Cerveau et Psycho N°113 – Septembre 2019

(Ron) #1

langue se déployait alors dans la mauvaise direc-
tion. Les batraciens se comportaient comme s’ils
voyaient le monde à l’envers et comme si leur
gauche et leur droite étaient inversées.
Même après des mois d’entraînement, rien ne
changea : les yeux inversés des animaux don-
naient à leur cerveau une image miroir de la réa-
lité. Comment expliquer ce phénomène? Les
neurones de la rétine se connectent à ce que l’on
appelle le tectum, un centre de perception
visuelle dans le mésencéphale qui reçoit les don-
nées des yeux ; les sites rétiniens adjacents
activent des régions adjacentes correspondantes
à la surface du tectum. Bien que Sperry ait coupé
les fibres du nerf optique, les axones (ou prolon-
gements des neurones) sectionnés s’étaient déve-
loppés dans le tectum exactement aux mêmes
endroits qu’auparavant, au lieu de cibler des
zones qui pouvaient compenser la rotation des
yeux. Donc entre les axones en croissance et leur
cible, il existe bien une attraction biologique fixe.


UNE ATTRACTION CHIMIQUE
Sperry développa ensuite sa théorie de la
chimioaffinité : les marqueurs chimiques des pro-
cessus de croissance des cellules nerveuses s’as-
socient à des molécules correspondantes de leurs
cibles afin de créer les connexions appropriées.
Bien que cette notion ait évolué et se soit préci-
sée, elle est toujours valable aujourd’hui.
Cependant, nous savons maintenant que le


câblage du cerveau demeure plastique à certains
égards, même chez les adultes. En 2012, Michael
Gazzaniga, collègue de Sperry, souligna que « la
croissance et les connexions des neurones sont
également déterminées par leur activité réelle et
leur stimulation lors des apprentissages ». Mais
en tant qu’étudiant, Sperry ne craignait pas l’au-
torité et n’hésitait pas à réfuter les théories de son
mentor Lashley. Plus tard, en 1979, le neuro-
embryologue Viktor Hamburger (1900-2001) lui
remettra un prix de la Société des neurosciences
en lui disant : « Je ne connais personne d’autre
que vous qui, pendant son doctorat et son post-
doctorat, ait réussi à remettre en cause les idées
de ses mentors, des leaders pourtant incontes-
tables de leur domaine de recherche. »
Après son postdoctorat, Sperry reçut une
chaire de professeur adjoint à l’université de
Chicago en 1946. Mais sa vie privée était plus com-
pliquée : 1949 fut pour lui une année particulière-
ment dramatique. Non pas parce qu’il épousa
Norma Deupree, sa collègue de travail de longue
date avec qui il eut deux enfants, mais parce qu’au
cours d’un examen médical de routine, on décou-
vrit qu’il souffrait de tuberculose. Sperry mit six
mois à se rétablir, à sa façon : randonnée pédestre,
natation et écriture. Pendant cette période, pour
la première fois, le neurobiologiste aborda
quelques questions philosophiques sur la relation
entre le cerveau et l’esprit, des questions qui ne
devaient plus l’abandonner jusqu’à la fin de sa vie.

À QUOI SERT LE CORPS CALLEUX?
Les travaux sur des animaux qui le rendirent
célèbre débutèrent ensuite, d’abord à l’université
de Chicago quand il était professeur de psycholo-
gie, puis à partir de 1954, en tant que professeur
à l’Institut de technologie de Californie. On n’en a
pas conscience aujourd’hui, mais avant Sperry, on
ignorait totalement à quoi servait le corps calleux
(ou corpus callosum), le faisceau de plus de
200 millions de fibres nerveuses qui relie les deux
hémisphères cérébraux. Lashley aurait dit en plai-
santant que le faisceau permet de transmettre les
crises d’épilepsie d’un hémisphère à l’autre.
D’autres scientifiques pensaient qu’il devait empê-
cher les deux moitiés du cerveau de s’effondrer.
Alors en coupant le corps calleux de chats, de
singes et de rats, Sperry prouva que les deux
hémisphères communiquent via ce faisceau ; en
effet, après la chirurgie, les données ou compé-
tences apprises par un côté du cerveau ne sont plus
transmises à l’autre, et chaque moitié apprend
séparément à partir de ce moment.
À partir de 1960, Sperry eut l’opportunité de
réaliser cette expérience sur le cerveau humain.
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