Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1

Le lance-flammes


de Titiou Lecoq

Être apaisée, se récon-
cilier avec soi-même et
avec le monde, lire des
mantras inspirants col-
lés sur des photos de cou-
chers de soleil, partout autour de
nous se multiplient les injonctions
au calme. Et j’en comprends bien
le besoin dans le monde violent et
anxiogène qui est le nôtre. On veut
de la douceur. À défaut de pouvoir
contrôler la violence extérieure, on
cherche la sérénité intérieure, on se
veut reconnectée à nous-mêmes.

De la sagesse au diktat
Il y a évidemment du bon dans cette
recherche, mais je ne peux pas m’em-
pêcher de la questionner quand elle
vire, comme c’est actuellement le cas,
au nouveau diktat. Il faudrait aban-
donner notre colère parce qu’elle nous
blesse. Il faudrait la psychanalyser et
la purger. Seulement voilà, c’est la
colère qui donne la force de se battre
pour ses idées. Parce que la colère est
intimement liée à la révolte. Parce
que s’indigner face aux injustices
c’est dire que non, nous ne sommes
pas en accord avec le monde qui nous
entoure et que nous ne faisons pas
non plus le choix de nous en désinté-
resser. Ce qui m’inquiète le plus dans
l’injonction à la paix intérieure, c’est
qu’elle nous amène à ne plus nous
indigner, à ne plus nous lever pour
crier que nous n’acceptons pas les
choses telles qu’elles sont. Il ne faut
pas que nous apaiser nous conduise à

abandonner notre place
dans le monde.
Il y a un autre point
qui me dérange dans ce
discours, c’est qu’il dépolitise
nos vies. La quête d’une meilleure
qualité de vie devient individuelle,
on se concentre uniquement sur nos
besoins, en oubliant que nous faisons
partie d’un système qui se reproduit
partout, y compris chez nous, malgré
nous. C’est particulièrement évident
en ce qui concerne les femmes. Les
féministes des années 1970 nous ont
appris que l’intime est politique, ne
l’oublions pas. Je ne supporte pas de
voir se multiplier les agendas pour
« mieux gérer sa charge mentale »,
des to-do listes qui nous promettent
tranquillité d’esprit et bien-être alors
que le véritable problème, ce n’est
pas que nous ne sommes pas suffi-
samment organisées, mais qu’on en
demande trop aux femmes et qu’il
faut passer par une renégociation des
tâches dans les couples hétérosexuels.
Comment conserver sa capacité
d’indignation sans se faire bouffer
de l’intérieur par la colère ? C’est
une question délicate qui se pose de
manière accrue actuellement. Moi
aussi, par moments, je me dis que
je vais tout lâcher et me contenter
de tailler ma glycine parce que cela
me procure un bonheur simple et
relaxant. Mais je ne veux pas aban-
donner ma colère dans la mesure
où elle peut contribuer à rendre le
monde – un peu – moins pourri. U © AGENCE ANNE & ARNAUD - ILLUSTRATION : CAMILLE BESSE
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