Temps - 2019-08-27

(Martin Jones) #1

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MARDI 27 AOÛT 2019 LE TEMPS

Culture 21


MARIE-PIERRE GENECAND


La rentrée scolaire plombe votre
humeur? Vous rêvez d’un sup-
plément d’ailleurs? Rendez-vous
à Vétroz, petite commune valai-
sanne qui, jusqu’au 14 septembre,
prend les couleurs de Vetrograd,
cité communiste. La raison de
cette métamorphose? Le Suicidé,
de Nikolaï Erdmann, pièce sédi-
tieuse de 1928, interdite par Sta-
line, qui montre comment un chô-
meur en détresse imagine le pire
et comment chacun, du conser-
vateur au marxiste, de la roman-
tique au commerçant, veut récu-
pérer son acte désespéré.
A l’occasion de cette création en
plein air du Théâtre de la Grappe,
le centre historique de Vétroz
accueille un café Pouchkine, une
tente type kolkhoze, des anima-
tions et une exposition qui mêlent
allègrement élan soviétique et tra-
dition classique. L’idée? «Célébrer
la richesse culturelle de la Russie
sous toutes ses formes», répond
Camille Fontannaz, russophile et
membre du comité d’organisation.


Distribution de visas 
Vingt-sept acteurs sur scène,
dix musiciens et dix choristes
dans les travées, 80 bénévoles
mobilisés chaque soirée. Fondé
en 1984 à Vétroz, le Théâtre de la
Grappe n’avait plus créé de spec-
tacles en plein air depuis vingt-
cinq ans. Il fallait donc faire les
choses en grand. En plus de la
tragicomédie de Nikolaï Erd-
mann qui bénéficie de quelques
acteurs brillants, à commen-
cer par Raymond Nalesso dans
le rôle principal, la troupe ama-
teur a imaginé, avec l’associa-
tion Russe-Alpes, un décor et des
activités qui évoquent la Russie,
avant et après la Révolution. Un
visa, déjà, est délivré à chaque
arrivant qui doit le signer et s’en
va le placer sur le siège en plein
air qu’il s’est réservé.


Ensuite, les spectateurs les plus
chanceux, ceux du jeudi, ont droit
à un repas raffiné – on est loin des
bortschs sommaires et des simples
pirojki. Jeudi dernier, Le Relais du
Valais a réalisé un sans-faute, avec
un saumon bio mariné et ses blinis
en entrée, une pièce de bœuf Stro-
ganov tendre à se damner en plat
principal et des abricots infusés à
la vodka sur un sablé «de Vetrograd
parfumé aux saveurs de l’Oural et

d’ailleurs» en dessert. Autant dire
que la liesse commence bien avant
la pièce sous les étoiles.

La vodka coule à flots
D’autant que les festivités conti-
nuent après le repas. Direction
Café Pouchkine, un caveau trans-
formé en taverne russe à coups de
tapis et de tentures, d’abat-jour
aussi. La vodka y coule à flots et,
à l’entrée, le graphiste Fred Moix

expose une série d’affiches au
look constructiviste reprenant le
fameux slogan dissident, «La vérité
vous ment». La Pravda, justement.
Les organisateurs, qui sont décidé-
ment très investis, proposent aux
spectateurs un programme étoffé
qui rappelle la célèbre publication
officielle du Parti communiste et
qui se nomme fièrement «La Pra-
vda-organe officiel de propagande
de Vetrograd».

En plus des détails du spec-
tacle, cette publication évoque
une foule de particularismes
soviétiques ou russes, des kom-
munalkas à la mythique datcha,
en passant par les éternelles
matriochkas. «Il ne s’agit pas
d’être révolutionnaire, sourit
Camille Fontannaz, ou de jeter
un pavé politique dans la mare
de Poutine. Notre seul but est de
mieux faire connaître les tradi-

tions russes aux spectateurs
romands.» D’où, peu après, les
dessins floraux de l’une des
jeunes hôtesses russes ou la
danse dite du petit pont que les
convives sont invités à rejoindre
et qui plonge l’assemblée dans
une joie teintée de vodka.

Les tanks de l’idéologie
Et le spectacle alors? Mise
en scène par les profession-
nels Pierre-Pascal Nanchen
et Virginie Hugo, la tragico-
médie du Suicidé a ses quali-
tés. Une musique très prenante
écrite par Jean-Michel Germa-
nier d’après des thèmes russes
connus, un chœur mixte – celui
de Sainte-Marie-Madeleine – qui
transmet sa passion et quelques
comédiens très à l’aise. Le déjà
cité Raymond Nalesso dans la
peau de Simon Podsékalnikov,
mais aussi Gaëtan Mottet dans le
rôle de l’opportuniste Alexandre
Kalabouchkine et le très impres-
sionnant Stéphane Rudaz qui, en
tant que musicien dans un brass
band, maîtrise parfaitement la
musique du texte.
Et il en faut du souffle pour
incarner Aristarque Dominiko-
vitch Grand-Skoubnik, défenseur
de l’élite intellectuelle contre un
prolétariat ingrat qui, dit-il, ne
reconnaît pas sa grande contribu-
tion à la révolution. Ses diatribes,
gigantesques, sont parfaitement
assumées par le joueur de cornet.
Qu’en est-il des figures fémi-
nines, comme Cléo, la grande
romantique, ou Marie, l’épouse
du chômeur désespéré, ou
encore Sérafine, la belle-mère?
Disons qu’elles ont le charme de
la fraîcheur... Mais la nuit sous les
étoiles est belle, et réentendre ce
texte qui dit que la vie humaine
n’est rien face aux tanks des idéo-
logies est tout sauf inutile. ■

Le Suicidé, jusqu’au 14 septembre,
Vétroz. www.vetrograd.ch 

Mise en scène à Vétroz par Pierre-Pascal Nanchen et Virginie Hugo, «Le Suicidé» de Nikolaï Erdmann est une pièce séditieuse de 1928, interdite par Staline.
Prêt au pire, un chômeur va devenir la cible de toutes sortes de personnes désireuses de récupérer son acte désespéré... (INÊS FERNANDES)

Vetrograd, la Russie près de chez vous

SCÈNES A l’occasion du spectacle en plein air «Le Suicidé», la commune valaisanne de Vétroz prend les traits d’une cité


communiste. Un spectacle joyeux joué par des amateurs

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