L
’autre jour (c’était le 13 juin), Le Monde, « quotidien
de référence », a mis en ligne, sur son « site de
référence », un article dont le titre était : « le
journaliste militant taha bouhafs (1) poursuivi pour
“outrage”, son téléphone mis sous scellé ».
Le Monde – il faut y insister un peu – ne présentait donc
pas taha bouhafs (2) comme « journaliste » et « militant »,
mais bien comme un « journaliste militant » : c’est donc
sa pratique du journalisme qui était, là, très distinctement,
définie comme militante. Sur quel(s) critère(s), exactement,
se fondait ce jugement ? Le Monde, dont la « charte
d’éthique et de déontologie (3) » stipule notamment que
« le » vrai bon « journaliste » (qui est donc forcément un
garçon) ne doit surtout « jamais confondre » son noble
métier « avec celui », dégoûtant, « du propagandiste », ne
le disait nulle part dans l’article dont il est ici question.
Mais cette assertion suggérait, évidemment, que taha
bouhafs, quant à lui, n’est pas un vrai bon journaliste,
puisqu’il met du militantisme dans son métier (4) – et le
confond par conséquent avec celui du propagandiste.
or il arrive que Le Monde fasse preuve de – beaucoup –
plus d’aménité. au mois de novembre dernier, par exemple,
il avait mis en ligne un autre article (5), consacré à
l’annonce que bernard
Guetta, ex-chroniqueur
eurolâtre à France
inter, figurerait sans
doute sur la liste du
parti macroniste aux
élections européennes
– et qui était sobrement
titré : « le journaliste
bernard Guetta candidat
lrM aux élections
européennes ? »
adoncques, vu depuis
Le Monde, le merveilleux
petit univers des gens de presse se divise en deux, mon
ami·e. Entre, d’une part, les mauvais sujets comme taha
bouhafs et, de l’autre, les irréprochables professionnel·le·s,
type bernard Guetta, qui, pétri·e·s d’éthique, ne se
compromettent jamais dans le militantisme – et se
contentent plutôt de s’enrôler par exemple dans le parti
droitier de MM. castaner et Macron (liste non exhaustive).
et il ne fait nul doute que les journalistes du Monde
se tiennent – évidemment – du bon côté de la barrière
qui sépare ainsi le bon grain journalistique de l’ivraie
militante. De sorte que, lorsque les éditoriaux anonymes
de cette vénérable publication célèbrent les « réformes »
gouvernementales ou proclament (6) que MM. Macron
(chef de l’état) et philippe (premier ministre) ont
magnifiquement « géré, avec » une admirable « habileté,
une rentrée sociale qu’on [leur] promettait explosive »,
ce n’est bien sûr pas de la propagande – allons, allons,
qu’allais-tu encore t’imaginer ?
De bonne humeur
par SéBASTIEN FONTENEllE
Le bon grain journalistique
et l’ivraie militante
(1) Le Monde précisait que « M. Bouhafs » est « connu pour avoir filmé Alexandre Benalla en
train de malmener un couple place de la Contrescarpe à Paris, le 1er mai 2018 ».
(2) Qui se présente lui-même, sur Twitter, comme « journaliste » et « militant des quartiers
populaires ».
(3) J’essaie de l’écrire sans pouffer.
(4) Dois-je préciser que, pour ma part, je plonge dans de longues ricaneries à chaque fois
que quelqu’un·e essaie de me raconter des histoires d’« objectivité journalistique » ?
(5) Comme l’a très judicieusement (et malicieusement) relevé @Besot_Dessins sur Twitter.
(6) Au mois d’octobre 2017.
selon le monde,
taha bouhafs met
du militantisme
dans son métier,
alors que bernard
guetta non.
pas revenue, les armes ne sont jamais arrivées
et Homs est désormais une ville fantôme. C’est
à cette période que Sarout donnera le plus bel
argument à ses ennemis : le « gardien de but
de la révolution » aurait prêté allégeance à
l’État islamique.
Selon Wassim Nasr, « il s’agit d’une allé-
geance au combat, non d’une allégeance
pleine et entière. Et cette période a été très
courte ». Pour lui, « il faut se remettre dans le
contexte où Homs est tombée et où l’EI est en
pleine expansion, présent dans la province ».
À ce moment, les jeunes comme Sarout ont
pu considérer que l’EI et Al-Qaida étaient
les derniers à pouvoir combattre le régime.
« Sarout avait aussi un ami d’enfance dans
l’EI, et ce type de facteurs interpersonnels
est extrêmement important dans la société
syrienne », explique le journaliste, qui opère
une distinction nette avec les parcours de
radicalisation des jeunes Européens.
Ce passage éclair chez Daech, Sarout s’en
expliquera à plusieurs reprises par la suite (3).
« J’étais de ceux qui voulaient prêter allégeance.
J’étais frustré. [...] Lorsque vous sortez d’un
siège, que vous voyez depuis si longtemps les
combattants à court de munitions, sans aucune
issue politique, vous avez le droit de chercher
une solution ailleurs. » De leur côté, les groupes
jihadistes, soucieux de récupérer la détresse de
ces jeunes, considèrent son aura révolutionnaire
comme une prise de choix dans la bataille des
consciences. Mais la nécessité a ses limites. « J’ai
changé d’avis », expliquera-t-il : « Nous aurions
dû pousser à l’Est » pour combattre le régime,
mais l’EI imposait d’aller « établir un califat au
nord, pour opprimer le peuple ».
L’épisode est vite refermé, mais la tache reste.
Et ses ennemis, qu’ils soient pro-Assad ou issus
d’autres factions rebelles, ne manqueront pas
de l’exploiter. Pour Marie Peltier, « le parcours
de Sarout offre des angles d’attaque à la propa-
gande d’Assad, pour qui il n’y a pas d’opposi-
tion, seulement des terroristes ». Un discours
qui fait mouche dans une Europe traumatisée
par les attentats jihadistes. L’expérience Daech
lui vaudra aussi d’être violemment combattu
par le puissant groupe Hayat Tahrir Al-Sham,
un temps lié à Al-Qaida, qui ne lui pardonne
pas de s’être rapproché d’un groupe ennemi.
Devant un tribunal islamique à Idlib, il devra
démontrer la nullité en droit de cette allégeance
avant de pouvoir retourner sur le terrain.
De retour au front en 2017, il commande
une petite unité de Jaych Al-Izza, un groupe
teinté d’islamisme radical, mais composante
de l’Armée syrienne libre et constitué de jeunes
originaires de Homs. « Un groupe qui a su
rester indépendant, et dédié à la lutte contre
le régime », selon Wassim Nasr. Mais pas de
quoi susciter la sympathie occidentale. Si son
look et son vocabulaire plaident en sa défaveur,
Sarout fut pourtant de ceux qui continuent
coûte que coûte à parler de révolution, là où
certains n’ont plus que le jihad à la bouche.
Il fut aussi de ceux qui sont restés quand la
sagesse commandait de partir. C’est peut-être là
que réside la force symbolique du personnage,
celle qui explique les hommages : malgré les
errances et les erreurs, il incarne cette « révo-
lution orpheline (4) » qui continue d’exister
entre régime et jihadistes. Il l’incarne dans toute
sa complexité, mais jusqu’au bout : mourir
debout plutôt que vivre à genoux. a
OMAR HAJ KADOUR/AFP
Abdel Basset
Sarout chante pour
l’anniversaire de la
révolution, le 15 mars
2019 à Maarat Al-
Numan, au sud d’Idlib.