MARDI 27 AOÛT 2019 culture| 19
L’hédoniste Young Thug
au sommet de son rap
A 28 ans, le musicien d’Atlanta publie un troisième album très réussi
MUSIQUE
Y
oung Thug est un
homme heureux et ne
boude pas son plaisir.
Ce rappeur originaire
d’Atlanta aux EtatsUnis a fa
çonné le rap américain de ces
cinq dernières années. Beaucoup
ont essayé de l’imiter – en général
tous les rappeurs dont le nom
commence par Lil quelque chose
–, peu y sont arrivés. Son troi
sième album studio, So Much
Fun, littéralement « tellement
marrant », publié vendredi
16 août, jour de son vingthui
tième anniversaire, est une ode à
son hédonisme : sexe, drogue et
dollars.
Dès les premières notes de ce
disque, qui le montre au meilleur
de son rap, il rappelle ce qui a fait
son succès depuis ses premières
mixtapes comme, en 2011, I Came
from Nothing (« je viens de
rien ») : il marmonne plus qu’il ne
rappe vraiment sur des composi
tions hypnotiques, utilise des in
terjections enfantines OohWoo,
et ses textes en apparence débon
naires sentent le soufre. Sur Just
How It Is qui ouvre cet album, il
chantonne ainsi : « Je n’ai plus be
soin de braquer ou de séquestrer,
je rappe à plein temps... Je ne peux
plus le cacher car je suis riche, j’ai
des voitures à gogo car je suis
riche. » Et effectivement, après
plus de quinze mixtapes, des tu
bes sur YouTube tels que Stoner
en 2014, Check en 2015, Young
Thug, de son vrai nom Jeffery
Lamar Williams, est devenu riche.
Tout en revenant de loin.
Ce géant d’un mètre quatre
vingt onze est le dixième enfant
d’une fratrie de onze et a grandi
dans la cité HLM Jonesboro South
au sudouest d’Atlanta. Sur le site
Internet français Clique, il admet
que « son enfance a été tellement
dure qu’il préfère ne pas en par
ler », mais a avoué à des médias
américains avoir été renvoyé de
l’école en classe de 6e après avoir
cassé le bras d’un de ses profes
seurs. Pour cela, il sera incarcéré
dans un centre pour mineurs
pendant quatre ans. Son premier
enfant naît à sa sortie. Il n’a que
14 ans. Cinq autres suivront.
Son salut, il le doit, entre autres,
à un voisin qui le présente alors
au producteur phare d’Atlanta,
un rappeur gangster qui va pro
duire les meilleurs disques de
rap : les siens sous le nom de
Gucci Mane et ceux de Waka
Flocka Flame. Dans son autobio
graphie publiée en 2017 chez
Simon & Schuster, Gucci Mane
raconte fièrement qu’il a signé le
rappeur juste à son allure : « Non
seulement je n’avais jamais ren
contré Thug avant, mais je n’en
avais jamais entendu parler, pas
un mot. Mais j’ai jeté un regard à
ce gosse, grand maigrichon avec
plein de tatouages sur le visage
comme moi et j’ai eu le sentiment
qu’il pouvait être quelque chose. Il
avait définitivement un look... Je
lui ai donné 25 000 dollars en
liquide, je ne le connaissais que
depuis trente minutes. »
« Une star en devenir »
On lui avait présenté Thug
comme un rappeur faisant partie
d’un groupe de trois personnes
mais le producteur sulfureux a
insisté pour ne proposer un
contrat qu’à lui seul. Il n’a pas été
déçu. Contrairement à la plupart
des jeunes des ghettos d’Atlanta,
Young Thug a saisi sa chance, pas
sant ses journées au studio du la
bel 1017 Brick Squad Records : « Il
avait un truc qui n’allait pas avec
ses dents, se rappelle encore Gucci
Mane, et il portait un masque par
dessus la bouche. Quand il l’enle
vait pour enregistrer, on aurait dit
Scorpion dans le jeu vidéo Mortal
Kombat, retirant son camouflage
et crachant du feu. Il avait différen
tes voix, différents flows, et passait
de l’un à l’autre sans effort. C’était
une star en devenir. »
Dans son nouvel album avec
des morceaux tels que Ecstasy,
avec Machine Gun Kelly, I Bought
Her, avec Lil Duke, Young Thug
fait la démonstration de son
talent en même temps qu’il fait
l’éloge de ses pires défauts : une
consommation effrénée de
drogues en tous genres (ecstasy
donc, cocaïne, opiacés...) et une
tendance à vouloir acheter les
filles en leur offrant des sacs de
marque.
Histoire de montrer qu’il est
aussi le boss, il invite tous ceux
qui ont tenté de l’imiter : Lil Uzi
Vert, Lil Baby, Lil Keed, Juice Wrld
ou son protégé Gunna. Il croise le
fer néanmoins avec ses pairs qui
n’ont rien à lui envier comme Fu
ture sur l’inquiétant Sup Mate,
21 Savage pour I’m Scared ou les
très talentueux J. Cole et Travis
Scott pour The London. Quand
réussite rime avec maîtrise de
son art, Young Thug ne peut que
goûter son plaisir.
stéphanie binet
So Much Fun, 1 CD 300
Entertainment/Atlantic
Recording Corporation.
L’histoire contemporaine
au prisme de l’architecture
Deux livres rassemblent les chroniques
architecturales écrites par Luis Fernandez
Galiano pour « El Pais », entre 1993 et 2006
ARCHITECTURE
P
endant quatorze ans, de
1993 à 2006, Luis Fernan
dezGaliano a dirigé la ru
brique architecture du quotidien
espagnol El Pais. Architecte de
formation, professeur à l’univer
sité polytechnique de Madrid et
dans de nombreuses grandes
écoles à travers le monde, rédac
teur en chef de la prestigieuse re
vue Arquitectura Viva, président
en 2000 du jury de la neuvième
biennale de Venise, ce grand éru
dit y tenait une chronique régu
lière. Chaque mois, à chaque
changement de saison, à chaque
changement d’année, il dé
ployait une analyse d’une finesse
et d’une ampleur remarquables
dans laquelle l’architecture appa
raissait, remise en perspective
par un art jubilatoire de la méta
phore, comme l’expression des
forces politiques, économiques,
historiques à l’œuvre dans le
monde.
Ces textes sont aujourd’hui réu
nis dans un livre magnifique, une
édition bilingue, espagnolan
glais en deux volumes, riche
ment illustrée, sous le titre épi
que et mélancolique de Chroni
ques alexandrines. Quand le récit
commence, la monnaie espa
gnole s’appelle la peseta, l’avion
est le moyen le plus direct de re
lier Paris à Londres, Sarajevo, en
état de siège, suffoque dans les
cendres de sa bibliothèque, les
fax crachent leurs papiers dans
les bureaux du monde entier, les
Twin Towers, symbole du nouvel
ordre capitaliste mondialisé,
veillent sur la statue de la Liberté,
les architectes explosent les volu
mes des bâtiments en appelant
cela la déconstruction. C’était
en 1993, il y a vingtsix ans.
Autant dire un siècle.
En 2006, quand le livre se ter
mine, le monde est celui dans le
quel nous vivons, hyperconnecté,
paranoïaque, hystérique. Inter
net, la menace terroriste, le dérè
glement climatique, la gloire
mondiale de Michel Houellebecq,
des tours toujours plus hautes qui
jaillissent partout où il y a de l’ar
gent... Rien de ce qui le compose
ne nous est étranger.
Soustitré « Les Années specta
cle », le premier volume rassem
ble les articles écrits entre 1993 et
- Le second, « Le Temps de l’in
certitude », couvre la période
20002006. La césure tombe à pic,
à la veille de ce XXIe siècle qui, s’il
aura véritablement démarré le
11 septembre 2001 n’en aura pas
moins vu son préambule se
nouer dans la panique de l’antici
pation du bug de l’an 2000.
Années de relative prospérité,
d’espoir de paix et de progrès,
portées par le souffle optimiste
de la fin de la guerre froide, « les
années spectacle » s’enchaînent
sous le signe de la grande vitesse,
d’un capitalisme de plus en plus
décomplexé, d’une forme d’in
conscience dont le critique,
comme un oracle, pointe les dan
gers qui vont se matérialiser au
delà de ses craintes dans la pé
riode suivante.
Des intuitions géniales
Personnages principaux de cette
épopée, Franck Ghery, Rem Kool
haas, Santiago Calatrava, Rafael
Moneo, Christian de Portzam
parc, Herzog & De Meuron, Nor
man Foster voisinent avec T.S.
Eliot, Blaise Pascal, Fernando Pes
soa, Gene Kelly, Gertud Stein, Gor
don MattaClark, Gilles Deleuze
ou Sergueï Eisenstein. Convaincu
que l’architecture, mère de tous
les arts, comme le posait Frank
Lloyd Wright, est l’affaire de tous,
le critique ouvre grand son mu
sée imaginaire pour mieux rac
corder sa discipline à l’histoire, à
la philosophie, à la politique, aux
autres arts...
Des intuitions géniales jaillis
sent à toutes les pages, et ce dès la
première chronique, où Luis Fer
nandezGaliano se penche, en
janvier 1993, sur le chantier ina
chevé des tours KIO (Kuwait In
vestment Office) à Madrid. Avec
l’idée de « l’architecture rose sau
mon », « cruelle architecture que
l’avarice et le cynisme ont implan
tée dans nos villes », équivalent en
dur des pages « saumon » que les
journaux consacrent à l’actualité
financière, il articule l’histoire de
la faillite du fonds d’investisse
ment KIO, celle de Philip Johnson,
père du style international, pion
nier du postmodernisme et tout
puissant maître de l’architecture
newyorkaise des années 1980, et
en filigrane, le deuil du rêve socia
liste. La chronique s’appelle Le Dé
clin de la Rose. Elle ouvre la porte
d’un nouveau monde.
isabelle regnier
Anos Alejandrinos, volume 1,
La edad del espectaculo 1993
1999 ed. Generic,
512 pages 50 euros. Volume 2,
Tiempo de incertidumbre
20002006,
512 pages, 50 euros, ed. Generic,
de Luis FernandezGaliano.
Non traduits.
Le rappeur Young Thug en 2019. WARNER
« J’ai jeté
un regard
à ce gosse (...)
et j’ai eu
le sentiment
qu’il pouvait être
quelque chose »
GUCCI MANE,
rappeur et producteur
Les expérimentations d’Aphex Twin pour le final de Rock en Seine
Le festival francilien a attiré, selon ses responsables, « près de 100 000 » personnes en trois jours au domaine national de SaintCloud
MUSIQUE
D
ans leurs combinaisons
avec des motifs de sque
lettes, les chanteuses et
instrumentistes du Louis Cole Big
Band ont fière allure. La formation
complète que mène le batteur, cla
viériste et chanteur à Los Angeles
compte une vingtaine de person
nes. Au festival Rock en Seine, qui
accueillait le groupe en fin
d’aprèsmidi, samedi 24 août, ils
sont une bonne dizaine, avec sec
tion de vents, basse et claviers. Un
passage qui aura été l’une des
réussites de la programmation de
la deuxième journée du festival.
Arrangements sophistiqués, qui
font entendre une filiation avec le
jazz (Gil Evans, Bob Belden...), la
manière pop au millimètre de
Steely Dan, les arrangements de
vents de Stevie Wonder au début
des années 1970, virant à l’occa
sion vers le funk cosmicoallumé
de Parliament, voilà pour de pos
sibles références. Le tout joué avec
un entrain formidable, une fausse
désinvolture, menant le plus sou
vent à une envie de danser. Et lais
sant le public plutôt ébahi de con
tentement.
De cette journée de samedi, l’on
retiendra aussi l’électro festive et
pop de Polo & Pan et la venue de
trois chanteuses sous bannière
soul. Celeste, née à Los Angeles,
serait la plus proche des sources
gospel du genre, accompagnée
d’une rythmique, d’un claviériste,
un guitariste et d’un saxopho
niste qui donne une couleur jazz.
Elle apporte aux ballades (Lately,
Father’s Son, Both Sides of the
Moon) une grande émotion, avec
dans le timbre une légère raucité
qui rappelle celle de Macy Gray,
grande dame révélée à la fin des
années 1990.
Spontanéité et fraîcheur
L’Anglaise Mahalia, belle voix
aussi, est là avec un batteur, un
bassiste et l’appui de séquences
mélodiques enregistrées, avec un
son plus proche de la variété R’n’B.
Sans que cette contrainte techno
logique d’accompagnement ne
bride une spontanéité d’interpré
tation, une fraîcheur, qui s’affir
ment encore plus lorsqu’elle
chante seule en jouant de la gui
tare acoustique. En revanche, sa
compatriote Jorja Smith ne sort
pas du cadre d’un show figé, qui
lorgne la variété R’n’B façon Ri
hanna ou Beyoncé, et dont on a du
mal à percevoir qu’il recèle un peu
d’âme.
Dimanche, troisième et dernier
jour du festival francilien organisé
au domaine national de Saint
Cloud, c’est le rock qui domine. Ce
lui direct, punk, du trio lyonnais
Décibelles, avec textes en français
- ça change du yaourt anglophone
que la scène française pop et rock
pratique le plus souvent. Celui
sombre, aventureux des Irlandais
de The Murder Capital, formé à
Dublin. Celui rentrededans du
duo anglais Royal Blood, efficace
bien qu’un peu lassant. Celui qui
vire vers la pop de Deerhunter.
Et puis, pour un final en déca
lage, Aphex Twin. Référence bri
tannique des musiques électroni
ques, dont le nom – l’un des pseu
donymes de Richard David James
- est probablement plus connu du
grand public, que sa musique. La
quelle a emprunté, depuis la fin
des années 1980, bien des che
mins stylistiques, mais donne ra
rement dans la facilité.
Le concert d’Aphex Twin à Rock
en Seine en aura été une nouvelle
démonstration, artistiquement
aboutie. Timbres déformés par le
jeu avec les fréquences, satura
tions, zébrures, omniprésence de
motifs rythmiques, quasiabsence
de délié harmonique, mélodies es
quissées, fantomatiques. On est
loin de l’anodin d’une électro dan
sante, plus proche des expérimen
tations sonores des musiques
concrètes et classiques contempo
raines. Dans le contexte d’un festi
val pour un public large, cela fait
effet de radicalité, et une partie de
l’assistance commence à quitter
les lieux après une demiheure.
En début de soirée, les organisa
teurs ont communiqué un bilan
de fréquentation de « près de
100 000 festivaliers » pour la
17 e édition du festival. L’impréci
sion numérique permet d’afficher
un dépassement des 90 000 en
trées comptabilisées en 2018, net
recul après plusieurs éditions con
sécutives entre 110 000 et 120 000
personnes. Un résultat 2019 dû
probablement à la venue événe
mentielle (concert unique en
France) du groupe The Cure, lors de
la journée de vendredi, annoncée à
près de 40 000 personnes, capa
cité d’accueil maximale du site.
sylvain siclier