontal
Niveau 1
Niveau 2