DÉCOUVERTES Cas clinique
LA FEMME QUI RIAIT POUR UN RIEN
que le rire est un ingrédient essentiel de nos rela-
tions sociales. Nous rions environ trente fois plus
souvent lorsque nous sommes accompagnés que
lorsque nous sommes seuls. Glousser seul dans
son coin est inhabituel, voire suspect... D’ailleurs,
le rire est très contagieux, indépendamment de
ses causes. Si vous aimez les vieux films, regardez
L’Assiette au beurre : on y voit Bourvil et Fernandel
se parler à l’oreille et éclater de rire. Nous ne
savons rien des messages qu’ils échangent, mais
leur rire est incroyablement communicatif. C’est
sur cette contagion que s’appuient les émissions
qui diffusent des salves de rires enregistrés aux
instants où les spectateurs sont supposés rire,
afin d’exciter le rire de l’audience. Le rire collectif
possède une puissance par lui-même dans l’éta-
blissement et le maintien d’un lien social.
5 RIRES TOUTES LES 10 MINUTES
Mais le rire a sans doute des fonctions plus
subtiles dans la communication. En 1993, Robert
Provine, de l’université du Maryland, a subrepti-
cement observé 1 200 rires spontanés dans des
lieux publics. Nous pensons presque tous qu’au
cours d’une conversation ce sont généralement
les auditeurs qui rient, surtout en entendant des
paroles comiques, un peu comme à un spectacle
de stand up. Au contraire, Provine a constaté que
c’est le plus souvent l’orateur lui-même qui riait,
et pas l’auditoire. En outre, seuls 10 à 15 % des
propos précédant le rire étaient considérés
comme plus ou moins drôles. Et le chercheur a
observé environ 5 rires pour 10 minutes de
conversation, ce qui est nettement plus que ce
que notre intuition nous suggère. Ces rires
n’étaient pas placés au hasard, mais tombaient
presque toujours à la fin d’une phrase, comme
une ponctuation. Le rire semble donc se glisser
dans nos échanges, sans que nous sachions bien
pourquoi ni comment (voir l’encadré page 23).
Revenons à madame R. Ce genre de rire
incoercible n’est pas uniquement observé chez
les patients atteints de sclérose en plaques, et est
en général plutôt une complication d’accidents
vasculaires cérébraux. L’interprétation habi-
tuelle est que le rire est émis par le tronc cérébral
(ou rez-de-chaussée) lorsqu’il échappe au
contrôle des étages supérieurs. En effet, on
attend de ces régions cérébrales supérieures non
seulement qu’elles déclenchent le rire à bon
escient, mais aussi qu’elles l’empêchent de se
produire à tort et à travers.
La maladie de madame R. a donc provoqué de
petites lésions des voies nerveuses qui descendent
du cortex vers le tronc cérébral, empêchant le
contrôle de s’exercer : la machine à rire n’est plus
assez inhibée par le cortex et le rire se déploie,
même s’il n’est pas approprié aux circonstances.
Ce n’est pas un rire forcé, mais un rire libéré.
TRAITER L’INCONTINENCE ÉMOTIONNELLE
Actuellement, certains antidépresseurs consti-
tuent le principal traitement de « l’incontinence »
émotionnelle, qu’il s’agisse de rires ou de pleurs
incontrôlables. Ces molécules sont des inhibiteurs
de la recapture de la sérotonine : elles augmentent
la concentration cérébrale de sérotonine, un des
neuromédiateurs qui assurent la communication
entre neurones notamment dans les régions céré-
brales associées aux émotions.
J’ai donc prescrit de petites doses d’un tel
médicament à madame R. Comme c’est souvent le
cas, le traitement a été rapidement efficace, et la
jeune femme a retrouvé toute sa dignité profes-
sionnelle. Les manifestations de la sclérose en
plaques étant souvent transitoires, d’ici à quelques
mois, si tout se passe bien, ma patiente pourra
essayer de se passer de ce médicament. £
LE RIRE SELON
CHARLES DARWIN
C
harles Darwin n’a pas seulement découvert l’évolution des espèces.
Il est aussi l’auteur de l’ouvrage L’Expression des émotions chez
l’homme et les animaux, dans lequel il replace les émotions humaines
dans une perspective biologique et évolutionniste. La thèse de Darwin
est que les émotions de base comme la peur, le dégoût, la joie, etc., sont
le produit de la sélection naturelle et que nous les partageons assez largement
avec des animaux même assez éloignés dans l’arbre de l’évolution.
Ainsi, il suggère que le rire est une manifestation de joie sociale, une façon
de dire « nous sommes bien ensemble, nous nous faisons confiance ». Le fait
de renforcer de cette façon la cohésion du groupe augmente les chances
de survie, et le rire aurait donc un avantage en termes de sélection naturelle.
C’est sans doute pourquoi le rire existe dans d’autres espèces animales vivant
en société. Ce qui a été particulièrement étudié chez les singes.
Pour ne prendre qu’un exemple, en 2009, Marina Davila-Ross, de l’université
de Portsmouth, et ses collègues ont chatouillé différents primates : des bébés
humains, des gorilles, des chimpanzés, des bonobos, des orangs-outangs,
et un singe plus éloigné, nommé siamang. Ils les ont donc fait rire et ont enregistré
puis analysé les sons produits. Fait remarquable : les sons produits se ressemblent
d’autant plus que les espèces sont génétiquement plus proches. Et en 2016,
des chercheurs allemands ont réussi à faire pousser des petits cris ultrasoniques
par des rats en les chatouillant, des cris qui une fois transformés en sons plus graves
ressemblaient à des rires. Ainsi, l’analyse du rire donne une vue indirecte des 10
ou 15 millions d’années d’évolution qui nous séparent de nos plus proches
cousins, et peut-être plus encore. Voilà qui devrait élargir agréablement le
cercle de la bonne société avec laquelle nous partageons le plaisir de rire.
Bibliographie
L. Neves et al., High
emotional contagion
and empathy are
associated with
enhanced detection of
emotional authenticity
in laughter, Quarterly
J. of Exp. Psychol., vol. 71,
pp. 2355-2363, 2018.
E. O’Nions et al.,
Reduced laughter
contagion in boys
at risk for psychopathy,
Current Biology, vol. 27,
pp. 3049-3055, 2017.
S. K. Scott et al., The
social life of laughter,
Trends in Cognitive
Sciences, vol. 18,
pp. 618-620, 2014.