hallucinante. On a tout enlevé parce que ça
ne « rentrait » pas. Il a fallu reconnaître que
Lemaitre était le plus fort. Un peu comme
Stephen King. À part Kubrick, si tu te crois
plus fort que King, tu te plantes. Les gens
qui l’ont le mieux adapté, ce sont ceux qui
l’ont fait littéralement. Mary Lambert, qui
n’est pas la plus douée des cinéastes, a fait
Simetierre en suivant le bouquin à la lettre,
et c’était parfait.
Jusque-là, votre cinéma était frappé
par une certaine modestie. Vous
dégraissiez, comme si vous aviez peur
d’être trop ambitieux. Dans ce film,
en revanche, il y a presque une
dimension métaphysique. Est-ce
que c’est lié au fait que vous n’êtes
pas l’auteur du scénario?
ne pouvais pas prendre Roschdy Zem pour le
rôle de l’ouvrier. Sinon, je rentrais dans une
logique où celui-ci est arabe, et ça changeait
tout à l’histoire. Je ne suis pas en train de
dire que Roschdy Zem est condamné à jouer
des rôles d’Arabe, et si j’avais écrit l’his-
toire, c’est sans doute lui que j’aurais pris.
Mais dans l’univers de Lemaitre, il y aurait
forcément été renvoyé. C’est comme avec
Simenon, tout le monde ne peut pas jouer
Maigret ou le Monsieur Hire de Panique.
C’est amusant que vous citiez Panique :
on est sortis de la projection de Trois
Jours et une vie en se disant que c’était
le film où vous vous revendiquiez
le plus de Duvivier.
Je ne pouvais pas refuser un script qui met-
tait les doigts dans la prise de ce cinéma-là :
Duvivier, Decoin, Clouzot... des films de
village. C’était ça qui me fascinait : un
vrai de film de village, un fait divers qui
permettait de faire une galerie de person-
nages ancrés dans la réalité et en même
temps complètement romanesques.
Ce qui rapproche encore plus ce film
du cinéma de Duvivier, c’est que
dans la deuxième partie, vous mettez
à nu les mécaniques du scénario.
Vous admettez même leur artificialité,
comme le faisait souvent Duvivier.
C’est fort, mais c’est casse-gueule...
C’était la partie la plus périlleuse du travail
d’adaptation. J’ai d’abord voulu modifier
les choses, mais ça ne fonctionnait pas. J’ai
donc choisi de suivre fidèlement l’histoire
de Lemaitre et de la filmer de la manière
la plus simple possible. Je n’ai pas rajouté
d’artifices. Et je me suis rendu compte très
vite que le film avait sa propre force. C’était
très bizarre : les scènes les mieux mises en
scène ont été coupées. Les moments où les
acteurs étaient les meilleurs ont disparu.
Les plus beaux plans du chef op ont été
abandonnés... Il y avait une scène où l’en-
fant tentait de fuir, il courait dans la forêt
et croisait des camions sur la route : éclairé
par Manu Dacosse, c’était d’une beauté
Si je « dégraissais », comme vous dites,
c’était d’abord pour des raisons de budget.
Le Convoyeur, au début, je l’ai conçu
comme un film à la Schwarzenegger, un
truc énorme. Et puis, la production a avancé
et j’ai eu de moins en moins d’argent... À tel
point que, à un moment, je me suis dit que
j’avais le choix entre ne plus le faire ou le
penser autrement. C’est pour ça que la com-
pagnie de transport de fonds est en dépôt de
bilan : ça coûte moins cher. Et tout à coup, le
film a pr is un tour social. Mais c’est d’abord
parce que je n’avais pas les moyens de faire
Robocop. C’est le manque d’argent qui
m’oblige à faire des films plus calmes. La
première version de Made in France s’o u -
vrait par une explosion dans une brasserie.
Des morts partout, de la violence : c’était un
film sur le terrorisme, et je voulais le dire
tout de suite. Je n’ai jamais eu l’argent pour
tourner ce prologue... Je me rends compte
aussi que, thématiquement, les histoires qui
viennent de l’extérieur me permettent d’oser
des choses que je n’écrirais pas si j’étais
mon propre scénariste. Quand je fais Un ciel
radieux [son adaptation de Jiro Tanaguchi
pour Arte], j’ai conscience que je n’aurais
jamais osé écrire moi-même un film où
deux personnages échangent leurs corps...
« QUAND JE TOURNE UN FILM,
J’EMBARQUE TOUT LE MONDE
DANS UN PROJET DE CINÉMA. »
Jeremy Senez
et Leo Levy
© NICOLAS SCHUL