Cerveau et Psycho N°113 – Septembre 2019

(Ron) #1

sorte... Mais il y a peut-être aussi des facteurs
socioéconomiques ou psychosociaux, qui entraîne-
raient à la fois l’utilisation de la tétine et un allai-
tement moindre. C’est d’autant plus crédible que
les jeunes mères adeptes de cet ustensile semblent
avoir un profil spécifique (voir l’encadré ci-contre).


LA TÉTINE ENTRAVERAIT
LE DÉVELOPPEMENT ÉMOTIONNEL
Surtout, la tétine semble avoir un certain
nombre d’effets négatifs lorsque son utilisation se
prolonge. Ce serait notamment une porte d’entrée
vers le tabagisme – ou plutôt un tunnel spatio-
temporel, puisque l’addiction survient bien sûr des
années plus tard. Helenice Ferreira, de l’université
de la Cruzeiro do Sul, au Brésil, et ses collègues ont
ainsi montré que de nombreux suceurs de tétine
deviennent des téteurs de cigarette, probablement
pour retrouver un effet relaxant similaire à celui
de leur lointain pêché mignon. Ces chercheurs ont
interrogé 261 personnes de 15 à 26 ans, dont ils se
sont procuré le dossier dentaire. Ils ont alors
constaté que 42 % des participants qui avaient uti-
lisé une tétine pendant plus de deux ans dans leur
enfance étaient devenus fumeurs, contre seule-
ment 8 % des autres.
L’équipe de Paula Niedenthal, à l’université du
Wisconsin-Madison, aux États-Unis, a quant à elle
découvert que la tétine nuit à l’apprentissage émo-
tionnel, et pourquoi. Plusieurs travaux ont montré
que nous avons tendance à imiter inconsciemment
les expressions des autres et que cela nous aide à
comprendre ce qu’ils ressentent. Or dès le plus
jeune âge, les utilisateurs de tétine ont la mâchoire
relativement figée autour de leur ustensile. Cela
n’affecte-t-il pas le développement de ce mimé-
tisme inconscient?
Pour le déterminer, les chercheurs ont filmé
des enfants de 7 ans qui visionnaient de petites
vidéos, dans lesquelles les personnages expri-
maient de la joie ou de la tristesse, et analysé leurs
expressions faciales. Ils se sont aussi informés sur
leur utilisation de la tétine auprès des parents. Ils
ont alors constaté que les enfants imitaient d’au-
tant moins les expressions des personnages qu’ils
avaient suçoté cet ustensile pendant longtemps.
Cet enrayement du mimétisme facial a des
conséquences durables, comme l’ont révélé deux
autres expériences menées par cette équipe
auprès de jeunes adultes. Après avoir précisé s’ils
avaient été adeptes de la tétine, et pendant com-
bien de temps, les participants ont rempli des
questionnaires mesurant leur niveau d’empathie
(ils devaient exprimer leur degré d’accord avec
des affirmations comme : « J’essaie toujours de
voir ce qui peut poser problème à quelqu’un avant


de prendre une décision ») et d’intelligence émo-
tionnelle (« J’arrive bien à m’entendre avec mes
camarades de classe »). Résultat : plus les partici-
pants avaient utilisé une tétine pendant long-
temps, moins leurs scores d’empathie et d’intelli-
gence émotionnelle étaient élevés. Or,
l’intelligence émotionnelle détermine en grande
partie le succès d’une personne dans la vie, dans
la sphère privée autant que professionnelle.

LES FILLES PRÉSERVÉES
Dans tous les cas, ces impacts négatifs n’ont
concerné que les garçons : chez les jeunes filles,
aucune différence n’a été observée. Les chercheurs
l’expliquent par une sur-stimulation sociale de ces
dernières. En effet, une autre de leurs études a
montré que nous avons tendance à attribuer moins
de compétences émotionnelles à un enfant lorsqu’il
a une tétine rivée à la bouche. Si c’est une petite
fille, nous chercherions alors à développer ces com-
pétences, car les normes sociales imposent qu’elle
devienne experte en la matière. Cela compenserait
l’impact néfaste de la tétine chez elle. En outre, les
recherches montrent que les parents discutent
davantage d’émotions avec leur enfant si c’est une
fille, ce qui faciliterait l’apprentissage émotionnel
par un autre mode que l’imitation faciale.
Finalement, comme pour bien des choses,
c’est l’excès qui semble nuire. L’usage occasionnel
d’une tétine lors de la première année ne serait
pas néfaste, en particulier s’il est concentré sur
l’endormissement et le sommeil – périodes où le
bébé n’imite de toute façon pas les expressions
faciales de ses interlocuteurs. Mais ensuite, le
mieux serait que l’enfant s’en détache progressi-
vement. Plutôt que la bannir totalement, peut-
être faudrait-il donc juste ajouter un message
préventif : « L’abus de tétine est dangereux pour
la santé, à consommer avec modération »... £

SOCIOLOGIE DE LA TÉTINE


S


elon les enquêtes, la proportion d’utilisateurs de tétine varie de 30 à 80 %
dans les sociétés occidentales. Au sein d’un même pays, elle dépend de
plusieurs facteurs sociologiques, comme l’a montré une étude menée par la
chercheuse britannique Kate North Stone auprès de plus de 10 000 habitantes
de la ville de Bristol. L’usage de la tétine est ainsi beaucoup plus fréquent chez
les mamans jeunes (48 % des mères de moins de 24 ans l’utilisent, contre 28 %
de celles de plus de 30 ans), peu diplômées, fumeuses et en difficulté
financière. La psychologue Geneviève Delaisi de Parseval considère
d’ailleurs la tétine comme un marqueur de l’identité sociale, les cadres
et les intellectuels la stigmatisant beaucoup plus que les autres.

Bibliographie

H. Ferreira et al.,
Prolonged pacifier use
during infancy and
smoking initiation in
adolescence : Evidence
from a historical
cohort study, European
Addiction Research,
vol. 21, pp. 33-38, 2015.
S. R. Yiallourou et al.,
The effects of dummy/
pacifier use on infant
blood pressure and
autonomic activity
during sleep, Sleep
medicine, vol. 15,
pp. 1508-1516, 2014.
P. M. Niedenthal et al.,
Negative relations
between pacifier use
and emotional compe-
tence, Basic and Applied
Social Psychology,
vol. 34, pp. 387-394,
2012.
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